Le 4 juillet 1988, dans un hôtel de la banlieue de Zurich, le comité exécutif de la Fifa accordait aux États-Unis le droit d’organiser la Coupe du monde 1994. Le pays était un désert en matière de football. Son dernier championnat professionnel (celui qu’avaient rejoint Pelé, Franz Beckenbauer et d’autres stars internationales vieillissantes) avait cessé d’exister quatre ans auparavant. Son équipe nationale masculine ne s’était pas qualifiée pour une Coupe du monde depuis 1950. L’équipe nationale féminine, composée à la hâte trois ans plus tôt, n’avait joué que quelques matches.
Mais le fait est que les deux pays concurrents pour l’organisation du Mondial, le Maroc et le Brésil, avaient été disqualifiés pour des raisons logistiques et économiques. Si, comme l’avait alors fait remarquer l’un des membres de la délégation brésilienne, «organiser la Coupe du monde aux États-Unis serait comme organiser les World Series de baseball au Brésil», un autre avait prédit l’avenir:
«Les États-Unis constituent le seul continent que le football n’a pas encore conquis. Il y a un grand potentiel économique et beaucoup de gens pourront gagner beaucoup d’argent si le sport y devient populaire.»
Les incroyables arrestations du 27 mai, en Suisse, à l’aube, dans un hôtel cinq étoiles, l’acte d’accusation de 161 pages donnant le détail des millions de dollars en pots-de-vin, les déclarations très sévères des plus hauts responsables de l’autorité judiciaire américaine… tout semble montrer aujourd’hui à quel point ce Brésilien avait vu juste. Les États-Unis jouent aujourd’hui un rôle économique majeur dans le football international: les sponsors, les médias, les publicitaires et les équipementiers américains ont investi des milliards de dollars dans le sport; la Major League Soccer est plus vivante que jamais; des millions d’Américains regardent les matches européens à la télévision et ils seront des centaines de milliers à assister aux matches amicaux joués par les équipes européennes sur le sol américain cet été. Malheureusement pour eux, les grands pontes du football international n’avaient pas prévu que, en attirant les capitaux américains, ils donneraient aux États-Unis le pouvoir de les faire tomber.
Il n’est pas certain que les évènements de mercredi constituent vraiment un coup mortel pour la Fifa. Au cours des quarante dernières années, celle-ci a déjà survécu à un nombre impressionnant de scandales et a vu défiler quantité de cadres corrompus et arrogants. Ses bureaux ont été fouillés, ses partenaires commerciaux ont été poursuivis, ses membres ont été régulièrement accusés de corruption, de pots de vin, de détournements de fonds, d’achats de votes et autres méfaits. Elle s’est moquée des femmes en leur proposant de porter des shorts plus courts et en organisant la Coupe du monde féminine de cet été sur du gazon artificiel, elle a suggéré que le problème du racisme pouvait être résolu par une simple poignée de main. Et puis il y a, bien, sûr le problème des esclaves du Qatar.
La question, toutefois, est maintenant de savoir si cette action judiciaire sans précédent du gouvernement américain sera fatale à la Fifa. La défense de l’organisation s’est immédiatement mise en branle. Elle a annoncé qu’elle avait décidé de «suspendre provisoirement» onze des quatorze personnes visées par l’acte d’accusation (dont certaines avaient déjà été exclues du football) et s’est félicitée d’avoir pris des «mesures rapides et immédiates». Sepp Blatter –encore réélu à son poste vendredi en dépit des appels de l’UEFA à un report du scrutin– est allé plus loin encore. Dans une déclaration postée sur le site Internet de la Fifa et accompagnée par une grande photo de lui apparemment en pleine réflexion, il a déclaré que les investigations des autorités américaines et suisses aideront «à renforcer les mesures déjà prises par la Fifa pour extirper tout acte illicite touchant le football». Comme si le gouvernement américain ne faisait que suivre la Fifa.
Sport en plein essor aux Etats-Unis
Mais à voir la manière nette et précise dont la fraude est exposée dans le très austère acte d’accusation, on se dit que, cette fois-ci, peut-être même la Fifa (qui est une grande spécialiste de la communication à base de slogans aussi vides que grandiloquents) aura du mal à s’en sortir par de belles phrases. Bien entendu, il y aura des avocats payés mille dollars de l’heure, des complications juridiques et beaucoup de démagogie. Mais le gouvernement américain a assez réfléchi à l’affaire (ainsi qu’à ses relations publiques et aux ramifications pratiques que cela suppose à travers le monde) pour inviter les journalistes à voir une bande de nababs du sport se faire arrêter, cachés derrière des draps, avant que le procureur général, Loretta Lynch, et le patron du FBI, James Comey, n’exposent les charges.
L’acte d’accusation évoque des pots de vin dans l’attribution de l’organisation du Mondial 2010 à l’Afrique du Sud, lors de la campagne de réélection de Blatter en 2011 et dans le sponsoring de la fédération brésilienne de football en 1996 par un «équipementier sportif A» qui apparaît clairement être Nike. (Ce dernier a déclaré coopérer à l’enquête.) Sont également visés l’ancien président de la Concacacaf (la fédération nord-américaine de football, dont fait partie la fédération des États-Unis) et son successeur, ainsi que des cadres du marketing sportif très liés au monde du football aux États-Unis.
L’un de ces derniers est Aaron Davidson, patron de la NASL, ligue organisant le championnat américain de seconde division et président de Traffic Sports, une société de marketing qui a acheté les droits de tous les matches de la Concacaf. L’acte d’accusation affirme que les responsables du football ont demandé et reçu des pots de vin pour une somme allant «bien au-delà» de 150 millions de dollars, en échange des droits marketing et médiatiques de manifestations comme la Gold Cup et la Copa América Centenario, qui devrait être organisée par les États-Unis l’année prochaine en présence d'équipes aussi emblématiques que le Brésil, l’Uruguay ou l’Argentine.
L’affaire pourrait facilement faire croire que le monde du football est plus corrompu aux États-Unis que dans le reste du monde. Il n’en est rien. C’est juste que le sport est en plein essor aux États-Unis et que le pays possède un système judiciaire efficace, qui a réussi à convaincre les autorités internationales de se joindre à son enquête. L’un des principaux témoins à avoir aidé le ministère est un Américain, Chuck Blazer, qui a dirigé la Concacaf, a fait partie du comité exécutif de la FIFA, et, comme cela est raconté dans cet excellent récit de Ken Bensinger pour BuzzFeed, a amassé des millions de dollars grâce au football au cours de sa longue carrière (le gouvernement a annoncé mercredi que Blazer, qui est actuellement hospitalisé à New York, comme l’a rapporté le New York Times, avait plaidé coupable de dix charges retenues contre lui, dont racket, blanchiment d’argent, fraude informatique et évasion fiscale.)
Volonté réformatrice de Gulati
Sunil Gulati, le président actuel de la Fédération américaine de football, qui a remplacé Blazer au comité exécutif de la FIFA en 2013, est en revanche absent de l’acte d’accusation. Gulati a fait montre d’une volonté réformatrice, notamment en demandant la publication d’un rapport commissionné par la FIFA sur des cas de corruption dans l’attribution des Mondiaux de 2018 et 2022 à la Russie et au Qatar. Après l’échec de la candidature américaine pour l’organisation du Mondial 2022, Gulati a annoncé qu’il était contre une nouvelle participation des États-Unis tant que les procédures n’auraient pas été assainies. Les autorités suisses ont ouvert leur propre enquête sur les choix de la Russie et du Qatar, allant jusqu’à saisir des documents et des données au siège de la Fifa à Zurich et à interroger les cadres de l’organisation ayant participé au vote.
Âgé de 55 ans, Gulati est professeur d'économie à l’université de Columbia et il travaille pour le football aux États-Unis depuis les années 1980. Je le connais depuis près de vingt ans. Il est intelligent, direct, réfléchi et pragmatique (à Johannesburg en 2010, il m’avait parlé de son plan sur cinquante ans pour le football aux États-Unis; nous en sommes déjà à plus de la moitié). Alors que d’autres ont appelé les instances européennes et américaines du football à boycotter la Coupe du monde ou à quitter carrément la Fifa, Gulati a patiemment travaillé pour accroître son influence au sein de l'organisation. Il avait notamment reconnu que les États-Unis n’avaient jamais vraiment été pris au sérieux dans le monde du football et que cela ne changerait pas tant que l’équipe masculine ne se serait pas améliorée et que le sport gagnerait en popularité dans le pays. C’est aujourd’hui chose faite. Certes, les Américains ne représentent pas encore une grande menace pour les meilleures équipes du Mondial, mais le dédain du monde pour le foot américain (tant d’un point de vue sportif qu’économique) recule d’année en année.
J’ignore quelle était la relation de Gulati avec Chuck Blazer, s’il a tapé du poing sur la table pour demander des changements en voyant les scandales de la Fifa s’accumuler, ou même s’il a eu quelque chose à offrir aux enquêteurs. Mais j’aime penser qu’il attendait ce jour depuis longtemps, comme de nombreux autres aux États-Unis. Parce que l’action la plus importante, la plus spectaculaire et la plus crédible jamais orchestrée contre la corruption régnant dans le sport le plus populaire du monde n’aurait jamais pu avoir lieu si le foot n’avait pas gagné en importance aux États-Unis. Ce n’est pas de cette manière que les fans l’espéraient, mais les États-Unis sont enfin devenus un pays qui compte sur la planète football.