Boire & manger

Distinction, appropriation, rébellion, déclassement? Vers une théorie sociologique de la street food

Temps de lecture : 17 min

On pourrait penser qu'avec la folie street food, les gastronomes ont découvert les joies des mets simples de moindre standing, et que les barrières entre haute cuisine et cuisine de rue s'effacent. C'est l'inverse: les spécialités de la cuisine de rue et des fast-foods se sont embourgeoisées et ont servi un subtil nouveau snobisme culinaire.

Cheese and Bacon Chips / insatiablemunch via Flickr CC License By
Cheese and Bacon Chips / insatiablemunch via Flickr CC License By

Avant, un fast-food servait des plats bon marché, une nourriture utilitaire, dans des lieux souvent sans âme ou à la décoration criarde, pour une clientèle populaire peu regardante sur l’hygiène et tolérante quant à la teneur calorique de son plat.

Cette dimension populaire de la nourriture à manger avec les doigts, souvent dans la rue, est en train d’être remise en cause par ce qu’il est convenu d’appeler depuis quelques années «la révolution street food». Qu’est-ce que la révolution street food? C’est quand ça ressemble à un fast-food mais en meilleur, plus cher, avec des noms compliqués pour les ingrédients et que c’est servi dans un espace plus propre et mieux décoré par des employés qui n'ont pas le look typique du gars qui vous demande si «salade-tomates-oignons?» avant de vous laisser choisir entre la samouraï, la blanche ou l'algérienne.

Pour illustrer le chemin parcouru par le hamburger, star du genre, on peut remonter à l’enquête de terrain parue en 1923 par Nels Anderson sur les «hobos», les sans-abri américains qui, dans une gargote de Madison Street annonçant «un vrai repas pour 10 cents», avalent un «hamburger plus un oeuf» pour cette somme modique:

«Ils savent que le hamburger est généralement bourré de pain et de pomme de terre, que le pain est habituellement rassis et le lait fréquemment tourné. Il y en a peu qui ne sont pas dégoûtés par les odeurs de la gargote, mais un habitué raisonne ainsi: “Je ne me permets pas de regarder, et à partir du moment où les yeux ne voient pas, le coeur ne se désole pas”.»

Au risque de céder au jeu de mots facile, on constatera qu’en près d’un siècle, le hamburger est passé du hobo au bobo, qu’on sert dans les bistrots et les fameux food trucks.

Depuis quelques années, les urbains découvrent autour de chez eux ou de leur lieu de travail ces restaurants d’un nouveau genre qui servent un classique de la cuisine populaire bon marché réinventé, upgradé, détourné, magnifié.

Kebab, hot-dog,
pan bagnat,
croque monsieur, hamburger... Aucune spécialité populaire n’échappe à sa sophistication

Le phénomène est plus ou moins développé selon les lieux. Les locaux de Slate, rue Sainte-Anne dans le IIe arrondissement de Paris, ont la particularité d’être situés dans un triangle d’or du ketchup-mayo haut de gamme, avec plusieurs restaurants qui s’intègrent dans ce mouvement street food, ce qui fait des salariés de votre site préféré des cobayes consentants de ce laboratoire culinaire. Kebab, hot-dog, club sandwich, pan bagnat, croque monsieur et, bien sûr, hamburger... Aucune spécialité populaire n’échappe à sa sophistication.

Bagnard, restaurant de pan bagnats (7, rue Saint-Augustin, 75002 Paris), ouvert par l'ancien participant de l'émission Top Chef Yoni Saada[5]

Un phénomène élitiste difficilement assumé?

L’étiquette street food haut de gamme ou de luxe n’est en général pas très bien vécue par les intéressés. C’est ce qu’expriment les restaurateurs interrogés, qui ont accepté de se prêter au jeu de l’introspection et de l’auto-analyse.

Frédéric Peneau par exemple, cofondateur de Grillé, qui fait un kebab au veau au pain d’épeautre bio, avec des sauces élaborées et de la viande du «boucher star» de Paris, Hugo Desnoyer. Pour la petite histoire, la boutique se situe à 15 mètres des locaux de Slate, et est rapidement devenue une attraction parisienne courue.

«L’idée du kebab, ça m’a pris un matin dans mon lit, se rappelle le cofondateur de Grillé. Je voyais tout le monde faire du hamburger. J’avais fait un long voyage au Moyen-Orient et je voulais retrouver ces bons kebabs que j’y avais mangés.»

Son restaurant a rapidement été qualifié par la presse kebab de luxe ou kebab chic, et ça l’énerve un peu, comme nous le raconte très directement autour d’un café cet ancien architecte, déjà à l’origine d’un grand succès de la restauration parisienne avec Inaki Aizpitarte, Le Châteaubriand.

C'est pas un kebab de luxe, c’est
un bon kebab,
fait avec amour

Frédéric Peneau

«J’ai pas envie qu’on me colle l’étiquette du kebab de luxe, c’est pas un kebab de luxe, c’est un bon kebab, fait avec amour. Quand on allait manger un kebab faubourg-Saint-Denis, on ressortait avec des boutons. C’est de la viande à 1 euro le kilo, c’est souvent dégueulasse. Même s’il y en a qui sont très bons.»

Grillé

15, rue Saint-Augustin, 75002 Paris

Grillé (au veau et, bientôt aussi à l'agneau nous a-t-on promis) au pain maison de farine blanche et de farine d'épeautre bio + sauce (au fromage blanc et raifort ou sauce verte pimentée): 8,50€
Frites maison: 3€

Cette exigence a aussi un coût: les restaurateurs du genre utilisent des matières premières de grande qualité et le répercutent sur les prix de la carte –et ils n'oublient pas de nous rappeler que les temples du fast-food bas de gamme à la clientèle populaire restent d'énormes machines à cash...

Pour ce reportage le plus resserré de l’histoire du journalisme culinaire, notre prochaine étape située quelques mètres plus loin s’appelle Bio Burger, qui comme son nom l’indique est un restaurant de hamburgers fait entièrement avec des produits bio. Un établissement qui est arrivé au début de la vague de la restauration rapide de qualité avec le premier foodtruck parisien, Le Camion qui fume ou encore Big Fernand, restaurant de burger devenu depuis franchise. Un menu de 10 à 12 euros qui est devenu plus ou moins l’alimentation de base des forces vives de Slate.fr (les stagiaires rois en prennent un par semaine car c’est assez cher pour eux, les mieux payés y mangent deux à trois fois par semaine).

À sa tête, trois jeunes associés de 26, 27 et 28 ans dont l’école était située à La Défense. Comme nous l’explique Romain, l’un d’entre eux:

«On en avait ras le bol d’aller manger au McDo et on s’est dit: “Pourquoi pas un hamburger bio?»

À l’époque, en 2011, le concept passe pour une blague y compris pour ses initiateurs mais, baignés de discours sur le développement durable et l’écologie, les trois étudiants y croient et se lancent. Tout est donc bio, de l’huile de friture au ketchup pour un prix qui, explique Romain, le situe entre le fast-food de base mais au dessous des enseignes de «fast casual» qui vendent des salades et des plats préparés et cartonnent dans les quartiers d’affaire.

«J’espère juste que ça ne sera pas une mode, poursuit Romain. Depuis deux ans, un peu tout et n’importe quoi se crée, il y a beaucoup de gens qui veulent surfer dessus.»

Bio Burger

10, rue de la Victoire, 75009 Paris et 46, passage Choiseul, 75002 Paris

Burgers à partir de 6,6€
Petite frite maison ou coleslaw : 2,2€

Plus qu'une mode, la street food confine au fétichisme culturel, comme avec le festival Super Barquette, où les Parisiens ont la chance de payer 5 euros pour déambuler dans les allées du Wanderlust et payer leur petite barquette de streetfood dans les 7 euros (sans parler des prix de l'alcool, j'en ai encore mal à la CB rien que d'y penser).

Super Barquette, super foutage de gueule?

Bourdieu et le burger: le mangeur de street food est-il un omnivore culturel?

Loin d’être une homogénéisation apparente des pratiques alimentaires, la culture street food élaborée pourrait être un nouveau terrain de distinction, pour reprendre le titre d'un classique de Pierre Bourdieu sur la sociologie de la culture et des styles de vie.

Quand le penseur mène l’enquête de terrain de La Distinction, dans les années 1970, les Français ont des goûts et des styles alimentaires tranchés en fonction de leur statut social, voire antagonistes. Dans le domaine de l’alimentation auquel Bourdieu consacre un long passage, classes supérieures et professions libérales se distinguent par leur orientation vers le raffiné, le léger, et leur rapport à la nourriture est conditionné par l’idéal de minceur. Paysans et ouvriers ont le goût des nourritures plus lourdes et grasses, manifestant leur matérialisme dans ce domaine comme dans d’autres, qui s’explique par le besoin de profiter des rares bons moments de la vie. Ils se démarquent aussi par leur façon de manger: «On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler», écrit le sociologue à propos du rituel du repas populaire.

Rien de plus distinctif ou plus distingué que la capacité de conférer un statut esthétique à des objets qui sont banaux, voire "communs"

Pierre Bourdieu, 30 ans avant
le renouveau du burger

Les aliments choisis et les manières de les consommer mettent aussi en question chez les hommes des classes populaires le rapport à la virilité: ils apprécient les plats roboratifs et dédaignent les mets à manipuler délicatement et jugés trop féminins (les fruits, le poisson).

Ces observations pertinentes à l’époque de la parution de l’enquête semblent en contradiction avec ce que nous dit le mouvement street food: on aurait a priori plutôt l'impression que la gastronomie se «dégrade» pour rejoindre des standards plus populaires, moins «distinctifs». On peut aussi rapprocher ce mouvement du concept d’omnivorisme culturel, élaboré après La distinction par le sociologue américain Richard Peterson[1] pour évoquer les membres des classes supérieures à l’aise avec les styles légitimes comme avec la culture populaire, effaçant —en apparence– la distinction entre culture noble (highbrow) et populaire (lowbrow).

Comme le notent les sociologues Josée Johnston and Shyon Baumann (sociologues à l'université de Toronto et à peu près les seuls à s'être penchés sur le sujet) dans un article de 2007, à première vue «l’omnivorisme entraîne une érosion des barrières entre la haute cuisine [en français dans le texte] et la culture culinaire populaire comme les hamburgers, les hot dogs ou la tarte au poulet».

Mais selon eux, la nouvelle street food aurait bien un caractère distinctif. Car l’aplatissement de la hiérarchie des goûts fait reposer comme jamais la capacité de se distinguer sur la manière d’approcher sa consommation culturelle et, ici, les analyses de Bourdieu n’ont rien perdu de leur pertinence. Selon Josée Johnston et Shyon Baumann, l’analyse de la presse gastronomique «gourmet» aux États-Unis («Gourmet food writing» dont on imagine qu’en France le guide du Fooding serait la publication phare) suggère que nous ne sommes pas entrés dans un paradis relativiste dans lequel tout se vaudrait et toutes les nourritures seraient légitimes, car la presse et les blogs qui font autorité sélectionnent certaines spécialités en leur appliquant une «disposition esthétique», c’est à dire une manière de les appréhender qui va au-delà du rapport fonctionnel à la nourriture.

«Rien de plus distinctif ou plus distingué que la capacité de conférer un statut esthétique à des objets qui sont banaux, voire "communs"», constate Bourdieu. On aurait à faire à une approche touristique du fast-food, qui n’est plus conditionnée par une recherche de satisfaction immédiate (manger). Pour reprendre les termes de Bourdieu, on passerait de la substance (manger pour son argent) à la forme (mettre l’accent sur le raffinement, la qualité et l’exotisme de la proposition).

Cela, Justin Peters l'a très bien résumé dans un article traduit sur Slate.fr sur la «hipsterisation du burger»:

«La culture des foodies a envahi l'Amérique, avec sa ferveur post-moderne pour le brouillage des lignes, sa fusion entre populo et snobisme, sa transformation de la bouffe jetable en gastronomie sophistiquée.»

Le nouveau snobisme

Plutôt qu'à un omnivorisme culturel, on aurait à faire en street food comme en d'autres domaines à ce que les sociologues Annick Prieur et Mike Savage nomment une «“appropriation réflexive” de la culture»[2], marquée par «une attitude spécialement distanciée et ironique et en même temps particulièrement verbalisée (dans ce type d'appropriation, le choix de chaque objet –qu'il soit destiné à la décoration, à la cuisine, à la toilette individuelle ou à tout autre usage du même genre– est susceptible d'être justifié et accompagné d'une narration développée)».

Dans le cadre de ces nouveaux codes culturels, écrivent quant à eux les sociologues du «gourmet food»,

«des nourritures de statut peu élevé, populaires et/ou ethniques sont perçues avec un détachement esthétique, transformées de nourritures de nécessité à des oeuvres d’art, et souvent d’une manière qui les rend culturellement et souvent économiquement inaccessible aux consommateurs d’origine».

Des nourritures de statut peu élevé, populaires et/ou ethniques sont perçues avec un détachement esthétique, transformées de nourritures de nécessité à des œuvres d’art

Josée Johnston et Shyon Baumann,
sociologues des foodies

Si on peut trouver dans un magazine «gourmet» l’exemple d’un hamburger au boeuf de Kobe et au foie gras à 39 euros, la presse qui suit et consacre cette nouvelle scène culinaire mettra pourtant en avant, plutôt que les prix, les motivations esthétiques du créateur et sa quête d’une cuisine authentique. Ce brevet d’authenticité est obtenu en mettant l’accent sur des techniques «simples», une production à petite échelle, non industrielle et des produits bio.

Le confondateur du Bio Burger nous raconte ainsi qu'il éprouve de la fierté d’avoir été aux débuts du mouvement mais, également, quelques craintes face au nouveau fétichisme du sandwich:

«Faut arrêter un peu de se la péter, on fait des hamburger. Il faut qu’ils soient bons, au prix juste.»

C’est aussi ce que soutient Fred Peneau à propos de l'engouement culturel pour la street food:

«Faut pas que ça aille trop loin, ça doit rester simple. Ça me fout les jetons, on perd un peu la notion de plaisir quand c’est trop expert.»

L'authenticité, c'est aussi la mise en avant d'un désintéressement, comme l'affirme d'ailleurs l'auteur du blog Paris Burger qui a épinglé Slate après notre article sur «la hipsterisation du burger»:

«Si dans les années 1990, les businessmen de quartier lançaient des franchises McDonald’s pour engranger un maximum de bénéfices, aujourd’hui, les restaurateurs qui se lancent dans le burger le font pour proposer un produit de qualité à des gens qui sont comme eux, des adorateurs des bons burgers.»

Donc l’omnivore culturel de la société postmoderne n'a pas mis fin au snobisme culturel, simplement les frontières ont bougé. D'abord les classes populaires restent confinées dans un répertoire culturel plus restreint, ensuite si la consommation de pop culture est devenue socialement acceptable voire revendiquée, de nouvelles hiérarchies internes se sont dressées à l’intérieur des genres populaires eux-mêmes: séries dites de qualité et séries soap opera, rap érudit et rap Skyrock, et même porno bas de gamme et porno de qualité [3]… Hamburger du McDo et Burger de restaurant ou food truck.

Comme le résume un blog de sociologie qui s'intéresse à Washington DC, la légende de la démocratisation de la «scène» street food masque en réalité une manière subtile de maintenir un statut: ces critiques et journalistes «légitiment un éventail relativement étroit d'aliments qui, en fait, recquièrent un capital culturel considérable pour être perçus comme désirables et un considérable capital économique pour se les permettre».

Bien sûr, cette critique ne s'adresse pas à tous les acteurs, car nombre d'entre eux paraissent sincères dans leur volonté de proposer une assiette de meilleure qualité pour un prix raisonnable à une large clientèle. Et, d'ailleurs, même les articles qui défendent le sandwich d'avant son intronisation par ces nouveaux acteurs mettent eux-mêmes en avant une quête d'authenticité, qui pourrait être considérée comme l'ultime forme de distinction (manger chez McDo peut-il redevenir cool?).

Un sandwich à 15 euros? Vous êtes sérieux?

Le mouvement street food apparaît donc comme un paradoxe culturel ambulant: simple mais plus onéreux que la cuisine populaire de rue, mais aussi dans certains cas plus sophistiqué qu'il ne le revendique... Car ces produits culturels qui viennent d’en bas, de la rue, sont hissés à un rang culturel plus acceptable par des acteurs qui, eux, viennent plutôt de la grande cuisine gastronomique. Exemple emblématique, la patronne du premier food truck parisien de burger, Kristin Frederick, a travaillé dans l’hôtellerie de luxe. Amenant dans leurs valises leurs «dispositions savantes» et «esthétiques» (Bourdieu) comme les amateurs de pop culture américaine (jazz, BD et comics, rock) le faisaient dans les années 1970-80 pour donner à ces genres jugés mineurs leurs lettres de noblesse.

Cette disposition esthétique n'est justement pas l'apanage du tout-venant (c'est précisément ce qui la rend distinctive!) et, un peu comme Bourdieu avait bien perçu la «bonne volonté culturelle» des classes moyennes, qui restent plus sages dans leurs choix et soumises à l'assentiment des institutions (les fameux quatre T de Télérama), la bonne volonté gastronomique rend difficilement compréhensible pour un tel public l'intérêt de la proposition street food –les guides traditionnels et leurs notations resteront les sources autorisées lors du choix d'un restaurant.

C'est ce qu'on nous explique aux Affamés Emmanuel Catois. Arrivé à la restauration après une première vie professionnelle dans la logistique en Côte d’Ivoire, lui aussi assume le côté technicien de la street food. Avec un CV impressionnant (des étoilés au Michelin, des palaces, la formation de Thierry Marx, le pape de la street food), il a ouvert un restaurant avec son associé, toujours dans ce même IIe arrondissement parisien.

«J’aime le côté technique de la cuisine. C’est de la street food mais comme dans un restaurant. Tout est pesé, mesuré. J’ai des fiches techniques pour tous les plats, pour que l’assaisonnement soit exactement le même à chaque fois que tu viens. On fait de la restauration rapide, mais de super bonne qualité, ce qui existait il y a 30 ans.»

Au menu: des burgers, mais aussi des sandwiches au puma, du cochon ibérique nourri au gland, de l’épigramme d’agneau, du confit de bœuf qu’il cuit pendant six heures… Desnoyer pour la viande, des produits bio, des citrons de Menton, etc. On en vient alors à l’image que renvoie parfois la nouvelle street food: trop chère, un peu snobinarde…

«C’est vrai que ce qui est significatif, note son associé Angel Fuentes, c’est quand les gens voient le sandwich mortadelle à la truffe sur la carte. Il disent: “quoi? Un sandwich mortadelle à quinze euros?” Mais c’est un artisan italien qui la fournit, le sandwich est accompagné de riquette (de la roquette sauvage), et d’une pâte de truffe blanche. Un client est entré tout à l’heure et a vu qu’on faisait de la puma, il ne savait pas ce que c’était. Il a fallu que je lui explique ce qu’on faisait.»

Les Affamés

7, rue Saint-Augustin, 75002 Paris

Sandwich du jour à partir de 8€ (exemple: Épigramme d'agneau grillée au barbecue et légumes croquants)

Burgers à partir de 12€

Burger et lutte des classes: la gentrification du sandwich et l’appropriation des quartiers symboliques de la classe populaire?

Comme l’explique très bien un jeune entrepreneur qui s'est lancé dans la brasserie en amateur –et souhaite rester anonyme–, «il existe en ce moment une tendance qui consiste à prendre certains produits de la culture populaire et à les embourgeoiser», pour «en faire un produit qui ne s’adresse qu’à une élite urbaine d’esthètes». Comme beaucoup des acteurs de cette «scène» émergente, lui voudrait faire l’inverse, c’est à dire appliquer des standards de production haut de gamme pour les mettre à portée -et au prix- de tous les gosiers…

La sociologue Karen Bettez Halnon, professeure de sociologie à l'université d'État de Pennsylvanie, a analysé plus globalement ce destin des pratiques populaires dans un livre et un article et leur a donné le nom de «poor chic». Elle se penche en particulier sur des pratiques emblématiques de la culture masculine ouvrière des États-Unis, ce qu’elle appelle les «MMT» pour «Muscles, Motorcycle and Tattoos»[4], soit la pratique du culturisme, de la moto et du tatouage, un «tryptique de la masculinité populaire» américaine, tous ayant connu une appropriation par les classes moyennes.

The Consumption of Inequality: Weapons of Mass Distraction, Karen Bettez Halnon, Palgrave Macmillan.

La chercheuse parle d’une appropriation des «quartiers symboliques» de la culture populaire commerciale, dressant un parallèle avec la gentrification. De même que la gentrification désigne en géographie urbaine l’appropriation de l’espace des quartiers populaires par des habitants des classes moyennes, l'appropriation des pratiques est un grignotage par les classes moyennes et supérieures d’un territoire symbolique populaire.

Le paradoxe maintes fois observé de cette transformation urbaine est qu’elle incorpore subtilement des éléments du patrimoine ancien comme des touches rappelant la vocation industrielle ou commerciale du lieu, souvent avec une intention ironique, alors même qu’elle se fait sans les habitants d’origine dont on loue avec nostalgie le style de vie et le caractère authentique.

Pour retirer de ces quartiers les stigmates associés à leur réputation de pauvreté, explique pour sa part Karen Bettez Halnon, les nouveaux habitants se lancent dans une quête de «pureté historique et d’authenticité», dans la mesure où «les gentrifieurs ne trouvent jamais leurs objets de gentrification acceptables dans leur état d’origine, ou en l’occurrence, dans le style de vie des habitants d’origine», note-t-elle.

Comme observé pour la street food, la réhabilitation symbolique passe par plusieurs phases avec les MMT, notamment:

- Le développement d'un langage ésotérique
- Une historicisation de la pratique, lui donnant une épaisseur culturelle
- Une reconnaissance par des institutions légitimes (presse culturelle, musées, festivals)

Le parallèle a ses limites: la conséquence ultime de la gentrification est l'éviction des habitants d'origine. Or, jusqu'à présent, il semble qu'on dispose de suffisamment de points de ventes de sandwichs pour nourrir tout le monde. Simplement, ce ne sont pas les mêmes.

Une anxiété de classe? Le syndrome Fight club

Dans un article récent, l’écrivain et activiste Joseph Todd analyse le même phénomène à Londres avec une lecture empruntant à la gauche radicale, parlant de «la marchandisation de la culture populaire». Il se demande pourquoi les cols blancs londoniens sont devenus obsédés par les quartiers d’entrepôts et la révolution «street food». L’auteur y voit un effet de la crise spirituelle de la classe moyenne londonienne, aliénée dans ses «bullshit jobs», «se sentant impotente face au fonds d’écran de son écran d’ordinateur. Incapable de faire quoique ce soit d’utile, étrangère au travail physique et tourmentée par le souvenir que leur père pouvait faire quelque chose d’utile de ses mains, ce qui est encore le cas de la classe ouvrière».

L’antidote:

«Les Londoniens de la classe moyenne affluent vers les bars et clubs qui offrent une expérience préconditionnée et marchandisée de la culture ouvrière ou des immigrés, présentée comme une façon de se reconnecter avec la réalité, de faire l’expérience de la marge et d’échapper à cet antagonisme bureaucratique dépourvu de sens qui imprègne leur vie professionnelle.»

L’auteur voit d’ailleurs une source commune à cette «appropriation culturelle» et à l’«anxiété» qui motiverait la découverte de nouveaux quartiers pauvres et immigrés dans le processus de gentrification spatiale.

Karen Bettez Halnon écrit d'ailleurs que ce fonctionnement est «une activité rationnelle qui répond d’une manière stratégique aux craintes des classes moyennes vis-à-vis du déclassement social en objectifiant les symboles des classes populaires comme autant de séjours courts, sûrs, distanciés et socialement aseptisés à travers (une forme de) vagabondage» vers ces territoires inconnus.

Un peu, précise la sociologue, comme les adolescents aisés qui tirent profit par leurs choix vestimentaires de l'aura du rocker pauvre sans avoir à interagir avec des prolos: la street food améliorée pourrait dans cette optique être à l’alimentation ce que les jeans de marque vendus troués ont été à la mode vestimentaire.

1 — Democracy versus Distinction: A Study of Omnivorousness in Gourmet Food Writing, Josée Johnston and Shyon Baumann. American Journal of Sociology, Volume 113 N°1 (Juillet 2007). Retourner à l'article

2 — Lire en particulier sur ce sujet l'article de Sciences Humaines sur «Les nouveaux codes de la distinction». Retourner à l'article

3 — Emerging Forms of Cultural Capital, Annick Prieur et Mike Savage, European Societies, Volume 15, N° 2 (2013). Traduit dans Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Philippe Coulangeon et Julien Duval (dir.), La Découverte. Retourner à l'article

4 — Muscles, Motorcycles and Tattoos. Gentrification in a new frontier, Karen Bettez Halnon et Saundra Cohen, Journal of Consumer Culture, Volume 6, mars 2006. Et The Consumption of Inequality: Weapons of Mass Distraction, Karen Bettez Halnon, Palgrave Macmillan. Retourner à l'article

5 — Dans une première version de l'article, le chef Yoni Saada était crédité à tort comme vainqueur de l'émission Top Chef. Retourner à l'article

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