«Un jour, on comprendra ce que cela veut dire. On ne saura rien de la vie avant cela.» Cette prophétie de l’écrivain irlandais Oscar Wilde prend place dans son De Profundis, cette longue lettre ouverte à son amant qu’il écrivit alors que la justice de la reine Victoria l’avait enfermé dans ces prisons pour homosexualité.
L’approbation que le peuple irlandais vient de donner au mariage homosexuel, avec selon les premières estimations, 62% de «oui» (la première adoption de cette mesure par consultation populaire dans le monde), répète en écho la prophétie de Wilde. Mais la victoire du «oui» vendredi ne tombe pas du ciel: elle est l’aboutissement d’une longue marche entamée avec le combat du sénateur David Norris, dès 1977, pour la reconnaissance de l’homosexualité au pays de Saint-Patrick, dont le point d’orgue se situa en juin 1993 lorsque le Parlement irlandais vota la dépénalisation de l'homosexualité.
Don Quichotte devant ses moulins, une ministre devant les députés
Tout commence il y a près de trente-cinq ans par le combat quasi don quichottesque d’un universitaire qui deviendra sénateur en 1987. A cette époque, David Norris n’est pas encore un homme politique, mais est déjà un grand activiste de la cause homosexuelle dans une société largement sous l’influence de l’Eglise catholique. David Norris saisit la Haute cour de justice irlandaise et poursuit l’Etat irlandais, dont la législation criminalisant l’homosexualité lui paraît anticonstitutionnelle. Les magistrats estiment que la loi n’est pas en contradiction avec la Constitution.
Sans se démonter, il porte son dossier devant la Cour suprême irlandaise en 1983: à nouveau, il n’obtient pas gain de cause. Tant pis, il interpelle à ce sujet la Cour européenne des droits de l’homme en 1988. Il tient là sa première victoire car l’instance estime que la loi irlandaise viole la Convention européenne des droits de l’homme, et demande à la patrie de Norris de prendre d’autres dispositions. Les choses mettront encore cinq ans à se décanter. Cinq ans pendant lesquels les homosexuels irlandais devront rester au placard.
En 1993, une coalition mêlant les travaillistes et les centristes du Fianna Fail forme un nouveau gouvernement. La nouvelle ministre de la Justice, Maire Geoghegan-Quinn, annonce aussitôt sa volonté de faire de la légalisation de l’homosexualité une de ses priorités. C’est elle qui présente son projet devant le Dail Eireann, la chambre des députés. Les archives de la radio publique irlandaise permettent de se faire une idée de cette séance du 23 juin, par ailleurs retranscrites ici en partie par le GLEN, une organisation LGBT.
L’intervention de Maire Geoghegan-Quinn, qui salue la bonne tenue des débats, donne une première indication de l’atmosphère qui règne autour de cette question dans l’Irlande de 1993. Elle réaffirme que l’objet de la loi est d’abroger la partie de l’Offences against the Person Act de 1861 consacrée à la criminalisation de l’homosexualité, la même loi qui avait envoyé Oscar Wilde et d’autres en prison. Elle recadre d’ailleurs les discussions à venir: «On ne vous demande pas de dire si les comportements sexuels évoqués dans ce projet de loi sont moralement ou socialement acceptables. On vous demande s’il est nécessaire d’employer toute la force et les sanctions du droit pénal les concernant.» Visiblement soucieuse de ne pas heurter autour d’elle, la ministre est prudente.
Il va de soi qu’en 1993, ça fait longtemps qu’on a cessé d’arrêter les homosexuels. Cet aspect totalement symbolique et désuet de la loi est d’ailleurs l’un des arguments-maîtres des adversaires de sa révision. La ministre de la Justice entreprend alors de le démonter. Pour elle, s’accommoder d'une législation qui n’est plus appliquée, c’est non seulement faire en sorte que la société continue à se montrer «grossièrement blessante» envers les homosexuels mais aussi «discréditer l’idée même de loi». Solennelle, elle conclut: «La vraie tolérance ne consiste pas à détourner un œil qui ne voit rien.»
Des réserves mais un plébiscite
Parmi les parlementaires qui se relaient ensuite à la tribune, il y a bien sûr les partisans inconditionnels du projet de loi, comme Eamon Gilmore. Celui-ci salue le courage de Maire Geoghegan-Quinn et affirme qu’elle a dû imposer son idée malgré les réserves de sa propre formation. Il y a aussi son collègue du gouvernement, Mervyn Taylor, ministre de l’Egalité et de la Réforme, qui semble aller plus loin que la simple solidarité gouvernementale:
«Nous faisons un nouveau pas vers une société où désormais tous les individus auront la même liberté de vivre leur propre relation amoureuse, comme leurs projets, engagements personnels et émotionnels dans un espace privé et tranquille, libéré de la vigilance hostile de la loi. Notre tâche de ce soir est aussi importante que ça.»
Mais il y aussi ceux qui suivent tout en ayant quelques réserves, très différentes les unes des autres d’ailleurs. Le député centriste Michael McDowell approuve mais s’emporte presque sur son banc car, en faisant référence à ce que la loi propose non plus pour les homosexuels mais les prostitué(e)s et leurs clients, il estime qu’on déshabille Paul pour habiller Jean:
«On a voulu prendre une décision libérale mais pour que tout le monde soit content, on a voulu rajouter un article afin de montrer que les bonnes vieilles valeurs sont toujours là en Irlande. Du coup on a pris des gens parmi les plus faibles, les prostitué(e)s et leurs clients en l'occurrence, et on menace à présent de les mettre en prison.»
Gay Mitchell, député situé plus à droite sur l’échiquier politique, s'inquiète lui du fait que la ministre de la Justice propose de fixer l’âge de consentement pour les homosexuels au même niveau que pour les hétérosexuels: 17 ans. Il veut le repousser à 18 ans pour les homosexuels car il craint de «laisser des personnes vulnérables sans protection légale». Mais son idée d’amendement n’est pas retenue.
Et puis, il y a les contre, à commencer par Paul McGrath, dont le discours culmine ainsi: «Verrons-nous à présent des exhibitions homosexuelles dans l’espace publique, des hommes se tenant la main, s’embrassant, se faisant des câlins etc.? Nous devrions exprimer la volonté de la plupart des gens de ce pays qui ne sont pas pour une telle mesure». A ses côtés, Noel Ahern, du même parti que la ministre à l’origine du texte, n’est pas moins inquiet:
«L’Etat a le devoir de protéger le développement sexuel des enfants. Toute cette législation sociale-libérale qu’on nous soumet est une manière d’adoucir la voie vers l’autorisation de l’avortement et je profite de l’occasion pour faire passer mon message: l’avortement ne passera pas.»
La suite a prouvé que les peurs de Noel Ahern étaient infondées. La dépénalisation de l’homosexualité a débouché sur une première union légale des couples homosexuels en 2011, avant le droit au mariage en 2015, mais en Irlande, une femme ne peut toujours se faire avorter que si sa grossesse met sa santé en danger.
Ils ne seront finalement que 5 sur 166 députés à voter contre la dépénalisation de l'homosexualité. Le 24 juin, le Dail Eireann approuve donc le texte et le 30, le Seanad Eireann (Sénat) adopte définitivement la loi. Les homosexuels pourront donc librement parler de leur orientation et la manifester dans l’espace publique de la même manière que les hétérosexuels sans être pour autant coupables devant le droit. Le sénateur David Norris, le vieux combattant de la cause des droits des gays, peut avoir ce mot, plein d’un patriotisme amusé:
«En étendant ces libertés aux autres, la liberté de chacun s’en trouve renforcée et non pas diminuée. Il s’agit de l’exemple même d’une solution irlandaise à un problème irlandais dont nous, en tant qu’Irlandais, pouvons être fiers à raison.»
Le lendemain qui chante
«On est là, on est des tatas… mais maintenant on a le droit» (dans l’anglais original: «We’re here, we’re queer, but now we’re legal»), c’est le refrain que reprennent après le vote les manifestants gays à Dublin, comme le rapporte l’Irish Times du 1er juillet 1993. Avec un peu d’emphase, la journaliste Mary Holland raconte le regard bienveillant des Dublinois sur le cortège et les pétales roses jetés par le défilé.
Mais elle ne se fait pas d’illusion: le grand défi est celui de l’acceptation des homosexuels par la société civile, chose qu’un texte juridique ne peut pas établir. Positive, elle ajoute: «Mais la loi est d'une grande persuasion.» Le référendum du 22 mai 2015 semble lui donner raison. Au fond de sa tombe du Père-Lachaise, Oscar Wilde doit être en train de sabrer le champagne.