On se croirait dans un musée en plein air de la télévision. Par ici, le studio au mur recouvert d’une fresque street-art où était enregistrée l’émission Le Bigdil, de Vincent Lagaf’. Par là, le parking qui abritait la piscine des deux premières saisons de Loft Story. Quelques dizaines de mètres plus loin, ce sont des techniciens qui sont en train de démonter les décors de Money Drop. L’émission présentée par Laurence Boccolini a pris ses quartiers dans l’entrepôt qui accueillait chaque samedi la Star Academy.
Pendant une heure et demie et pour 8 euros, Sébastien, guide d’un groupe composé de six personnes (dont l’auteure de cet article) égrène les anecdotes du passé et du présent des entrepôts et magasins généraux situés à cheval entre Paris, Aubervilliers et Saint-Denis. Si les bâtiments en brique et fer n’accueillent plus des cargaisons de céréales et de charbon et sont aujourd’hui reconvertis en bureaux, studios de télévision et autres activités commerciales, la visite remet au goût du jour «le patrimoine industriel de la Seine-Saint-Denis».
Cette balade fait partie du catalogue touristique de la Plaine-Commune, une intercommunalité regroupant neuf villes de Seine-Saint-Denis, dont Saint-Denis et Aubervilliers, qui a commencé à valoriser le tourisme en banlieue au début des années 2000. Une valorisation qui devrait prochainement s’intensifier. Paris et sa proche couronne doivent signer fin juin un contrat de destination –avec un budget de 400.000 euros réparti sur trois ans– pour promouvoir de nouvelles offres touristiques à destination d’un public jeune, urbain et européen. Et le «Grand Paris» touristique passe notamment par l’exploitation d’autres territoires, quand on sait que ses concurrentes directes, Berlin ou Londres, sont au minimum cinq fois plus étendues que l’intra-muros.
Patrimoine
Histoire industrielle, histoire des migrations, histoire du logement social mais aussi découverte de la Cité du cinéma de Luc Besson, de la gare de Bobigny, de la basilique Saint-Denis ou du marché de Rungis. «À Paris et en banlieue, tout peut se prêter au tourisme. Le tourisme, c’est la découverte de l’autre. Il faut dénicher un objet suffisamment constitué pour porter un discours dessus afin de communiquer et le promouvoir», estime Daniel Orantin, à la tête du Comité départemental de tourisme de Seine-Saint-Denis, qui a accueilli près de 27.000 visiteurs pour ses balades et visites en 2014.
La carte de tourisme de l’Office de Paris devrait faire prochainement évoluer son périmètre pour inclure d’abord les sites qui se trouvent aux extrémités des lignes de métro. Paris a déjà fait travailler ses «complices» départementaux lors des quatre précédentes éditions de Paris Face Cachée qui font arpenter pendant deux jours à quelques milliers de visiteurs des lieux méconnus ou généralement inaccessibles au grand public.

Carte postale ancienne, éditée par Davoust, représentant la Cité-Jardin de Stains | Claude Shoshany via Wikimedia Commons | Domaine public
«On veut montrer la ville comme elle bouge, montrer aussi que l’on peut s’intéresser aux habitants et à leur mode de vie mais aussi le patrimoine immatériel, la vie des quartiers ou les savoir-faire des entreprises», détaille Daniel Orantin. Les visites d’entreprises composent, par ailleurs, la moitié de l’offre de leur catalogue. À la Plaine-Commune, par exemple, une personne s’occupe à temps plein des cités-jardins de Stains ou d’Épinay-sur-Seine.
Barrière du périphérique
Pour l’instant, la proche couronne parisienne attire essentiellement des touristes franciliens. La première barrière est linguistique; les visites organisées sont en français. La seconde barrière est mentale, selon Hélène Sallet-Lavorel, directrice du comité départemental de tourisme du Val-de-Marne. «Quand on va à Londres, on ne sait jamais quand on l’est et quand on ne l’est plus. Quand les touristes préparent leur arrivée à Paris, il ne s’arrêtent pas au périphérique mais cherchent un logement en fonction des lignes de métro. Une fois qu’ils arrivent, on leur transmet notre point de vue de Franciliens. Tout est fait pour qu’on leur fasse ressentir la barrière du périphérique», estime celle qui avoue rarement mentionner expressément le nom du Val-de-Marne quand elle discute avec des touristes.
Dans la proche couronne parisienne, ce n’est qu’au milieu des années 1990 que les acteurs départementaux décident de partir plus organisés en quête de touristes avec la création de comités départementaux de tourisme. Pour la Seine-Saint-Denis, c’est la préparation de la Coupe du monde 1998 qui joue le rôle de déclic, avec la construction du Stade de France. Une nouvelle attraction dont on espérait les mêmes retombées économiques que celles observées à Bilbao après l’ouverture un an plus tôt de l’annexe du musée américain Guggenheim –une attractivité qui a même donné naissance au dit «effet Bilbao». Théodoulitsa Kouloumbri, responsable de la mission tourisme à la Plaine-Commune, a participé à l’écriture du premier livre blanc sur le tourisme édité par la commune de Saint-Denis en 1992. «Du chemin a été fait. On est plus nombreux et on en parle plus facilement», témoigne-t-elle. Même les guides suivent la tendance, avec la parution en 1999 du Guide du Routard Banlieue de Paris et du Petit Futé Seine-Saint-Denis.
Tourisme alternatif
Si la Tour Eiffel de la banlieue parisienne reste le parc Disneyland Paris, avec 14 millions de visiteurs par an en 2014, c’est loin d’être le site mis en avant par ces promoteurs d’un tourisme alternatif, événementiel souvent opposé à un tourisme de masse. C’est un tourisme qui se pense autrement, à la découverte de l’insolite, de l’authenticité, de ce qui sort des sentiers battus. «Certains touristes ne se contentent pas du Paris intemporel. Ils ont une connaissance des tendances ou bien un capital social sur place qui les fait s’interroger sur les bons plans et les endroits. C’est aussi une question de distinction sociale: on cherche à s’individualiser dans ses pratiques», estime Amandine Chapuis, géographe à l’université Paris-Est.
Au-delà de l’offre touristique, une grande majorité espère changer l’image collée aux territoires situés au-delà du périphérique. Amandine Chapuis a étudié la manière dont les guides anglophones écrivent sur les sites touristiques en banlieue.
«Ce n’est pas un discours radicalement négatif, mais ambigu. Ils parlent, par exemple de la Seine-Saint-Denis, à partir des émeutes de 2005 tout en précisant que c’est également foisonnant sur le plan culturel.»
Figures de quartier
Seulement, il n’existe pas une banlieue mais des banlieues. À Boulogne-Billancourt, commune cossue des Hauts-de-Seine, ce n’est pas tant le patrimoine industriel –il ne reste quasiment plus rien des sites de l’usine Renault– que les années 1930 dans la culture et le cinéma ou l’architecture qui sont mises en avant avec le musée départemental Albert-Kahn, second site le plus visité des Hauts-de-Seine. «Ils n’utilisent jamais le mot banlieue dans leurs communications contrairement à la Seine-Saint-Denis ou le Val-de-Marne, qui revendiquent ce terme», affirme Élodie Salin, maître de conférences à l’Université du Maine et auteure d’une étude sur le tourisme et le patrimoine et le tourisme à Boulogne-Billancourt.
Quand on dit qu’on est en Seine-Saint-Denis, il faut qu’on s’explique davantage que si on était sur la Côte d’Azur
Daniel Orantin, directeur du Comité départemental de tourisme de Seine-Saint-Denis
Certaines associations essaient de multiplier les échanges avec les habitants, présentés comme plus accueillants qu’au centre de Paris, comme Accueil Banlieues, qui se propose d’héberger contre une dizaine d’euros des visiteurs de passage en Seine-Saint-Denis afin de parler et de changer l’image négative de leurs quartiers respectifs, à l’image de ce qui se fait aussi avec Hôtel du Nord dans les quartiers Nord de Marseille ou une version longue durée des «greeters» pionniers du Bronx et de Harlem. «Pour légitimer la démarche, il faut trouver une figure du quartier qui accompagnera le groupe. C’est aussi ce qui revient dans les commentaires des participants, ils viennent chercher une compétence d’habitant et un rapport de proximité», explique Yannick Hascoët, doctorant du laboratoire RIVES de l'École nationale des travaux publics de l’État, qui finit une thèse sur l’hôtel coopératif des quartiers Nord de Marseille.
«La pratique peut être vécue comme une expérience safari et les participants essaient de ne pas être renvoyés à une caricature de touriste-voyeur qui a pour seul but de frissonner et d’avoir un regard dérangeant sur un lieu de vie.»
Si des initiatives hyperlocales éclosent, il faut encore les signaliser et relayer l’information à un plus grand public. «Tout prend beaucoup d’énergie. Nous faisons face à une idée traditionnelle du tourisme. Quand on dit qu’on est en Seine-Saint-Denis, il faut qu’on s’explique davantage que si on était sur la Côte d’Azur», assure Daniel Orantin. Sans compter les sources limitées de financement pour des associations qui se cantonnent à un petit nombre de touristes et peinent à trouver un modèle économique viable. Le privé reste très minoritaire dans ces territoires.
«Il faut aussi convaincre les grands professionnels du tourisme parisien comme les agences de voyage ou les tour opérator, affirme Hélène Sallet-Lavorel. Paris doit rester cette locomotive fantastique mais il ne faut pas oublier qu’il y a encore plein de wagons derrière.»