Boire & manger / Société

Glenlivet ou le défi industriel du whisky

Temps de lecture : 4 min

L’affolante demande mondiale pour les single malts est un défi pour les distilleries. Celles qui relèvent le gant opèrent une véritable révolution technologique.

Vue extérieure de la distillerie de Glenlivet. DR
Vue extérieure de la distillerie de Glenlivet. DR

Il y a deux façons d’appréhender le whisky. En exaltant le passé, la tradition, l’artisanat jailli de la main et du cœur des hommes… Ou en glorifiant l’avenir, l’innovation, la science au service d’une industrie qui ne cesse de gagner en prospérité. La plupart des grands noms du malt se contentent de narrer la première histoire –tout en jouant en douce la seconde partition. Pas Glenlivet.

Dès sa naissance, Glenlivet n’a jamais cherché à renier ou dissimuler la dimension industrielle de son art. Première distillerie du Speyside à obtenir une licence officielle, en 1824, elle propulsa le whisky dans l’ère moderne en changeant ses méthodes de production pour proposer une eau-de-vie plus qualitative, plus légère que les lourdes gnôles sorties des petits alambics clandestins. Avec un succès tel que, bientôt, ses voisines opportunistes n’hésitèrent pas à accoler le nom de «Glenlivet» au leur pour profiter de sa gloire.

Près de 200 ans plus tard, c’est à un tout autre défi industriel que se coltine la distillerie phare de Pernod-Ricard en ramassant le gant que nous lui avons jeté. Oui, nous, ami lecteur. Plus de 10 millions de bouteilles de Glenlivet se sont vendues dans le monde en 2014. Et puisque nous refusons obstinément de renoncer à notre scotch à mesure que d’autres y prennent goût partout sur la planète, tout ce qui suit est entièrement notre faute. Bon, OK, surtout la faute des Américains[1], qui absorbent à eux seuls la moitié de la production.

«En France, The Glenlivet pointe à la 11e place des ventes de single malts. Il n’a pas bénéficié de l’attention qu’il méritait, et a pris beaucoup de retard, regrette Eric Sampers, en charge des whiskies premium chez Ricard. Nous n’avons décidé de sortir les rames que très récemment.»

Alambics Glenlivet. DR.

Il a donc fallu repousser les murs et dupliquer la distillerie pour répondre à cette demande. En tout, ce sont désormais 7 paires d’alambics qui ronflotent en continu. Avec 16 cuves de fermentation de 60.000 litres (6m de haut) pour les alimenter. Et un nouveau mashtun, un monstre d’acier qui brasse en une seule charge 13,5 tonnes d’orge concassée et 110.000 litres d’eau chaude. Ces travaux d’extension, achevés en 2010, ont porté la capacité de production de la distillerie de 6 à 10,5 millions de litres d’alcool pur par an, intégralement consacrés aux single malts (rien ne part dans les blends). Cinq ans plus tard, il va falloir recommencer.

«On n’avait pas anticipé à ce point l’explosion continue de la demande, plaide Ian Logan, l’ambassadeur international de la marque. C’est hallucinant! Du coup, il faut agrandir de nouveau.»

Derrière les chais, les coups de pioche ont déjà heurté la terre pour faire jaillir, dans les deux ans, une troisième salle équipée à elle seule de sept nouvelles paires d’alambics. De quoi produire chaque année 20 millions de litres d’alcool pur. A touche-touche derrière Glenfiddich, le single malt le plus vendu au monde, Glenlivet compte bien passer devant dans le virage de 2016.

De l'eau pour le whisky

Et les défis s’enchaînent. L’eau, d’abord. Croyez-le ou non, même dans un pays où les dieux de la pluie passent leurs journées à pleurer, cette précieuse ressource naturelle commence à poser problème. Il faut des quantités phénoménales de flotte pour produire du whisky, à chaque étape de la production: pour brasser, fermenter, distiller (refroidir les condenseurs), diluer… Et Glenlivet en pompe 7 à 8 millions de litres par semaine. Un océan qui passera à 14 millions de litres hebdomadaires quand la prochaine tranche sera mise en service.

Rationnaliser l’eau est le grand défi des années à venir pour notre industrie

Alan Winchester

«Rationnaliser l’eau est le grand défi des années à venir pour notre industrie, remarque Alan Winchester, le master distiller de Glenlivet. C’est la première des conséquences du réchauffement climatique à laquelle nous nous préparons.» Le nouveau mashtun fonctionne ainsi à l’économie, avec un seul rinçage (au lieu de trois traditionnellement).

«Mais avec la prochaine extension, il va falloir réétudier l’alimentation en eau. La source de Josie’s Well, qui fait tourner la distillerie depuis toujours, ne suffira plus, avoue Ian Logan. Cet hiver, il n’a pas assez neigé dans le Speyside, on sait déjà qu’on risque de manquer d’eau en été. Certaines distilleries dans la vallée devront peut-être cesser la production.»

Protéger le goût

Dégustation du Founder’s Reserve dans les chais. DR.

Autre défi posé par le gigantisme: le goût. Comment conserver au nectar dont vous avez l’habitude toute sa qualité, avec la même constance, quand on double deux fois la production en huit ans? «Les process de fabrication sont les mêmes, et les nouveaux alambics sont les répliques exactes des anciens», assure Ian Logan. Chacun d’entre eux est en outre équipé d’un «spirit safe» perso (un coffre verrouillé où arrive le distillat), alors qu’en général un seul et unique coffre récupère la production de tout le troupeau de cuivre. «Chaque distillat arrive dans son propre collecteur, et c’est seulement une fois validé qu’il est mélangé aux autres. S’il n’est pas conforme à Glenlivet, il est redistillé. Et si l’on doit affiner les réglages, alambic par alambic, on peut le faire sans incidence sur le reste de la production», reprend Ian Logan.

Reste l’âge. Et là, rien à faire, Glenlivet rajeunit. Plus exactement, il n’a plus le temps de vieillir. Le 12 ans s’apprête à disparaître des rayons (faites des stocks) en Europe, remplacé par le Founder’s Reserve sans compte d’âge.

Rien à reprocher au petit nouveau, qui fait bien mieux que succéder à son aîné, avec son nez de fruits jaunes bien mûrs (la main moins lourde sur la vanille), sa bouche onctueuse de cake aux raisins secs piqué de chocolat, et une versatilité bluffante en mixologie. «On aurait pu continuer à fabriquer le 12 ans, reprend Ian Logan. Mais très vite, on n’aurait plus eu les stocks pour élaborer le 15 ans, puis le 18 ans.»

Les connaisseurs se portent plutôt vers les single casks, les éditions limitées et la gamme Nàdurra, embouteillée à la force du fût et donc non filtrée à froid, bien qu’elle aussi commence à montrer des pudeurs sur son âge. Après le 16 ans, appelé à disparaître lui aussi au profit d’un Bourbon First Fill sans âge, une version Oloroso (vieillie en ex-fûts de sherry) est arrivée cet hiver et un tourbé (sans tourbe, mais vieilli en ex-fûts de Laphroaig) devrait compléter le chœur d’ici à la rentrée, sans chiffre sur la bouteille. Mais inutile de se plaindre: au risque de me répéter, c’est entièrement de notre faute.

1 — En France, le single malt le plus vendu est Aberlour, un autre bébé de Pernod-Ricard Retourner à l'article

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