France

Comment la Brasserie Barbès a ouvert le procès de la gentrification parisienne

Temps de lecture : 10 min

Cet établissement chic installé dans un des quartiers les plus populaires de la capitale sera peut-être, un peu injustement, l'établissement qui paie pour tous les autres.

La brasserie Barbès
La brasserie Barbès

Télérama en parle comme de «l’événement bistrotier du printemps», c’est dire si la chose est d’importance et mérite notre examen approfondi: Brasserie Barbès, une grande brasserie qui s'étend sur trois étages, à la fois restaurant, bar, toit-terrasse (pardon, «rooftop») et même dancing, vient d’ouvrir ses portes en face du métro du même nom, au coeur du quartier parisien que tout le monde connaît, soit pour l’avoir fréquenté, soit pour sa réputation. Un quartier avec une importante population étrangère, siège de l'emblématique magasin Tati, où fleurissent les Taxiphone et où la vente à la sauvette de cigarettes fait florès.

L’ouverture de la brasserie, annoncée comme un renouveau du quartier depuis plus de deux ans, était très attendue –chez les Parisiens qui ont encore le privilège d'habiter intra muros et de disposer d'une part résiduelle de leur revenu à dépenser dans les lieux festifs– mais ne s’est pas exactement déroulée comme espéré sur le plan médiatique: au lieu de l’habituel concert de louanges de la presse urbaine, qui se réjouit généralement de la moindre ouverture de boutique bio ou de bar à cocktail, les tenanciers ont vu pleuvoir les critiques, certaines peu justifiées, d'autres exagérées.

Ce qui a choqué les premiers critiques qui ont visité la brasserie et ses environs, c’est l’impression d’une coupure entre une clientèle blanche et aisée à l’intérieur et des immigrés du quartier exclus des festivités sinon par le videur, du moins par les prix, ou a minima par l'ambiance qui y règne. On parle, recense un article des Inrockuptibles, de «"Zoo pour riches", (d')"une carte prétentieuse et chère" ou encore d'"une maison de maître de champ de coton"…» Quasiment Django Unchained en plein Paris, ça fait désordre...

Une brasserie parmi d'autres

Pourtant, la brasserie n’est ni plus ni moins qu’une… brasserie parisienne traditionnelle avec les classiques du genre, plats à seize euros minimum inclus. Et d'ailleurs, les propriétaires ont beau jeu de rappeler que deux grandes brasseries (certes moins chères rapportées au coût de la vie de l'époque) se sont succédées dans ce même bâtiment entre les années 20 et 70.

Un effort manifeste a été fait, outre la décoration, sur le service, qui contredit la corrélation positive généralement observée entre le niveau de branchitude d’un nouveau lieu et le degré de nonchalance de ses serveurs. Pourquoi alors, soudainement, a-t-on l’impression ici et là de lire que la brasserie est un projet monstrueux, «un nouveau sous-marin hipster de la gentrification parisienne» comme moque à raison l'article (par ailleurs louangeur) de Télérama?

Après tout, il y avait eu largement assez de précédents pour mettre la puce à l'oreille des observateurs et, comme l'écrit L'Obs qui s'est également penché sur le sujet, l'histoire semble se répéter:

«La gentrification de Strasbourg-Saint-Denis débute avec la création de Jeannette de Pierre Moussié; la renaissance de Pigalle en version hipsters fait suite au succès du Sans Souci tenu par Jean Vedreine… Près de Pigalle, on retrouve le sémillant auvergnat Vedreine dans son bar Le Mansart.»

Sauf que ces précédents, ouverts par les associés de Brasserie Barbès, étaient plutôt considérés par la presse urbaine et culturelle comme des éléments positifs, porteurs de changements appréciables dans les quartiers parisiens concernés, ayant tous en commun d'avoir été un temps considérés comme de bonnes affaires immobilières à saisir... Ils maintenaient aussi le lecteur dans cet état d'excitation permanente face à la nouveauté, qui fait vivre autant les lieux que les magazines concernés.

Apprivoisement par le cappuccino

Carte de la Brasserie Barbès

Première piste d'explication du malaise collectif soudain suscité par cette ouverture: l'opération de renouvellement du quartier est trop visible.

L’une des grandes spécialités du carrefour de Barbès est la vente de cigarettes à la sauvette et la terrasse du nouveau café est située à l’endroit où ce commerce de rue se pratiquait, ce qui a eu pour conséquence de déplacer au moins en partie ces petits trafics, dont on ne saurait minimiser la nuisance pour le riverain.

L’urbaniste Sharon Zukin a créé l’expression d'«apprivoisement par le cappuccino» pour décrire les changements urbains à New York, concept dont on n'aura sans doute jamais trouvé une illustration aussi littérale sur le sol français! Dans le cadre de cet apprivoisement, écrit-elle, «des lieux plus sauvages (...) connaissent une montée en gamme esthétique par l’ouverture d’un Starbucks ou d’un autre café.»[1] Ces nouveaux espaces de consommation ont pour l’auteur l’effet de sortir les anciens habitants de longue date de leur zone de confort, modifiant par étape les lieux adaptés à leur mode de vie en faveur d’une nouvelle population, qui impose ses goûts et exprime sa légitimité à s’accaparer l’espace public: «Un groupe qui impose ses propres goûts à l’espace urbain –à l’aspect d’une rue, disons, ou au feeling d’un quartier– peut revendiquer cet espace qui déplace des habitants de longue date».

Comme nous l’a expliqué le sociologue anglais Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, le contexte de l’émergence du concept de Zukin est celui de l’ère de la célèbre politique du maire de New York Rudy Giuliani dite de la tolérance zéro. L’idée de ce baiser du serpent par le café latte est alors une méthode douce, pacifique et qui se présente comme non sécuritaire et bienveillante (améliorer le cadre de vie, offrir des lieux de sortie, etc.) mais qui peut se révéler plus efficace pour modifier la structure de la population, attirer les uns et, sinon reléguer les autres, du moins les mettre en situation d'inconfort dans l'espace public.

L’importance du café comme symbole de gentrification dans les pays anglo-saxons est telle que des chercheurs ont examiné en 2011 la relation entre l’implantation de coffee shops et le taux de criminalité à Chicago dans les années 1990 (conclusion: la relation dépend du type de quartier).

On le voit, l'ouverture de la brasserie parisienne est un cas d'école d'apprivoisement par le cappuccino, même si en l'occurrence, on parle plutôt de pinte à 8 euros que de café latte. Aurait-on voulu faire déguerpir le type de personnes qui squatte la rue (et qui, d'ailleurs, n'y habite pas forcément) qu'on n'aurait su mieux s'y prendre...

Sur le compte twitter de la nouvelle brasserie, on tente le grand écart en followant les voisins et les futurs clients...

Une guerre de position

Deuxième tentative d'explication: la nouvelle brasserie rappelle que la gentrification peut être un processus parfois violent.

Le rôle des lieux de sortie est primordial dans le processus de gentrification. Certes, la gentrification est avant tout un changement de population résidente dans un quartier, ce qui peut au départ se faire de manière relativement discrète. Ayant pignon sur rue, les lieux de sortie, en revanche, signalent explicitement ces évolutions et les rendent visibles. Ils draînent la future clientèle du quartier et fonctionnent comme une sorte de show-room de l'ambiance à venir.

Comme l’écrit la géographe Anne Clerval dans Paris sans le peuple, ouvrage de référence sur l'histoire récente de la gentrification parisienne:

«La transformation des commerces et en particulier des cafés en est l’idéal-type [de la gentrification], [...] ils contribuent à faire connaître un quartier en le rendant “branché” et attirent une population plus large que les habitants du quartier [...]»

C’est ce qui c’était passé vingt ans plus tôt avec le café Charbon, une brasserie auvergnate déjà, ouverte dans le bas de la rue Oberkampf, quartier qui allait connaître dans les années suivantes une mutation radicale pour devenir une sorte de Champs-Elysées des bars bobos. On trouve dans l'ouvrage de la sociologue Léa Panigel publié en 2007, Oberkampf: évolution sociale d'un quartier, une description du processus et des réactions des habitants à l'époque:

Extraits de Oberkampf: évolution sociale d'un quartier, de Léa Panigel.

Plus que celui de pionnier, le café aurait alors joué le rôle de révélateur d'une évolution déjà en marche. Comme l'écrit Anne Clerval, «chaque fois, le scénario est le même»:

«Un ou plusieurs entrepreneurs reprennent d’anciens cafés, les réhabilitent dans un mélange subtil entre tradition et modernité, y attirent des artistes connus et des journalistes [on aura constaté à la Brasserie Barbès la présence des premiers comme des seconds, ndlr] pour lancer une mode et entraînent finalement d’autres établissements du même genre dans leur sillage. En reprenant un café, parfois plusieurs, ces entrepreneurs ont souvent l’ambition délibérée de transformer un quartier, ce qui est aussi une façon pour eux d’assurer le succès de leur entreprise. Comme les ménages qui acquièrent un logement pour le réhabiliter, ces entrepreneurs font figure de pionniers [...].»

Depuis la brasserie Barbès, on aperçoit en face l'enseigne de l'emblématique magasin low-cost Tati et son slogan «Les plus bas prix».

Derrière l’image de l’apprivoisement par le cappuccino / le burger / le café / le bar à cocktail, etc., le processus ne va pas sans heurts. D’ailleurs, le vocabulaire guerrier est la métaphore idéale pour décrire ce processus de gentrification: Anne Clerval parle de «front de gentrification» pour décrire l’avancée des classes moyennes et supérieures qui mènent campagne pour s’approprier les quartiers de logements plus populaires, et «d’avant-postes» de gentrification à propos de ces quartiers plantés derrière les lignes ennemies, qui sont comme des petits ilôts gentrifiés au milieu d’espaces plus populaires et avec une importante proportion de logements sociaux et d'habitants immigrés.

Considérer comme l’auteure que «la progression de la gentrification en rive droite n’est pas sans rappeler la reconquête du Paris communard par l’armée versaillaise en 1871», c’est peut-être y aller un peu fort. Rappelons par ailleurs que la critique radicale de la gentrification, portée par la géographie d’inspiration marxiste, a aussi sa limite: «Veut-on vraiment promouvoir le "ghetto heureux" comme modèle urbain légitime?», écrivait Jacques Lévy à propos de la thèse de la «ville revanchiste», qui, selon le géographe, «tente de démontrer que toute installation de personnes à revenus moyens ou supérieurs dans les quartiers pauvres est nuisible et relève d’une stratégie d’exclusion orchestrée par le grand capital…»

Mais on retiendra de ces passages la logique de l’affrontement pour l’espace, loin des discours-plaquettes sur une mixité sociale pacifiée, sans perdants et d'ailleurs souhaitée –du moins affichée– par les acteurs du processus… Un phénomène conflictuel également illustré avec humour par un collectif néerlandais qui avait créé une parodie de jeu vidéo, Gentrification Battlefield, repérée à l'époque par le site Pop-up urbain.

Il y a une forme de haine de soi chez le gentrifieur

La chose est entendue, il y a une forme de haine de soi chez le gentrifieur, particulièrement développée chez ceux qui sont paradoxalement à la fois les membres les plus actifs et précoces du club (les professions intellectuelles, culturelles et des médias), et ceux chargés d'en décrypter les tenants et les aboutissants auprès d'un public plus large et moins directement concerné.

La plupart du temps, la presse applaudit ces implantations, mais la brasserie Barbès fait exception, et c'est parce que le scénario classique d’une gentrification progressive, par étapes, n’est pas respecté. On s’attendrait, dans un quartier où fourmillent les tailleurs populaires de robes de mariées, les commerces maghrébins, africains (souvent qualifié d’exotiques en langage urbanistiquement correct), à voir débarquer des entrepreneurs pionniers avec des concepts plus risqués, plus élitistes, ceux qui attirent historiquement les premiers gentrifieurs, des artistes ou des jeunes désargentés. Il faut dire que le bâtiment flambant neuf, très joliment réhabilité à grand frais, ressemble à un bug dans Sim City: il n’est pas à sa place.

Des étapes ont été sautées, soit par emballement des acteurs publics et privés qui gentrifient, soit plus probablement, parce qu’une opportunité inédite s’est présentée: après l’incendie, en 2011, de ce bâtiment qui abritait alors un magasin discount propriété du voisin Tati, Vano, s’était posée la question de sa future affectation. Le projet des bistrotiers l’avait emporté contre un KFC, et avait dès lors été annoncé comme un symbole de la volonté de réhabiliter le quartier et de le faire monter en gamme.

La brasserie Barbès est plutôt le type d’établissement qui vient parachever une mutation urbaine d’ampleur, l’adresse qui fait office de vaisseau amiral lorsque le quartier a déjà basculé. C'est souvent un coup dur pour la catégorie des gentrifieurs pionniers, ceux qui défrichent les quartiers, essuient quelques plâtres et chauffent la place pour les plus frileux, qui arrivent une fois le quartier pacifié. Ils perdent de leur aura, puisque les adresses deviennent célèbres au-delà des cercles initiés, et les poussent à aller reproduire leur mission un peu plus loin.

La gentrification et ses conséquences sont brusquement tombées en disgrâce. Le cas récent du bar à céréales de Shoreditch, quartier de Londres confronté aux mêmes questions, est lui aussi emblématique de ce retournement; ce bar où des Londoniens peuvent déguster des céréales de marque en journée continue, dans un quartier pauvre de l’est de la capitale, a provoqué des réactions outrées dans les médias, devenant le procès de la gentrification dans son ensemble. A force d'abus et de dénis de cette situation devenue intenable, il fallait bien que ça finisse par tomber sur quelqu’un en France aussi.

Dommage car on pourrait réfléchir au contexte socioéconomique qui engendre et renforce ces processus (le rôle joué par la finance dans la valorisation immobilière, la métropolisation, les transformations du capitalisme cognitif, l'orientation vers certains secteurs de pointe de l'économie, l'égoïsme et l'évitement résidentiels, la volonté de distinction de la bourgeoisie intellectuelle, etc.) Il y a des raisons structurelles qui expliquent que, pour paraphraser un essayiste new-yorkais auteur en 2013 d'un brulôt sur la gentrification de la rive droite parisienne, le burger est partout le même. Et partout trop cher.

1 — Naked city, The Death and Life of Authentic Urban Places, de Sharon Zukin Retourner à l'article

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