Culture

Surimpressions cannoises: comment les images superposées nous révèlent la complexité du monde

Temps de lecture : 4 min

Parmi les nombreuses propositions esthétiques de cette édition 2015, ce motif visuel a particulièrement frappé notre rétine à travers les différentes sélections.

«Les Mille et Une Nuits» de Miguel Gomes.
«Les Mille et Une Nuits» de Miguel Gomes.

Comme chaque année, à mesure que le Festival de Cannes avançait, notre œil opérait des raccords mentaux et des passerelles thématiques plus ou moins incongrues entre les films. Ainsi, le festivalier n’aura par exemple pas manqué de noter la tendance animiste de réalisateurs aussi divers que l’italien Mateo Garrone, les japonais Naomi Kawase et Kyoshi Kurosawa, l’américain Gus Van Sant, le thaïlandais Apichatpong Weerasethakul ou encore le Grec Yorgos Lanthimos, tous fascinés par la réincarnation.

A force d’enchaîner quatre ou cinq films dans la même journée, parfois sans même avoir eu le temps d’engloutir un sandwich ni de cuver la soirée arrosée de la veille, notre regard classe et accumule un nombre incalculable d’images, lesquelles finissent parfois par se superposer dans notre disque dur en surchauffe. Au risque de s’emmêler les pinceaux. Comme une mise en abîme de notre confusion des sens, cet effet de surimpression est justement à l’œuvre dans quelques films marquants de cette édition cannoise.

Il est apparu de manière involontaire lors de la projection du film de Jia Zhang-ke, Mountains May Depart, où deux images se sont superposées suite à un problème technique.

Volontairement cette fois, Cemetery Of Splendor d’Apichatpong Weerasethakul, présenté dans la section Un Certain Regard, nous a offert notre première épiphanie surimprimée. Palmé avec Oncle Boonmee il y a cinq ans, le Thaïlandais n’a rien perdu de son pouvoir d’hypnotiseur. Son récit de soldats mystérieusement endormis dans un hôpital décolle lorsque plusieurs images hétéroclites cohabitent. Les rêves, le présent et les vies antérieures s’agrègent à l’écran dans un carrousel de visions d’escalators, de ventilateurs et de néons colorés. C’est à la fois stupéfiant et envoûtant.

L’expérience unique proposée par Weerasethakul épouse la logique de la semi-somnolence, au service d’un trip sensoriel extatique. Et si par mégarde, l’œil s’assoupit quelques instants dans le cadre fixe de ces forêts enchantées, ce n’est finalement pas bien grave, car la surimpression opérée par le montage se double dès lors de nos propres songes. Le cinéaste semble même avoir intégré cette éventualité au détour d’un dialogue, lorsqu’un personnage (nous?) chuchote: «Tu as raison, c'est un bon endroit pour s'endormir.» Mais les yeux grands ouverts.

Après la séance de méditation hallucinogène de Cemetery Of Splendor, Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes proposent de brosser un portrait fantaisiste et gigogne du Portugal, à travers une kyrielle de récits hauts en couleur. Dans le troisième volume de cette épopée docu-fictionnelle de 6 heures, la narration baroque de Shéhérazade s’épure. La fille du grand vizir se sent prisonnière. L’écran se fait le témoin de son désir d’évasion, en superposant ses différentes couches de fantasmes et de pensées. On voit d’abord le fantôme de sa mère s’inviter dans le Palais, dans une simple et belle surimpression spectrale. La saudade laisse place à l’enivrement, avec une plongée sous-marine sur fond de musique jazz, puis d’images d’archives d’un concert capté en noir et blanc, accolées à une scène festive en couleur dans le Portugal mythologique inventé par Gomes. Plus loin, le réalisateur de Tabou invente le plan au cube, avec un split-screen classique contenant une surimpression sur l’une des deux images. Comme si le plan n’était plus assez grand pour ses myriades d’histoires.

Plutôt que de le dédoubler ou le tripler à l’aide d’une superposition d’images hétérogènes, Hou Hsiao-hsien préfère creuser dedans, façon 3D. Dans son sidérant film de sabre chinois The Assassin (en compétition officielle), le maître taïwanais met son sens de la composition picturale au cœur de la narration, contemplative, en longs plans quasi-fixes. Alors que les intrigues de Cour paraissent hermétiques au possible et que les scènes d’action se distinguent par leur rareté et leur soudaineté, l’œil du spectateur est sommé de s’attarder dans chaque recoin du plan. De se lover et se perdre dans ses mystères.

HHH utilise l’effet de surimpression en intercalant de éléments entre l’œil du spectateur et les acteurs. En extérieur, ce sont des strates de brume, de vapeur et de fumée, qui floutent la courbe des montagnes ou les mouvements des combattants. Pour les scènes en intérieur, extraordinaires, le réalisateur de Millenium Mambo épie ses personnages à travers des couches d’étoffes et des rideaux semi-transparents. Alors que sa caméra tourne autour d’eux, comme un rapace autour de sa proie, le grain changeant de l’image, comme ses teintes aléatoires, renvoient à la confusion émotionnelle des protagonistes aux prises avec des situations insolubles.

Plus sobre et épuré, le cinéma de Patrick Wang est lui aussi celui du cadre. Dans The Grief Of Others (sélection ACID), son deuxième film après le magnifique In The Family, il (sur)impressionne: pour exprimer l’entrelacs d’émotions antagonistes à l’œuvre chez ses personnages cherchant à faire le deuil d’un enfant, l’Américain n’hésite pas à télescoper les plans et les temporalités. Les réminiscences et le présent apparaissent ainsi dans leur réalité simultanée. Comment comprendre l’autre dans ce brouillard d’affects parasitant les échanges? C’est le défi moral qui reste à relever pour les membres de cette famille des suburbs, tout comme pour le spectateur: notre regard, sans cesse stimulé et investi par ce bouleversant mélodrame à la douceur souveraine, doit s’ajuster et s’améliorer.

Cette idée de simultanéité, on la retrouve d’ailleurs –exprimée autrement– dans Vice Versa, le dernier chef d’œuvre animé de Pixar sur la tempête sous le crâne d’une fillette en proie à des émotions contraires. Mais aussi dans la vie de tous les jours, bien sûr. Notre œil d’être humain occidental contemporain doit sans cesse composer entre l’écran de nos ordinateurs, smartphones et autre télévisions, souvent en même temps. Une valse frénétique et miroitante de signes et d’images que ces quelques films cannois interrogent à leur manière, superbe.

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