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L'hommage embarrassant de François Hollande à Che Guevara

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Plutôt que de rencontrer à Cuba les dissidents politiques, François Hollande a rendu hommage au leader révolutionnaire. Mais derrière le mythe, le président français a oublié l'homme sectaire, stalinien, qui a du sang sur les mains. Et le parrain du terrorisme moderne. Retour sur la vie grandiose et effrayante du «Che».

Un portrait de Che Guevara dans une boucherie de La Havane, le 11 avril 2015. REUTERS/Enrique de la Osa
Un portrait de Che Guevara dans une boucherie de La Havane, le 11 avril 2015. REUTERS/Enrique de la Osa

On imagine la scène. François Hollande devant se rendre à Cuba, l'un de ses conseillers s'est sans doute interrogé sur le programme. Rencontrer les dissidents? Hollande a mis son veto. Ce serait un casus belli pour les Castro. Voir les autorités religieuses? Pourquoi pas, même si l'archevêque de La Havane, le cardinal Jaime Ortega, qui fut jadis un médiateur habile pour la libération de prisonniers politiques, est aujourd'hui une figure consensuelle, un apparatchik à sa façon. Il est Castro-compatible. Alors que faire? Comment tenter de défendre Cuba sans trop se compromettre avec les dictateurs Fidel et Raúl Castro?

Et c'est alors que quelqu'un a eu l'idée lumineuse: pourquoi ne pas rendre hommage à Che Guevara? Après tout, le «Che» étant mort en 1967, le «guevarisme» survit indépendamment du «castrisme». François Hollande n'ignore ni le symbole mondialisé que le «Che» représente pour toutes les jeunesses de gauche radicale, ni les ombres noires qui entourent sa légende. N'ayant jamais été fasciné par le Che, et n'ayant probablement pas lu les biographies les plus récentes, il a approuvé l'idée. Il a décidé de rendre hommage à Che Guevara.

Fort heureusement, parmi les cinq enfants du «Che», l'un de ses fils, Ernesto, vit encore à Cuba. Beaucoup de com en perspective, a-t-on pensé à l'Élysée. Che n'a-t-il pas défendu l'Alliance française de La Havane? On pourrait toujours recycler cette anecdote. En fin de compte, il suffisait de rendre hommage au compañero dans ce centre culturel français, en présence du fils, et l'affaire était pliée.

La majorité des Cubains haïssent Che Guevara. Ils ne portent pas son tee-shirt. Enfile-t-on le tee-shirt de Staline? Porte-t-on le béret noir de son bourreau?

Hélas! En rendant hommage au Che, le président français tombe dans un mauvais piège, tel le premier touriste venu: comme ceux qui paradent Calle Obispo, à La Havane, en portant fièrement son tee-shirt du Che, Hollande a oublié que la majorité des Cubains haïssent Che Guevara et qu'il ne leur viendrait pas à l'idée de porter son tee-shirt sur le Prado. Enfile-t-on le tee-shirt de Staline? Porte-t-on le béret noir de son bourreau? A Cuba, je n'ai jamais vu un étudiant libre porter un tee-shirt du Che. Au mauvais goût et au ridicule, Hollande ajoute donc la faute politique.

Car il y a deux Che Guevara.

D'un côté, le héros romantique, immortalisé par la sublime photo d'Alberto Korda, Guerillero Heroico, prise le 5 mars 1960 à La Havane, et qui a enflammé les étudiants de Berkeley et la jeunesse de Mai-68.

C'est le «Che» devenu mythe et qui apparaît encore aujourd'hui sur les trottoirs de Yaoundé et de Sarajevo, dans les boutiques de Santiago du Chili et chez les vendeurs à la sauvette de Gaza, sur la place de la Révolution à Bucarest, comme dans les magasins de Saint Mark's Place et de Dumbo à New York.

D'un autre côté, il y un second «Che», au-delà du mythe, et plus proche de la réalité.

L'idéologue dogmatique; le procureur des tribunaux révolutionnaires et l'assassin de prisonniers politiques; le défenseur des crimes du FLN en Algérie; le stalinien devenu maoïste; le tueur de sang froid et, aujourd'hui, la figure tutélaire des terroristes du Hamas à Gaza, du Hezbollah au Sud Liban et de toutes les guérillas narco-trafiquantes d'Amérique latine.

Ce dédoublement du Che est le génie –et peut-être l'imposture– de celui qui unit désormais les white trash américains en quête de rébellion et les terroristes islamistes, les apprentis dictateurs d'Amérique latine et les derniers nostalgiques gauchistes d'un monde encore «diplomatiquisé» à Saint-Germain-des-Près.

Rendre hommage à Che Guevara c'est, au-delà des posters cool, saluer la mémoire d'un criminel et d'un des pires dictateurs du XXe siècle. Peut-être même, comme le laisse entendre des révélations plus récentes, saluer la mémoire d'un terroriste avant la lettre. Retour sur une vie grandiose et effrayante.

Une jeunesse bourgeoise

Le premier Che Guevara nous est le plus familier. Appelons-le Gael García Bernal: c'est le personnage romantique et sublime, beau tout simplement, tel qu'on le voit dans le magnifique film Carnets de voyage de Walter Salles.

Gael García Bernal dans Carnets de voyage | Diaphana films

De son vrai nom Ernesto Guevara de la Serna, ce héros de la jeunesse est né le 14 juin 1928 en Argentine dans une famille aristocrate, affluente, au sang bleu, mais passablement ruinée. Le parcours du jeune Ernesto Guevara, fils aîné choyé par sa mère Celia, est banal et peu politisé. Il est aujourd'hui reconstitué minutieusement dans la biographie de référence, intitulée Che, de Jon Lee Anderson (que j'utilise largement dans cet article).

Contrairement à ce que l'on a pu lire, Ernesto Guevara n'était pas prédestiné à la rébellion, ni à la révolution. Il ne sera marxiste que tardivement.

Dans sa jeunesse, passée notamment à Alta Gracia, à Córdoba puis à Buenos Aires, c'est un fils de bourgeois sage, qui s'intéresse aux filles et aux livres (la poésie du Chilien Pablo Neruda, par exemple). Il hésite à faire des études de philosophie, puis une école d'ingénieur, avant de se lancer plus sérieusement dans la médecine. Il devient médecin sans grande passion. Il apprend aussi le français (il ne parlera jamais qu'un anglais rudimentaire) et commence à prendre l'habitude de tenir un journal, une mine précieuse d'informations pour lui, et pour ses futurs biographes, dans lequel il consigne des bribes de sa vie, compile des citations, rassemble ses idées et ses propres poèmes, et, bientôt, ses premiers récits de voyage. Il pratique aussi le rugby assidûment –un exploit pour l'asthmatique très vulnérable qu'il sera toute sa vie. Selon les nombreux témoins interrogés par ses biographes, le jeune Ernesto Guevara n'est pas de gauche: il n'est même pas contre Perón, l'homme autoritaire de l'Argentine d'alors. Il est «neutre».

Carnets de voyage

Cette neutralité s'estompe peu à peu à mesure qu'Ernesto Guevara se met à découvrir le monde à travers les voyages. Très tôt, il a pratiqué l'auto-stop, généralement à l'arrière des camions, et a pris goût aux voyages en Argentine et au Brésil. Avant la «Beat Generation», Ernesto Guevara a besoin de fuir et comme dans le On the Road de Jack Kerouac, il sait qu'il y aura des filles tout au long de la route. L'aventure, tout simplement.

Lors de son premier voyage, l'étudiant en médecine, non encore diplômé, voit pour la première fois de sa vie les damnés de la terre

Son premier long voyage le conduit, à 24 ans, à travers l'Amérique latine. La destination rêvée: les États-Unis. Durant sept mois, il part avec son ami et mentor, Alberto Granado, et avec un jeune chien baptisé Come-back, à trois sur «la Poderosa» –l'héroïque motocyclette des Carnets de voyage. Ce périple appartient à la légende, mais on en connaît aussi les faits, minutieusement recoupés par Jon Lee Anderson.

Devient-il marxiste, au cours de ce voyage de 1952, comme on l'a parfois avancé? Pas encore. Ernesto a lu Karl Marx assez tôt, d'abord sans enthousiasme, puis plus méticuleusement, mais il n'est pas marxiste pour autant. On l'a parfois décrit en «docteur révolutionnaire», or il est encore un médecin bourgeois. Ce qui est vrai: ce premier grand voyage le transforme profondément. L'étudiant en médecine, non encore diplômé, découvre sur la route la misère, la pauvreté, les salariés exploités, la maladie (la lèpre notamment) mais aussi les Indiens et l'Amérique pré-colombienne. En gros, il voit pour la première fois de sa vie les damnés de la terre.

Le mythe d'un Che Guevara qui pense que «la vraie vie est ailleurs» (formule que l'on prête, à tort, à Rimbaud) est en marche: l'auto-stoppeur aux cheveux longs fraternise avec les pauvres; le bourgeois aisé commence à s'identifier aux travailleurs; le jeune rebelle observe l'ennemi nord-américain exploiter les indigènes via des multinationales monopolistiques; l'injustice à l'égard des noirs le frappe. En Argentine, pays blanc et tourné vers l'Europe, la question indienne n'existe guère: pour Guevara, cette présence millénaire est une révélation.

Pour autant, Ernesto Guevara n'est pas encore le «Che». Il est romantique, fou amoureux d'une jeune fille qui ne veut plus de lui (ce qui ne l'empêche pas de recourir aux prostituées) et même lorsqu'il est homme de ménage et plongeur à Miami, il ne semble guère engagé politiquement. Il attend le destin.

«Je suis un sniper»

Un deuxième long voyage suit en 1953-1954, en compagnie de plusieurs amis successifs, probablement plus formateur que le premier, mais bien moins connu. En chemin, le second Che Guevara va surgir.

«Ma nouvelle situation est 100% aventurière», écrit Guevara. Connu sous le nom de «Otra Vez» (Une fois encore), selon le titre du carnet de voyage qu'il tient encore, le jeune intellectuel s'évade avec pour tout bagage, moins d'habits que de livres –une autre image qui colle durablement au mythe. «Ma devise c'est: peu de bagages, des jambes solides et un estomac de fakir», écrit Guevara.

Cette fois, il visite la Bolivie (et ses mines de tungstène), l'Équateur, l'Amérique centrale et le Mexique. La pauvreté le frappe encore; il est effrayé par l'horrible dentition des «sans dents». Il constate les ravages économiques du conglomérat yankee United Fruit, et approuve, au Guatemala, la nationalisation de cette société illégitime, avant d'assister impuissant à l'interdiction du parti communiste, à la mise en place d'un régime martial autoritaire et à la faillite de la gauche, incapable de survivre aux pressions militaires de Washington. Il ne s'est pas engagé, mais il a basculé. Et il a retenu une leçon, dira-t-il plus tard, qui lui sera précieuse à Cuba : ne jamais épargner les prisonniers politiques.

Le second Che Guevara apparaît. C'est celui qui va nous occuper jusqu'à son assassinat en 1967. Car avec le Guatemala, tout change. C'est là qu'un révolutionnaire cubain, compagnon, déjà, de Fidel Castro, lui donne le surnom de «El Che Argentino» (littéralement «Salut à toi l'Argentin»). Là aussi qu'il rencontre Hilda, une fille plus politisée que belle, «dommage qu'elle soit si laide», écrit-il – sa future première femme. Là encore qu'il devient révolutionnaire et prend en grippe les élections et le processus démocratique.

Pour en finir avec les «républiques bananières» qu'il a traversées, il veut maintenant frapper l'impérialisme nord-américain et pense que la violence est la seule solution. La CIA ouvre un dossier à son nom, à la suite de ses activités politiques au Guatemala: il n'a que 25 ans. «Je suis un sniper», écrit Guevara encore métaphoriquement, dans son journal. Bientôt, il va devenir un sniper pour de vrai.

Granma et Sierra Maestra

L'Argentin est devenu «latino-américain». Désormais, celui qui commence à signer «Che» ses lettres à sa mère (ou parfois «Staline II») s'imagine un destin révolutionnaire au nom de toute l'Amérique latine. Il continue son voyage vers le Nord, avec ses livres et ses compagnons de route, mais il est sait que sa boussole indique désormais le «Sud». Il est devenu communiste, et le revendique de plus en plus ouvertement. «Je ne suis pas un modéré», écrit-il à sa mère. Son radicalisme se double déjà d'une haine de la sociale-démocratie et de la «modération». La conversion s'achève au Mexique, en 1955.

L'Argentin est devenu «latino-américain». Désormais, il commence à signer ses lettres à sa mère «Che» ou parfois «Staline II»

Cette année-là, déjà bien intégré aux milieux révolutionnaires, il rencontre Raúl Castro, réfugié à Mexico. Adhérent des jeunesses communistes de La Havane, Raúl a fui Cuba après une tentative de guérilla avortée, qui a conduit son frère Fidel en prison. Le courant passe bien entre Raúl et le «Che». Ils ne vont plus se quitter. En ce début de Guerre froide, le KGB ne va plus les lâcher non plus. Un agent russe approche le «Che».

«Extraordinairement audacieux» et «intelligent», Ernesto Guevara décrit en ces termes la rencontre qui suit avec Fidel Castro lui-même, lequel, à 28 ans, a réussi à s'exiler à son tour de Cuba et arrive au Mexique. «Une sympathie mutuelle entre nous s'installe», écrit le Che. Quelques heures après leur rencontre, Fidel Castro invite Guevara à rejoindre son mouvement de guérilla secret.

L'histoire de la préparation puis du débarquement de Fidel, Raúl et le Che, sur les plages de Cuba à la fin de l'année 1956, à bord du légendaire Granma, un yacht à moteur, est bien connue.

Reste que l'amateurisme de l'expédition surprend aujourd'hui. Le bateau est inadapté; les boussoles s'affolent; le plan est déjoué avant même d'avoir été mis en œuvre. Tout aurait dû conduire à l'échec. Et pourtant! La folle tentative de trois Pieds nickelés peu armés et mal préparés est un échec à court terme, mais l'un des plus grands succès de l'histoire des guérillas sur le long terme. Pour l'heure, sur les quatre-vingt deux hommes à bord du Granma, vingt-deux seulement parviennent vivants dans la Sierra Maestra, la zone montagneuse cubaine d'où ils vont fomenter la révolution.

Arrêtons-nous un instant sur les trois héros de la révolution cubaine, au moment où ils vont faire l'histoire.

Fidel, Raúl Castro et Che Guevara | Osvaldo Salas

Le premier, Fidel, est la figure charismatique, le chef naturel, à la fois poète lorsqu'il parle, et manipulateur lorsqu'il agit.

Il a cette folie crâne de ceux qui croient à leur destin, seuls contre tous, par mégalomanie communicative. Il n'est pas communiste et refuse de l'être autant par idéologie que par stratégie.

De cinq ans son benjamin, Raúl est, déjà, l'homme de l'appareil et l'organisateur hors pair: c'est un communiste, brutal, stalinien, mais dévoué à jamais à son frère.

Le Che, enfin, est clairement l'idéologue de la bande. Le fait qu'il ne soit pas cubain –il obtiendra la nationalité en 1959 par une clause qui lui sera spécialement consacrée dans la nouvelle constitution révolutionnaire– n'est pas encore un obstacle. Guevara est le marxiste affirmé, l'internationaliste latino-américain et, en fait, le plus radical des trois.

Comment ce groupe de révolutionnaires barbus, isolés, va réussir en moins de deux années à mobiliser la population, réunir des armes, se faire accepter par les paysans, lutter contre les troupes et l'aviation officielles, initier une grève illimitée dans le pays puis lancer leurs colonnes rebelles armées sur La Havane, et finalement mettre à bas la dictature de Batista, est l'une des plus belles pages de la guérilla rurale.

«J'ai utilisé deux de mes vies; il m'en reste cinq», écrit joliment Ernesto à sa mère (qui l'a cru mort alors que le Che croyait, lui, que les chats avaient sept vies, au lieu de neuf). Le Che prend goût au sang; il rêve de tuer; il est, selon sa propre expression dans une lettre à sa mère, «assoiffé de sang».

Jugements révolutionnaires expéditifs, exécutions sommaires, Che Guevara tue lui-même plusieurs de ses hommes, parfois sans véritables preuves, et de sang froid

Guevara a théorisé par la suite les règles de la guérilla, qui ont si bien réussies à Cuba: le rôle hégémonique du «foyer» de guérilla (la fameuse théorie du «foco»); le déplacement permanent; le culte de la discipline révolutionnaire; la lutte d'une minorité active qui, à force de volonté, peut accomplir un grand dessein; le nécessaire soutien des paysans (en réalité moins large à Cuba qu'on ne l'a dit). On pourrait ajouter à ce manuel de petit terroriste: les attentats contre l'ennemi, la torture et l'assassinat des prisonniers –techniques utilisées déjà, de manière intermittente, par les frères Castro et le Che. Les peureux, les lâches, y compris parmi les soldats révolutionnaires, sont punis; les déserteurs et les traitres sont assassinés sans humanité aucune. Jugements révolutionnaires expéditifs, exécutions sommaires, Che Guevara tue lui-même plusieurs de ses hommes, parfois sans véritables preuves, et de sang froid.

Ces crimes de guerre n'excluent pas les coups de génie. Fidel Castro accepte de donner une interview, lui, commandant autoproclamé d'une armée minuscule, à un journaliste du New York Times, Herbert Matthews, qui tombe dans le panneau. Ce sympathisant de la cause cubaine peint les quelques barbus en guenilles en force herculéenne. Et gobe tous les bobards de Fidel en le décrivant comme un démocrate épris de justice sociale, un défenseur d'élections libres.

Dans leur Sierra Maestra, Fidel et le Che se marrent: ils sont entourés de mercenaires, de repris de justice, de trafiquants de drogue ou de sans chemises, et ils sont déjà sur la pente qui les conduira à refuser le pluralisme, la liberté de presse et d'association. Portant le fameux béret noir, bientôt immortalisé, fumant déjà le cigare, Che Guevara est nommé «comandante» par Fidel.

Sans doute, le temps de la guérilla explique ces abus et ces crimes. Au demeurant, le caudillo Batista, au pouvoir, use des mêmes méthodes. Mais la victoire, loin de les dissiper, va –hélas–, les accentuer. Une dictature se prépare à remplacer une tyrannie.

Des grandes purges politiques à la débâcle économique

La défaite définitive de Batista a lieu le 1er janvier 1959 lorsqu'il s'enfuit de Cuba en avion. Victoire héroïque de quatre militaires, seuls avec leurs hommes: Fidel et Raúl Castro, Che Guevara et Camilo Cienfuegos (qui disparaîtra mystérieusement le 28 octobre 1959). Telle est la légende castriste.

L'intellectuel des Carnets de voyage devient l'homme le plus anti-intellectuel de Cuba et la chasse aux sorcières commence

En réalité, au-delà de leur indéniable succès propre, et de leur talent, leur réussite s'explique également par l'aspiration à la libération nationale des Cubains, les échecs de Batista, mais aussi au rôle des syndicats et du Parti communiste cubain (qui se méfie de la nature «caudillo» de Fidel) et, à la marge, au lâchage des Américains, qui cessent de soutenir Batista –on le sait peu mais les États-Unis ont immédiatement reconnu le nouveau Cuba de Fidel Castro, avant même l'URSS, et tentent initialement de se rapprocher d'un régime non encore pro-soviétique.

Dès l'année 1959, la réalité de la révolution cubaine apparaît pourtant. Si le régime va continuer à dissimuler sa nature socialiste jusqu'en 1960 –alors même que Che Guevara est déjà un défenseur inconditionnel de l'URSS–, les éléments de la dictature castriste se mettent en place rapidement. L'unité nationale impose, selon Castro et Guevara, un parti politique unique; la «démocratie directe», qu'ils appellent de leurs vœux, ne tolère aucune division politique ni aucune parole libre; le rôle d'avant-garde du parti est essentiel. Dans son discours du 1er mai 1960, Fidel clarifiera les choses: ce n'est pas la peine d'avoir des élections (puisque c'est déjà le «peuple» qui gouverne Cuba). Le slogan que tout le monde est censé reprendre en cœur devient:

«Revolución Si, Elecciones No!»

Bientôt l'autonomie universitaire est menacée puis définitivement supprimée (Che Guevara annonce cette mise au pas dans un discours d'octobre 1959). L'intellectuel des Carnets de voyage devient l'homme le plus anti-intellectuel de Cuba et la chasse aux sorcières commence –elle n'a pas cessé depuis.

Naturellement, la presse suit: dès la fin de l'année 1959, les grands médias sont purgés, la presse étant accusée d'être «réactionnaire» par Castro. La fin de la liberté des médias est généralisée en mai 1960. La liberté d'expression est interdite, même à domicile, grâce à un système orwellien de surveillance de chaque quartier, de chaque immeuble, par l'intermédiaire de Comités de Défense de la Révolution (CDR, dès septembre 1960).

A partir de la mise en place des CDR, le droit à une vie privée disparaît lui aussi à Cuba. Pour ne pas respecter les règles dictées par ce totalitarisme des tropiques, les intellectuels, les artistes iconoclastes, les journalistes et les opposants de toutes sortes payent leur liberté d'expression au prix fort.

Bande-annonce d'Avant la nuit, adaptation du récit autobiographique de Reinaldo Arenas

Encore aujourd'hui, les prisons cubaines regorgent de prisonniers politiques et de démocrates. Les homosexuels sont enfermés dans les camps tristement célèbres de l'UMAP où on leur envoie des décharges électriques pour tenter de les normaliser (comme en témoignera le récit accablant de l'écrivain Reinaldo Arenas). Quelle ironie de l'histoire: comme la contre-culture, la libération des femmes, le rock, ou les droits des noirs, la libération homosexuelle se fera aux États-Unis. C'est la victoire du Castro –le quartier gay de San Francisco– sur les frères Castro.

Che Guevara, qui occupe initialement la forteresse militaire La Cabaña, où il est chargé du contrôle militaire et policier de la capitale cubaine, participe à la construction minutieuse de cette dictature castriste. Macho et maintenant anti-intellectuel, il n'a eu aucun état d'âme, aucune hésitation, aucun remords.

Il participe aussi à la création de la police secrète du régime, la tristement célèbre Seguridad del Estado, dont l'agence d'espionnage G-2, et prend lui-même la direction des tribunaux révolutionnaires. La froide machine à tuer est mise en place par Guevara qui la contrôle personnellement et qui la fait tourner!

Ainsi commence la page la plus sombre de la biographie de Che Guevara. L'idéaliste romantique se transforme en bourreau. Il devient le principal procureur révolutionnaire, quand il ne procède pas lui-même aux exécutions. Des dizaines, puis des centaines d'hommes sont fusillés. Parmi eux, des criminels du régime de Batista, bien sûr, mais aussi de simples soldats, des déserteurs et, bientôt, d'authentiques démocrates qui ont juste le malheur de ne pas approuver le régime autoritaire mis en place par Fidel Castro. Ils sont tous accusés d'être des contre-révolutionnaires et exécutés sans procès équitable, sans défense, sans justice aucune.

Le médecin des pauvres est devenu le juge révolutionnaire sanguinaire. Pendant ce temps, Raúl Castro, plus barbare encore, procède lui-même à des exécutions de masse de soldats capturés. Bientôt la loi est aggravée: toute action «contre-révolutionnaire» est passible de la peine de mort.

Jour après jour, et sans aucun état d'âme donc, Che Guevara est le co-fondateur d'une des plus endurantes dictatures du XXe siècle. Selon Jon Lee Anderson, au moins 550 personnes ont été exécutées dans les seuls premiers mois de 1959.

Mais Che Guevara en veut plus. Lorsque Fidel Castro suggère, face aux premières critiques internationales, de ralentir les procès et de diminuer le nombre de fusillés, Che Guevara fait connaître son désaccord. Il réclame plus de pelotons d'exécutions.

«Notre Sugar Man» ou le drame de l'économie du sucre

Au-delà des crimes de Guevara et du nouveau régime –qui commencent à inquiéter à l'étranger et contribuent à la rupture avec Washington–, l'autre grand échec du Che concerne l'économie. Ce qui renvoie nécessairement à la question de l'exercice du pouvoir.

Che Guevara entreprend de réformer la filière sucrière. Résultat: alors que Cuba en était l'un des principaux producteurs, il faut importer du sucre

Le bilan est ici, si l'on ose écrire, plus désastreux encore. Les belles idées guevaristes se sont en effet fracassées sur les réalités au ministère de l'Industrie, à la tête de la banque nationale de Cuba ou comme ministre des Finances. Le Che devient le véritable tsar de l'économie cubaine.

Tout commence avec la «planification» à la soviétique, mot magique. La théorie économique de Guevara est de défendre cette planification contre le marché. Et le premier domaine où cette théorie a été appliquée concerne le sucre, élément central et emblématique de l'économie cubaine.

Dans ce domaine, l'un des objectifs du ministre de l'Industrie de Castro –que Fidel appelle justement «Notre Sugar Man»– est le passage de la monoculture du sucre à la diversification. Pour ce faire, Guevara crée de toute pièce une industrie centralisée autour de grandes unités modernes. Le résultat est vite décevant, aux yeux même du Che, et surtout calamiteux pour les Cubains, leurs conditions et leur niveau de vie. D'abord, la production du sucre chute considérablement; ensuite l'économie cubaine est peu à peu paralysée par une bureaucratisation terrible; enfin, le système encourage inévitablement le marché noir et la corruption généralisée. Bientôt, et alors que Cuba en était l'un des principaux producteurs, il faut importer du sucre!

La même chose se déroule, sur une échelle plus vaste, avec la réforme agraire. Voulue par Fidel Castro, celle-ci visait initialement à redistribuer aux petits paysans la terre confisquée par les multinationales américaines. Mais, bientôt, Fidel et Guevara changent leur plan. Au lieu de redistribution, il y a nationalisation: on crée des coopératives collectives d'État pour «mieux nourrir le pays». Le Che est plus radical encore que Fidel, toujours hésitant, souvent prêt aux compromis, sur la nécessité de collectiviser l'agriculture. En moins d'une année pourtant, la recette fait long feu: les coopératives accompagnent la forte décroissance cubaine.

C'est à peu près ce qu'il demeure aujourd'hui de l'économie de Cuba, plus de cinquante ans après, dans l'état, figé, où Guevara l'a laissée.

L'obstination sans bornes

Ce qui est étrange dans cette dérive, c'est l'obstination de Guevara, son absence d'autocritique. Dès 1962, le Che se rend compte de son échec mais, en bon dogmatique, il croit que ses idées n'ont simplement pas été appliquées et respectées dans leur pureté. Au lieu d'adapter l'économie aux circonstances, d'expérimenter avant d'approfondir, de prendre acte des expériences décevantes, il persiste et signe. C'est cette obstination, déconnectée des réalités, qui a condamné le régime castriste.

Pour Guevara, il faut aller plus loin et plus vite: approfondir la réforme urbaine et multiplier les expropriations de la grande bourgeoisie cubaine. On connaît la suite: peu à peu, l'économie cubaine s'effondre, le peuple est oublié, comme l'attestent encore aujourd'hui l'état calamiteux des transports publics cubains, les pénuries alimentaires, le rationnement et, même, l'échec maintenant avéré du système de santé et du modèle éducatif –en dépit de statistiques éhontément falsifiées.

Il y a plus: comme en URSS, une nouvelle classe apparaît, faite d'apparatchiks et de profiteurs castristes, les seuls à avoir accès aux produits de consommation courante et à bénéficier de la révolution.

L'«homme nouveau» n'a besoin ni d'ascenseur ni de WC. Il peut «se sacrifier»

Dans sa biographie, Jon Lee Anderson décrit maintenant un Che Guevara méconnaissable. Borné, sectaire, le communiste n'écoute plus aucun de ses conseillers, qui, parfois, tirent pourtant la sonnette d'alarme économique.

Ses propres amis ont le choix, après l'avoir critiqué, entre l'exil et le peloton d'exécution. A un architecte qui lui propose de mettre des ascenseurs dans les nouvelles tours en construction, et davantage de toilettes, le Che réplique par exemple que l'«homme nouveau» n'a besoin ni d'ascenseur, ni de WC. «Il peut se sacrifier», répond-il. Quelques mois plus tard, Fidel Castro invente l'un de ses slogans les plus fameux, sacrificiel à souhait:

«Patria o muerte!» (la patrie ou la mort)

Un idéologue sectaire et intransigeant

Beaucoup de ceux qui tentent aujourd'hui de rendre hommage à Che Guevara ont tendance à atténuer son sectarisme politique et à charger le dossier de Fidel Castro sur le plan politique, pour mieux épargner le Che. Qui ne serait qu'une sorte de Gramsci des tropiques, à peine un Trotski des Caraïbes.

Les biographies de Jon Lee Anderson, nourrie des archives de la CIA et du KGB, et dans une moindre mesure celle de Pierre Kalfon, dissipent nos derniers doutes. Dès l'origine, Che Guevara fut plus communiste que Fidel Castro, il a été très tôt fasciné par Staline et il fut pro-soviétique, avant même que Fidel ne fasse ouvertement le choix du camp socialiste (vers janvier 1960). À Cuba, Che est l'homme de la ligne dure, sans concession, le stalinien, quand Fidel est roublard, menteur, et d'abord castriste. Le Che n'est ni un guevariste, ni un communiste «soft», c'est un dogmatique «hard».

Che Guevara a toujours agi au nom et pour les idées. C'est sa force par rapport à Staline, à Mao ou aux Castro, des intellectuels qui ne pensaient pas

C'est donc aussi un intellectuel. On peut tout reprocher au Che sauf de n'avoir pas toujours agi au nom et pour des idées. C'est sa force, dans le grand procès de l'histoire, par rapport à un Staline, à un Mao, ou aux Castro –des intellectuels qui ne pensaient pas. Che, lui, tombera toujours du côté des idées. On garde d'ailleurs de lui l'image d'un homme avec un livre à la main et dont les sacs de voyage étaient plus lourds que ceux de ses compagnons, du fait des livres qu'il transportait. Che a constamment intellectualisé son action et pensé son combat, même s'il l'a fait dans un cadre étroit dont il n'est jamais sorti, celui d'un marxisme orthodoxe, quasi léniniste et bientôt maoïste.

Certes, il s'est lentement éloigné de l'Union soviétique, dès 1960, comme on le rappelle souvent. Cela se passe en deux temps. Le premier moment, c'est, bien sûr, la crise des missiles à Cuba.

Alors que le monde est au bord de la guerre nucléaire, Castro et Guevara apparaissent comme des jusqu'au-boutistes, prêts à l'affrontement mondial pour préserver leur île et ses futurs missiles pro-soviétiques. Quand Khrouchtchev recule, Guevara est anéanti (comme Castro) et prend ses distances avec l'URSS (contrairement à Castro).

Le radical Guevara aurait-il préféré l'utilisation de l'arme atomique? La «trahison» de l'URSS, telle que va la dénoncer Guevara, a tout simplement évité à la planète une guerre nucléaire.

Le second moment clé se déroule en Algérie en 1965 lorsque le Che, appelant à la guerre contre l'impérialisme et le colonialisme, dénonce, dans un important discours, l'indifférence de Moscou face aux luttes de libérations nationales et reproche ouvertement à l'URSS d'entretenir avec les pays sous-développés des rapports de type «marchand», ce qui est, selon lui, contraire à la critique du capitalisme que les communistes prétendent élaborer et qui fait donc, en définitive, le jeu de l'exploitation impérialiste.

«La lutte contre l'impérialisme pour rompre les liens coloniaux et néo-coloniaux, qu'elle soit menée avec des armes politiques, des armes réelles ou avec les deux à la fois, n'est pas sans lien avec la lutte contre le retard et la misère ; toutes deux sont des étapes sur une même route menant à la création d'une société nouvelle, à la fois riche et juste.»

Cet épisode essentiel témoigne jusqu'à l'absurde de la vraie nature de Che Guevara. Cet anti-soviétisme lui a valu d'apparaître comme une figure d'un socialisme à visage humain –à tort.

Le «guevarisme» a plu à travers le monde dans les années 1960 parce qu'il est apparu comme un anti-stalinisme, alors qu'il était en fait un néo-léninisme

En fait, Guevara est un orthodoxe qui revient à la pureté léniniste originale lorsqu'il s'éloigne des Soviétiques. Il critique l'URSS sur sa gauche! Et devient potentiellement maoiste! Le «guevarisme» a plu à travers le monde dans les années 1960 parce qu'il est apparu comme un anti-stalinisme, alors qu'il était en fait un néo-léninisme.

Le rebelle, l'iconoclaste, le franc-tireur ont fait florès –alors que l'homme était droit dans ses bottes. Lorsque Fidel obtempère, diffère, Che Guevara menace de démissionner si on n'érige pas la société socialiste tout de suite. Et si on ne crée pas l'«homme nouveau» qu'il appelle de ses vœux.

Je ne sais pas si Ernesto Guevara a lu Nietzsche et son biographe Jon Lee Anderson est silencieux sur ce point. En revanche, il révèle que le Che trouve ses premières citations de Marx... dans le Mein Kampf d'Hitler. Plus tard, Guevara développera ses idées sur l'«homme nouveau» dans ses carnets et ses discours.

«Un nouveau type d'homme doit être créé», affirme-t-il dans un discours de 1960, devant les étudiants communistes cubains. Ce qui est sûr, c'est que le Che a voulu construire une «société de guérilla», faisant du combattant téméraire de la Sierra Maestra la matrice de régénération de l'espèce humaine. Son modèle, à partir de 1960, c'est la révolution culturelle chinoise, non plus l'URSS. Il est fasciné par le Grand bond en avant de Mao et la collectivisation forcée.

A-t-il été déçu par Fidel Castro, à partir de ce moment-là? Lui a-t-il reproché dans son for intérieur sa «modération», Guevara voulant avancer comme les maoïstes alors que Castro reste figé à l'étape soviétique? A-t-il pressenti le culte de la personnalité grandissant de Fidel? Nous ne le savons pas.

En tout cas, pour une large part, le Che va s'éloigner de Cuba, non à cause des excès du castrisme, mais de sa timidité. Ce qu'une formule de Guevara résume bien:

«Une révolution qui ne s'approfondit pas constamment est une révolution qui régresse.»

La guérilla internationale

Après avoir multiplié les assassinats politiques sur l'île, anéanti l'économie cubaine et contribué méthodiquement à la construction de la dictature castriste, Che Guevara se découvre au début des années 1960 une nouvelle mission: celle d'exporter et d'internationaliser la révolution cubaine. Une autre page sombre du guevarisme s'ouvre. La troisième.

Fidel Castro a fixé au Che sa lettre de mission:

«[Que] la cordillère des Andes devienne la Sierra Maestra des Amériques.»

Après Cuba, Guevara doit donc croiser le fer avec les impérialistes, yankees, capitalistes et autres contre-révolutionnaires, partout où ils existent, en Amérique latine.

Castro veut gouverner seul, avec son frère, son île, et Guevara devient gênant. Il l'éloigne donc de Cuba

Que Che Guevara ait été très tôt fasciné par les «non-alignés», on le sait, ses figures tutélaires étant initialement l'Égyptien Nasser, le Yougoslave Tito ou l'Indien Nehru. On sait moins que les tournées internationales du Che correspondent, en fait, à un éloignement de La Havane, voulu par Fidel Castro.

Le dictateur des tropiques veut gouverner seul son île, avec son fidèle frère, et Guevara devient, très vite, gênant. Il ne devra sa longévité qu'à l'intervention américaine dans la Baie des cochons puis à la crise des missiles qui rendent encore nécessaire la présence sur le sol cubain d'un aussi bon guérillero. Mais dès 1959, le Che commence à reprendre ses voyages et ainsi commence un nouvel exil pour Ernesto Guevara. Et bientôt, il quitte Cuba.

Dès lors, la vie du Che devient une géographie de l'extrême gauche en mouvement en Amérique latine et sa pensée va durablement nourrir toutes les dictatures d'extrême gauche, depuis les sandinistes au Nicaragua, jusqu'aux guérillas maoïstes et narcotrafiquantes FARC, au sous-commandant Marcos ou à l'autoritarisme néo-guevariste d'Hugo Chàvez au Venezuela.

Les liens de Guevara avec le FLN, les mouvements palestiniens...

Certes, Che Guevara se bat souvent contre des caudillos d'extrême gauche (au Guatemala d'abord, en Argentine ensuite, où il envoie ses hommes se faire tuer sans y aller lui-même, en Bolivie enfin). Mais à chaque fois, le Che se bat aussi contre tous les régimes «sociaux-démocrates» d'Amérique latine, contre tous les modérés, traités avec un mépris et une condescendance affligeantes (Che aurait été l'ennemi du Brésil de Lula, de l'Argentine de Cristina Kirchner comme du Chili de Michelle Bachelet).

Che Guevara fumant un havane, 1961 via Wikipedia

Sur ce guevarisme mondialisé, Jon Lee Anderson apporte des informations aussi nouvelles que précieuses quant aux liens entre Che Guevara et le FLN algérien (il forme ou entraîne à Cuba des soldats et aide militairement les militants qui multiplient les opérations visant à tuer des Français en 1962). On apprend aussi les liens précoces entre le Che et les mouvements de libération nationale palestiniens (il visite dès 1959 la bande de Gaza, alors sous contrôle égyptien, et est acclamé par la foule). Bientôt, Che Guevara dénoncera le sionisme comme «réactionnaire» (anticipant même sur l'URSS qui défendra plus tard l'OLP de Yasser Arafat). Il finance et organise de très nombreuses guérillas d'extrême gauche en Amérique latine, puis en Afrique, mais sans jamais connaître un véritable succès.

La révolution cubaine ne sera jamais imitée. Le modèle guevariste singulier, et prétendument international, fera flop presque partout, et d'abord en Afrique où le Che, faute de comprendre les singularités nationales, ne sera qu'un guérillero de tourisme.

Une théorisation du terrorisme

Il y a plus. Che Guevara s'est mis à théoriser le «terrorisme». Dans ses écrits, ses lettres, et à travers des témoignages, on découvre un homme qui fait du sabotage la base de la guérilla et du «terrorisme» –il emploie le mot– une technique parmi d'autres.

L'extrême gauche a souvent affirmé que «Che Guevara condamnait de manière explicite le terrorisme». La réalité est donc bien différente. Pour le Che, la fin, on l'a vu, justifie les moyens. La question de la violence comme arme politique, dans la pensée du Che, ne peut pas être passée sous silence: elle est centrale. Le terrorisme, «technique» qui, à cette époque, n'a pas encore connu les développements contemporains que l'on sait, peut être choisi parmi les armes offertes dans le petit manuel du parfait guevariste. Le terrorisme est pensé, anticipé, théorisé au point où l'on peut affirmer que Che Guevara est l'un des parrains du terrorisme moderne.

Enfin, il y a la peine de mort. Guevara était favorable à la peine capitale: il l'a également théorisée en détail et pratiquée à l'infini.

Assassiné en présence d'un agent de la CIA

La route de Che Guevara s'interrompt brutalement, à 39 ans, lorsque le «Compañero», tombé dans un guet-apens, est fait prisonnier, avant d'être liquidé sauvagement par des militaires boliviens le 9 octobre 1967, en présence d'un agent de la CIA (Félix Rodríguez).

Les faits sont aujourd'hui assez bien connus et la biographie de Jon Lee Anderson apporte des preuves fiables qui lèvent quelques doutes –c'est d'ailleurs lui qui a permis, par à son enquête, la découverte du squelette du Che et le retour en grandes pompes de ses restes à Cuba en 1997. Ernesto Guevara repose depuis à Santa Clara à l'intérieur d'un mausolée à sa gloire dressée par la dictature castriste.

Exposition du corps de Che Guevara à Vallegrande. Photo prise par un agent de la CIA, 10 octobre 1967 via Wikipedia

Avec un casier judiciaire aussi lourd, pourquoi François Hollande a-t-il rendu hommage à Che Guevara? Comment a-t-il pu faire à son propos une comparaison insoutenable en affirmant que le Che était «un amoureux de la langue française, comme Senghor qui avait défini la francophonie comme un humanisme intégral qui se tisse autour de la terre»? Pourquoi est-il allé jusqu'à rencontrer Ernesto Guevara, le dernier fils du Che –en fait un apparatchik du régime qui profite à plein de ses prébendes en étant à la tête d'une société du complexe militaro-touristique (une agence qui propose aux touristes des circuits à moto à travers l'île)?

Dans les prisons cubaines, les dissidents ont dû écarquiller les yeux: cet hommage émanait-il bien de la France, pays des droits de l'homme?

Quant aux opposants cubains à La Havane, ils m'ont dit leurs doutes sur la démarche hasardeuse du président français.

Si elle n'excuse rien, il y a une raison profonde à cette commémoration hollandaise, à la fois opportuniste et de circonstance, et, au-delà, à cet aveuglement persistant d'une partie de la gauche mondiale.

On peut la résumer d'une belle formule, empruntée à Régis Debray, qui fut l'un des compagnons de route de Che Guevara en Bolivie, et que François Hollande pourrait reprendre en son compte après son hommage guevariste:

«Commençons par écarter tous les faits, pour nous en tenir aux choses sérieuses, les légendes.»

C'est que la légende du Che est plus forte que les faits. Répondre à la question de la longévité du «guevarisme», pourtant anachronique dès les années 1960, c'est s'interroger sur la force des mythes. Mais c'est aussi comprendre comment la mémoire est sélective (et pas seulement celle de François Hollande, la nôtre aussi).

Un homme sans cynisme

La vie de Guevara a été marquée par de nombreux faits et formules, attitudes et actes qui, plus que ses erreurs tragiques, survivent à l'épreuve du temps. Ce sont ces images qui parlent aux étudiants des campus américains comme aux jeunes palestiniens, même lorsque ces derniers ne savent pas situer Cuba sur la carte du monde.

Quelles sont ces images? Et c'est alors qu'il faut revenir à la vie et à l'homme. Pour le meilleur ou pour le pire, Guevara a mené son existence d'une manière exemplaire. Son destin christique est celui d'un homme qui a accepté de mourir pour ses idées, celui qui a su garder la révolte à fleur de peau, celui qui n'a jamais cessé de se battre contre l'injustice dans le monde (en se trompant beaucoup sur les causes, et plus encore sur les solutions, mais en se battant tout de même et jusqu'à la fin contre l'injustice).

Le Che a construit sa vie comme une œuvre d'art, il l'a dépensée sans compter, au-delà du bien et du mal, avec l'intensité de celui qui sait que la vie n'a pas de sens, depuis la mort de Dieu

Par une attitude et de nombreuses postures, vraies ou fausses, il a marqué les esprits durablement: Che a porté haut une exigence de l'effort physique auprès de ses troupes, en dépit de ses allergies incapacitantes et de son asthme récurrent; il a toujours choisi d'alphabétiser ses compagnons d'arme –leur apprenant lui-même à écrire et à lire dans la Sierra Maestra puis, plus tard, à La Havane; comme ministre, il a défendu une forme d'ascétisme social, refusant les avantages du pouvoir et les privilèges comme les rémunérations supérieures –leçon qu'aucun apparatchik de Cuba, et moins encore Fidel Castro, n'a retenu depuis. Il a effectué des heures de travail volontaire et bénévole avec les ouvriers de Cuba, alors qu'il était déjà ministre. Cet homme sans cynisme a cru à ses idées et a accepté de mourir pour elles. Son marxisme n'était pas de circonstance. Son catéchisme léniniste n'était pas brandi pour épater la bourgeoisie.

Dans une époque où la fidélité intellectuelle, sans même parler du sacrifice pour des idées, apparaît comme un lointain souvenir incongru de temps dépassés, cette image de Saint-Just assure encore au Che une belle postérité. L'image du desperado au béret militaire, warholienne à souhait, reste efficace, quoique apocryphe, près de cinquante ans après sa mort. La «vietnamienne», comme on appelait la machine à polycopier en 1968, peut continuer à tourner encore longtemps. L'industrie du merchandising et du product-tie-in de Guevara est un commerce destiné à durer.

Un anti-américanisme viscéral

Le deuxième élément qui contribue à la légende, c'est l'anti-américanisme viscéral et total de Guevara. C'est un autre moteur très puissant du succès international qu'il reçoit. Non pas la critique des États-Unis (toujours souhaitable), ni même la remise en cause de l'hyperpuissance américaine (indispensable), mais la haine irrationnelle de l'Amérique. Chez Guevara, cet anti-américanisme primaire à visage bolchévique s'apparente à une forme de racisme.

L'erreur de jugement du Che est pourtant manifeste. Peu après sa mort, les campus américains allaient contredire sa thèse tout comme la démentent chaque jour l'importance de la société civile aux États-Unis, le don, le secteur à but non lucratif, les communautés, le radicalisme noir et donc l'histoire du mouvement des femmes et du mouvement gay.

Il y a enfin les formules, célèbres, véritables «baselines» de la révolte adolescente. A elle seules, elles sont un bréviaire de conduite qui reste, à tort ou à raison, un modèle pour beaucoup d'activistes dans le monde:

«Il faut s'endurcir sans se départir de sa tendresse»; «Créer deux, trois, de nombreux Vietnam»; «Révolution socialiste ou caricature de révolution»

Très tôt, Che Guevara a aussi annoncé qu'il atteindrait, en une formule quasi-nietzschéenne, «[son] âge authentiquement créatif aux environs 35 ans». Le Che a construit sa vie comme une œuvre d'art, il l'a dépensée sans compter, au-delà du bien et du mal, avec l'intensité de celui qui sait que la vie n'a pas de sens, depuis la mort de Dieu.

C'est enfin, moteur diesel de la légende, sa disparition, jeune, qui a figé son personnage rimbaldien, pour l'éternité, lui évitant le discrédit définitif des frères Castro.

Reste la réalité

Le premier Che a effacé le «second», au point où, aveuglé lui-même, François Hollande en a oublié les faits, pour grapiller quelques miettes de la légende. Reste la réalité, tenace, brutale, et bien réelle, et qui suffit à trancher le débat.

Ces derniers jours à La Havane, et durant deux précédents voyages récents à Cuba, j'ai discuté avec des dizaines d'étudiants qui n'ont que deux rêves aujourd'hui dans leur vie. Le premier consiste à fuir le pays pour rejoindre les États-Unis: des milliers de Cubains, opprimés par La Havane, sont prêts à mourir chaque année pour échapper à la dictature castriste et rejoindre Key West –un démenti cinglant à l'anti-américanisme du Che et à toute son idéologie. Le second est plus simple encore: il s'agit tout bêtement de déboulonner les statues de Castro et d'effacer les portraits de Che Guevara en jetant aux orties leurs beaux slogans de dictateurs. C'est ce qui va bien finir par arriver.

Ce jour-là, lorsque les jeunes cubains qui sont restés emprisonnés sur l'île, faute de pouvoir émigrer, brûleront les portraits de Che Guevara et le dénonceront comme un simple «hijo de puta», toute la jeunesse aisée occidentale, tous les touristes qui portent ample les tee-shirts du Che, comprendront leur erreur. François Hollande aussi.

Cet article est basé sur la lecture de quatre biographies de Che Guevara. Celle, indispensable, de Jon Lee Anderson, extraordinairement détaillée en 816 pages, fiable, dense et neutre, nourrie des archives de la CIA et du KGB, est intitulée simplement Che: elle est désormais considérée comme la biographie de référence (Grove Press, New York, 1997, mise à jour en 2010, mais toujours pas disponible en français).

La belle biographie de Pierre Kalfon, Che, Ernesto Guevara, une légende du siècle (Points Seuil, 1997) est nuancée et plutôt bienveillante.

L'ancien ministre des Affaires étrangères mexicain, Jorge Castañeda, a publié un ouvrage plus critique: Compañero, Vie et mort de Che Guevara (Grasset, 1998).

Enfin, l'ouvrage Che Guevara, une braise qui brûle encore, co-écrit par l'ancien leader de la LCR, Olivier Besancenot, et l'expert du trotskisme, Michael Löwy, est un petit livre de propagande révisionniste qui ne respecte même pas les faits (avec une postface de Daniel Bensaïd, intellectuel organique de la LCR).

J'ai utilisé également pour cet article, mon précédent texte «Le Che Guevara des PTT», publié par le site nonfiction.fr.

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