Culture

Pourquoi «Mad Men» est aussi une immense comédie

Temps de lecture : 7 min

Chef-d'oeuvre télévisuel acclamé pour sa très juste peinture de la société américaine des sixties, la série pratique aussi un humour subtil et référencé.

Avertissement: cet article contient quelques spoilers des sept premières saisons de Mad Men.

Chef-d'oeuvre télévisuel acclamé pour sa très juste peinture de la société américaine des sixties, Mad Men pourrait aussi concourir pour le titre de la meilleure comédie en embuscade de ces dix dernières années. Sa science de la grammaire comique a de quoi étonner pour une série labellisée «drama intello». Matthew Weiner, son créateur et showrunner, est régulièrement décrit comme un bourreau de travail, un obsédé du détail historique. On oublie souvent de mentionner qu'il a aussi l'humour dans le sang.

De passage récemment à Paris au Festival Séries Mania, il expliquait qu'un bon dialogue ou une réplique réussie «doit toujours contenir un peu d'humour, d'une manière ou d'une autre». Durant la master class «Inside Mad Men», affable, il a commenté un épisode clé du show, «In care of» (saison 6, épisode 13), dans lequel Don va au bout de sa logique d'auto-destruction. Au sein de ce climax dramatique se glisse un arc narratif traité de façon comique: apprenant la mort de sa mère en croisière, Pete Campbell se met dans une rage folle et remue ciel et terre pour faire revenir son corps et éclaircir les circonstances du drame. Puis il réalise que la facture pour la retrouver va être très salée. «En même temps, ça ne la fera pas revenir», constate-t-il avec son frère, les deux s'entendant en silence pour lâcher l'affaire. «J'adore cette scène entre les deux frères, avoue Matthew Weiner. Quand on réalise que les deux ne veulent pas payer pour découvrir qui a tué leur mère, c'est à la fois hallucinant et très drôle (rires).»

Cette scène illustre un sens du tragi-comique omniprésent dans la série, que Weiner a aiguisé lors de ses années sur Les Sopranos, dont il a écrit douze épisodes. Mad Men est émaillée de scènes où la violence et la mort côtoient le rire. Une façon maline de pallier à l'absence de violence et d'action, deux ingrédients présents dans la plupart des grands dramas des 2000s (Breaking Bad, Les Sopranos, The Wire...).

Pour réveiller son audience, le scénariste n'est jamais à court de scènes sanglantes et imprévisibles. Dans «Guy Walks Into an Advertising Agency» (saison 3, épisode 6), une tondeuse rapportée dans les bureaux de Sterling Cooper provoque un incident: un des publicitaires de l'agence manque de perdre son pied. Le sang éclabousse l'agence proprette et les employés présents. L'affaire se termine par une blague dont Roger Sterling a le secret: «Mon Dieu, on dirait Iwo Jima là-dedans!»

Quelques années plus tard, Michael Ginsberg (Ben Feldman), ce personnage haut en couleurs qui a gratifié Mad Men de plusieurs moments décalés, finit par perdre la boule face à l'arrivée d'un ordinateur IBM. Après avoir tenté de séduire Peggy dans «The Runaways» (saison 7, épisode 5), il se coupe un téton et le présente à la jeune femme en guise de preuve d'amour! Cette séquence surréaliste, qui laisse le téléspectateur choqué et hilare, permet au passage d'évoquer le sujet tabou des maladies mentales dans les années 60. Matthew Weiner ne laisse rien au hasard.

Toute aussi tragi-comique est la sortie d'un autre personnage de Mad Men, Lane Pryce (Jared Harris). Endetté et trop fier pour demander de l'aide, il décide de se suicider (saison 5, épisode 12). En pleine nuit, Lane se faufile dans la Jaguar que sa femme, inconsciente des problèmes financiers du foyer, a acheté. Après avoir minutieusement préparé une belle intoxication au monoxyde de carbone, il démarre la voiture... qui cale. Impossible de ne pas sourire au bout de ces quelques secondes où l'on comprend que Lane ne réussira pas à se suicider dans sa Jaguar flambant neuve.

C'est pourtant la dernière fois que le téléspectateur voit ce personnage en vie, puisqu'il se pend dans les bureaux de SCDP dans la scène suivante. Ascenseur émotionnel. «On essaie toujours de tenir les téléspectateurs en éveil, explique Matthew Weiner, de les surprendre pour qu'ils se demandent ce qu'il va se passer. Il faut casser le rythme régulièrement. C'est ça être un entertainer.»

Fuck Yeah Roger Sterling

I told him to be himself. That was pretty mean, I guess

Roger Sterling, saison 4, épisode 6

Vous l'aurez compris, l'humour dans Mad Men se déguste bien noir. Il sait aussi se montrer plus léger. Matthew Weiner, qui a bossé sur la sitcom Becker (1998-2004) et réalisé la comédie Are You Here (avec Owen Wilson et Amy Poehler), transpose plusieurs codes de la sitcom à son drama. Des personnages comme Roger Sterling (génial John Slattery) et ses répliques eu tac-au-tac, ou Pete Campbell (Vincent Kartheiser) et ses mimiques cartoonesques, auraient pu évoluer dans une comédie en single camera.

Roger Sterling représente à lui seul toute l'essence comique de la série. Les admirateurs peuvent aller faire un tour sur le tumblr Fuck Yeah Roger Sterling, qui répertorie les scènes et punchlines les plus drôles du personnage, et laisse une place importante au duo comique très au point formé avec Peggy Olsen.

Dans «Lost Horizon» (saison 7, épisode 12), les deux complices se retrouvent pour un dernier tour de piste. Au sein des locaux vides de SCD, Peggy et Roger se soûlent au vermouth, ce qui donne lieu à une scène aussi absurde que poétique. Il joue au piano avec ce flegme irrésistible qui le caractérise; elle glisse gracieusement sur des patins à roulettes autour de lui.


Un peu plus tôt, alors qu'il tente de la retenir encore un peu dans les locaux, elle lui dit : «You just need an audience». Le sens de l'humour absurde et musical de Roger Sterling fait écho aux screwball comedies (comédies loufoques) et autres facéties des Marx Brothers, très populaires dans les années 30, durant l'adolescence du personnage. Matthew Weiner pousse la cohérence de son show jusqu'à attribuer aux personnages une couleur comique qui correspond à leur âge et leurs fonctions chez Sterling Cooper. Les créatifs comme Stan Rizzo, le sidekick fun de Peggy, ou l'excentrique Michael Ginsberg possèdent un sens de la dérision plus moderne que leurs aînés. Peggy ne s'ennuie pas durant les brainstormings. Surtout si, comme dans «The Crash» (saison 6, épisode 8), toute l'équipe se retrouve à bosser sous stimulants.


Les épisodes sous influences, particulièrement savoureux, constituent des summum comiques dans Mad Men: il suffit de revoir Roger Sterling sous LSD avec sa femme (saison 5, épisode 6) pour s'en convaincre. La force de ces séquences humoristiques réside dans leur parfaite intégration au sein de l'intrigue générale. Elles viennent rarement comme un cheveu sur la soupe, peuvent se suffire à elles-mêmes, mais signifient bien souvent autre chose. Dans cette séquence sous LSD, Jane, la femme de Roger, finit par discuter avec lui de leur couple à l'agonie.

Musique maestro!

Mélomanes avertis, les scénaristes de Mad Men ne se privent pas d'utiliser la musique comme ressort comique, que ce soit en hommage au genre de la comédie musicale ou pour des saynètes hilarantes, respirations essentielles dans le drama. Remember la démonstration de claquettes de Ken Cosgrove (coucou Fred Astaire) ou celle de Freddie qui joue du Mozart avec sa braguette. Pour l'hommage aux comédies musicales, on pense au fantôme de Bert Cooper qui chante «The best things in life are free» (une astuce pour dire au revoir au personnage sans verser dans le sentimentalisme) ou à l'inoubliable Zou Bisou Bisou fun et sexy chanté par Megan pour les 40 ans de Don.

I have ideas.
I'm sure you do. Sterling Cooper has more failed artists and intellectuals than the Third Reich

Pete Campbell et Don Draper, saison 1, épisode 4

Le lendemain, les deux font face aux conséquences de ce petit show. Dans une situation classique de sitcom, Harry Crane se moque de Megan, qui se trouve juste derrière lui. Puis Roger Sterling chante à Don un Frère Jacques irrésistible. Les scènes humoristiques dans Mad Men sont si nombreuses et si bien huilées qu'on peut raisonnablement penser que Matthew Weiner a la recette depuis quelque temps. «Faire rire les gens relève de quelque chose de magique et d'instinctif. On pourrait croire qu'il existe une sorte de technique, mais c'est faux», a-t-il pourtant assuré lors de son passage à Séries Mania.

Et Don Draper dans tout ça? Est-il drôle? Oui, si on compte le nombre de fois où il prévient sa secrétaire Dawn (un petit jeu de mots, puisque les deux prénoms se prononcent de la même façon) qu'il va faire une sieste. Ou de la facilité avec laquelle il séduit les femmes, seul le Hank Moody de Californication pouvant lui faire concurrence dans ce domaine. Il faut dire que le Cary Grant de Mad Men, mystérieux, attirant, complexe, a son statut de mâle alpha «avec des fêlures» à conserver.

Logiquement, Matthew Weiner n'a pas fait de lui le funny guy du lot. A l'occasion, il lui a tout de même réservé quelques scènes cocasses à défendre, où s'épanouit son humour pince-sans-rire. A l'instar de Roger Sterling, il est doté d'un don certain pour la répartie cinglante. Ses collègues, de Peggy à Lane en passant par Pete, en ont tous fait les frais. Dans l'épisode «The Crash», le comédien a eu à jouer un des rares moments de Mad Men 100% comique pour son personnage. Sous stimulants, Don arrive en courant façon cartoon, avant de se lancer dans un discours auto-parodique et incompréhensible.

Plus généralement, Don sera celui qui regardera l'autre se ridiculiser en prenant un air interloqué, ou juste désabusé. Ironique quand on sait que son interprète, Jon Hamm, adore parodier son personnage, notamment pour le Saturday Night Live, dont il a été l'hôte deux fois.

L'humour, dans Mad Men, revêt de nombreux visages. Aussi subtil et référencé que les autres aspects de la série, il se fond dans les intrigues, prend parfois toute la place avant de se faire à nouveau plus discret. Il a plusieurs fonctions: surprendre, exorciser, casser le rythme de l'épisode, évoquer un sujet de société sous des dehors légers, ou tout simplement divertir. La prochaine fois qu'un non-initié vous parle de Mad Men comme d'une «série chiante», vous avez le droit de lui rire au nez.

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