Il y a exactement trente ans, je passais mon bac, terminale B, académie de Rennes, cuvée 1985. Etait tombé –c’est mon seul souvenir– comme sujet d’économie coefficient 5:
«La faim dans le monde, une fatalité?»
Disons que le sujet ne m’avait pas beaucoup mis en appétit et qu’un petit 10/20 m’avait permis de limiter la casse après des révisions chaotiques au milieu d’un tournoi de Roland-Garros qui avait, lui, nourri toutes mes angoisses.
Adolescent, Roland-Garros me mettait dans des transes qui épuisaient toute mon énergie de fan et l’édition 1985 avait été un cataclysme émotionnel qui ne m’avait pas permis de m’intéresser d’assez près, je le reconnais, aux causes et conséquences de la famine sur notre planète.
Ce souvenir m’est revenu alors que l’autre jour, un jeune homme de 17 ans, dans mon entourage, se demandait, à haute voix, comme il allait préparer son bac avec, je cite:
«Rafa pour me mettre encore plus la pression.»
Rafa pour, bien sûr, Rafael Nadal, plus vraiment sûr de gagner un 10e Roland-Garros et qui transmet sa fragilité du moment à de pauvres bacheliers français qui n’avaient pas besoin de ça pour alourdir leur fardeau et compliquer leur tâche. «S’il perd, c’est la fin», a-t-il ajouté, théâtral.
On révise «devant Roland-Garros»
Je suis sûr que tout bachelier français a dû avoir quelques points en moins ou quelques points en plus à cause ou grâce à Roland-Garros. Y compris ceux et celles qui ont suivi le tennis de relativement loin, mais qui, le temps des Internationaux de France, ont révisé «devant Roland-Garros» parce que c’est comme ça que tout le monde a toujours fait dans ce pays.
A 17 ou 18 ans, il était évidemment plus facile de bûcher ses statistiques en s’intéressant à celles de Steffi Graf. Un cours de géométrie devenait plus limpide en regardant les lifts de Björn Borg. La Guerre froide se jouait sous nos yeux lors d’un affrontement entre John McEnroe et Ivan Lendl. La montée en puissance de la Chine avait un air de Michael Chang. Notre niveau d’espagnol s’élevait forcément en écoutant les silences de l’Argentine Gabriela Sabatini.
Mais les heures passées devant l’écran à se ronger parfois les sangs pour tel ou telle pesaient aussi de tout leur poids dans le compte à rebours qui s’était enclenché. Et puis voir Stefan Edberg, Boris Becker, Pete Sampras se faire dévorer, année après année, par des matamores comme Sergi Bruguera, Thomas Muster et Ievgeny Kafelnikov ne donnait pas envie de se sacrifier pour une mention. Etre brillant ne servait donc à rien, puisque l’existence était si moche...
Actuellement, un bachelier fédérien, en plein échauffement avant le D Day, le 17 juin, a, c’est évident, nettement plus la pêche qu’un bachelier nadalien qui doit turbiner au Gurosan en se demandant pourquoi sa moyenne a chuté ces derniers temps. Pour un supporter de Djokovic, c’est carrément l’extase, le bac les doigts dans le nez. Pour lui, c’est sûr, ça va rigoler à tous les coups. Le sujet en philo sera à coup sûr: «Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux?»
En 1985, la faim dans le monde avait été remplacée pour moi par la fin du monde à Roland-Garros. J’avais littéralement succombé, le dimanche 2 juin, une semaine avant la finale et bien avant d’essayer de me pencher sur les malheurs du tiers-monde.
Ce jour-là, sous un ciel bleuté d’été, le roi de la maison, enfin de ma chambre décorée de ses posters, Yannick Noah, avait vu sa tête tranchée sur le central de Roland-Garros par ce sans-culotte de Henri Leconte lors d’un huitième de finale perçu comme une révolution en France puisque Leconte s’affirmait désormais comme le nouveau n°1 tricolore en puissance. Le match avait duré 3h17 devant des tribunes bondées en pamoison et le lendemain, L’Equipe avait titré sur sa une «Leconte dans le court des princes» ou quelque chose comme ça. Tu parles…
Je ne reviendrai pas sur la passion dévorante que j’ai eue pour Yannick Noah, qui, pour moi, devait gagner Roland-Garros tous les ans –et c’était naturellement l’évidence en 1985 puisqu’il venait de remporter les Internationaux d’Italie à Rome– mais je peux m’arrêter un instant sur la haine que j’ai pu éprouver pour Henri Leconte, ce fanfaron qui osait déboulonner l’idole.
Leconte parlait comme il respirait, c’est-à-dire sans jamais réfléchir, en disant souvent n’importe quoi avec un naturel plein de fraîcheur qui plaisait à ma mère qui le trouvait plus authentique et moins sophistiqué que Noah –notre affrontement oedipien, j’imagine. Leconte me tapait littéralement sur le système et sa victoire sur Noah, lors de ce Roland-Garros 1985, fut l’un des jours les plus tristes de ma vie, traversé comme une humiliation dont je peux encore apercevoir la cicatrice trente ans plus tard. Avec une telle blessure, il était évident que je n’étais plus apte ensuite à m’intéresser à la faim dans le monde.
Après le bac, Roland-Garros n’a plus jamais la même saveur pour personne. On s’y intéresse un peu moins ou autrement, parce qu’on a moins le temps ou l’envie, et sans doute parce que l’on a tourné une page de sa jeunesse en quittant ses copains du lycée.
Abandonner Roland-Garros, puis y revenir
Roland-Garros, c’est le bac, pas la fac. Je n’ai, par exemple, pratiquement aucun souvenir personnel des éditions 1986 et 1987. Un peu plus, hélas, de celle de 1988, quand stagiaire à Tennis Magazine, et pour la première fois plongé in vivo au cœur du tournoi, il ne me fut rien épargné. Yannick Noah, encore blessé, se débrouilla pour perdre en huitièmes de finale contre l’insipide Emilio Sanchez et Henri Leconte, l’ennemi juré, ne trouva rien de moins que de chevaucher jusqu’à la finale pour me pourrir mon premier Roland-Garros vu depuis une salle de presse qui chantait ses louanges. Mais mon amour pour l’un et ma détestation pour l’autre avaient diminué. Roland-Garros était devenu autre chose, un lieu où les émotions intérieures avaient moins leur place.
Peut-on vivre sans Roland-Garros? Oui, mais non.
En 2010, après 21 éditions de couverture professionnelle non stop, et après 32 finales de suite avalées comme une hostie du dimanche, j’ai fait l’impasse, volontairement. Rideau! Sans regrets. A peine quelques images saisies ici ou là et c’était bien comme ça.
Mais je suis revenu parce qu’on revient toujours d’une manière ou d’une autre à Roland-Garros ou parce qu’il y a toujours quelqu’un pour vous y ramener directement ou indirectement dans une conversation attrapée au vol dans un café ou dans un bus.
Le 27 mai 2012, jour d’ouverture du tournoi, et alors que je me dirigeais gaillardement vers le stade pour aller chercher mon accréditation, mon téléphone a sonné Porte d’Auteuil. C’était pour m’apprendre que mon père était mort. Roland-Garros, c’est, en fait, notre enfance qui nous saute constamment à la gueule souvent avec douceur, parfois avec dureté. Et la faim dans le monde est toujours une fatalité…