Dans le catalogue de sa maison de disques, Tricatel, il partage l’espace avec A.S. Dragon, April March, Helena Noguerra, Ingrid Caven, Michel Houellebecq et, bien sûr, Bertrand Burgalat. La photo de classe d'une certaine idée de la pop. Dans les magazines qui parlent de musique et dans les endroits où les disques se vendent encore, il voisine avec Benjamin Clementine, Blur, Tobias Jesso Jr, Iron & Wine ou Deerhunter. Des «poppeux» du monde entier; des rockers plus ou moins purs et durs. Sur son CV traînent des collaborations avec Phoenix et Sebastien Tellier, qui ne le rendent pas totalement étranger à cet univers.
Mais Christophe Chassol ne fait objectivement pas partie de ces chapelles. C’est un musicien qui se situe tout à la marge dans l’offre de musique disponible, puisqu’il est porteur d'une esthétique et d’une démarche singulières voire inédites, tout au-dessus de la mêlée, habité par une connaissance et une lecture de la musique égales à celle d'un musicologue-philosophe très sensible à l’histoire de l’art. Le prof de solfège que vous avez toujours rêvé d’avoir, en somme: cultivé, drôle, aventurier et sincèrement ouvert à votre sensibilité.
Avec quatre disques parus à cadences resserrées, quelques concerts aussi visuels que sonores, dont une mini-tournée française qui se termine ce vendredi 16 mai avant de reprendre en juillet, Chassol (son nom de scène) s’est fait une place qui ne doit rien à l’opportunisme, peu à une démarche de conversion, mais beaucoup à une construction intellectuelle consciente, et tout à une passion dévorante pour la musique. Cette histoire, il a pris le temps de nous la raconter. Ou plutôt, de nous la détailler –un mot très présent dans son vocabulaire–, chez lui à Paris, dans un océan de livres, de disques, de films et de claviers.
Comprendre la singularité de Chassol, c’est admettre qu'il est le contraire de l’écrasante majorité des musiciens. «Dis moi quelles sont tes influences, je te dirai comment tu sonnes»: seuls les grands aventuriers de l'histoire de la musique échappent à ce raccourci naturel. Sur ce point précis, il en fait déjà partie. Comprendre Chassol, c’est comprendre qu’il a été bouleversé par les gens qu'il écoute avec obsession, mais que son geste d’artiste a été d’écarter délibérément l’idée même de leur ressembler.
«Quand il cite un nom, ce n'est pas pour faire le malin»
«Il affiche ses influences mais pour mieux s’en affranchir, confirme Bertrand Burgalat, le fondateur de Tricatel. Il est très respectueux des démarches qu’il y a eu auparavant mais il arrive à les renouveler. Quand il cite un nom, ce n’est pas pour faire le malin. Il cite Steve Reich, mais il ne fait pas du Steve Reich.» «En tant qu’auditeur, je ne cherche pas à sortir du XXe siècle, reconnaît l’intéressé. J’aime ces choses depuis toujours: Jerry Goldsmith, qui est mon Dieu, Miles Davis, Ennio Morricone, Stravinsky, les minimalistes américains… Je trouve encore des choses à entendre dedans. Notamment des détails, sur lesquels je reviens sans cesse. » Nulle trace audible, pourtant, du Sacre du printemps, de Kind of Blue ou de la bande originale de Mon nom est Personne dans les quatre disques du musicien.
Si vous avez encore besoin de faire connaissance avec le son de Chassol, posons les choses ainsi: le Martiniquais de 38 ans ans harmonise le réel. Il enregistre un son de la vraie vie –un oiseau, votre propre voix– et le transforme en une mélodie, puis bientôt une ligne d’accords et enfin un morceau abouti, qui emprunte au jazz, à la pop, à l’electronica ou au hip-hop, pour résumer à la va-vite ce qui le rend si contemporain. «Si tu considères la musique comme le bruit et les sons organisés par l’homme, l’oiseau est le son de la nature le plus proche de la musique», dit l’artiste, qui a samplé la phrase d’un merle pour la placer au tout début de son dernier album. Des volatiles semblent justement engager un dialogue au beau milieu de l’interview. «Quand tu entends ça, c’est évident qu’il se passe quelque chose.» Il s’arrête. Sourit. Bouge la tête. Capte le son: c’est tangible physiquement.
La démarche trouve toute son amplitude dans ses albums Indiamore (2013) et Big Sun (2015), fruits de voyages respectifs en Inde et en Martinique avec opérateur caméra et preneur de son. L’oeuvre considérée dans sa globalité, divisée en chapitres, raconte sa propre histoire, mais chaque piste prise isolément tient debout. La version vidéo et la version audio forment elles aussi deux expériences abouties si on s’y livre séparément. «Quand je travaille, j’ai envie de me fabriquer un objet à regarder chez moi à 4 heures du mat’, le truc ultime, mon objet de plaisir», justifie-t-il. L’expérience vient d’être prolongée sur le web, où vous pouvez vous aussi jouer à être Chassol.
«Ce que je retiens de mes études de philo, c’est d’avoir appris à poser des questions, à construire des choses qui font sens, dit Chassol pour expliquer comment il atterri sur cette forme d’expression si neuve. En tant que musicien, tu te poses des questions, tu lis, tu emmagasines des idées, tu te documentes sur l’histoire de la musique et le travail des compositeurs qui sont tes idoles. Par exemple, ça n’en est qu’un parmi des milliards: je me mets à aimer Le Sacre du printemps à 18 ou 20 ans. Je lis et je constate que Stravinsky dit qu’il pousse la tonalité dans ses extrêmes, sans être atonal. Là, tu te demandes: qu’est ce que la tonalité? La modalité? Et que veux-je dire, moi? J’ai construit ma réflexion et ma pratique comme ça.»
L'artiste Chassol et l'enfant Christophe
Encore faut-il avoir le niveau pour explorer des terrains si exigeants. Avant l’artiste Chassol, il y a l’enfant Christophe, né en 1976. La musique, au Conservatoire, est «aussi importante que l’école du point de vue des parents». Travail, rigueur, contraintes. «Tu entends les cris des enfants, et toi tu travailles ton piano.» Très vite, cependant, vient la jouissance de profiter de cette boîte à outils:
Sous l’influence de la musique de West Side Story, de Prokoviev, de Chick Corea et tant d’autres, l’étudiant enchaîne tous les petits boulots possibles liés à la musique. Il tente le coup avec un orchestre de 24 musiciens, l’Institut Cobra. Il veut faire carrière. «J’ai vite compris que je pouvais gagner ma vie dans la musique de film ou la publicité plus que comme pianiste, raconte-t-il. Mais j’ai eu, dès le début, un propos de compositeur. On m’a proposé très tard de sortir un disque. C’est arrivé grâce à Bertrand Burgalat, le premier à comprendre où j’allais.»
Burgalat comprend en réalité un musicien, plus que sa musique. «Il tâtonnait», se souvient le chanteur-producteur et patron de Tricatel:
«Je le rencontre pour la première fois en 2003, quand il prend la relève sur un de mes projets de musique de film. J’ai vu tout de suite qu’il était un très bon musicien, avec beaucoup de technique. Mais ils ne fait partie de ces gens qui peuvent en être prisonnier et s’enfermer dans un jeu stérile. Il avait des références que je ne voyais pas dans cette génération. Les musiciens entre eux, c’est comme les femmes entre elles. C’est compétitif. Il y a ceux dont tu sens qu’ils ont vraiment envie de communiquer et ceux qui sont là pour piquer les plans des autres.
Avec lui, on peut échanger, ce fut tout de suite évident. Il a ce côté cool à l’américaine, qui n’est pas bidon du tout. Sous son air relax, on a quelqu’un de très concentré. Sa personnalité est dans sa musique. Il fait partager des choses pas toujours évidentes mais il le fait avec fluidité. Sa musique est totalement basée sur l’émotion; c’est musicalement très complexe si on le rationalise, mais l’auditeur n’entend que cette émotion.»
Burgalat a «des scrupules» à imaginer qu’il va pouvoir produire un profil pareil. «Son côté non pop m’intéressait même en tant qu’auditeur. Pour moi, ça allait sortir ailleurs. Mais je voyais qu’il ne bougeait pas.» «J’ai très peu envoyé de CD, à part peut-être à John Zorn ou au label Warp, confirme Chassol. Je ne voulais pas me prendre un refus.» Burgalat: «Le moment pivot, c’est le morceau Wersailles. Mon réflexe, c’est: "Il faut sortir ça tout de suite, c’est magnifique". Et le plus important est tout simplement de pouvoir se dire: "Je n’ai pas l’impression d’avoir entendu ça avant".»
«Au début, enchaîne Burgalat, il n’était pas évident de voir quelle forme ça allait prendre. Pour X-Pianos, le premier disque, j'ai poussé certains morceaux mais on a passé des choses moins fortes qui étaient importantes pour lui. Tant qu’à ramer et perdre du fric, je me suis dit: au moins, allons-y à fond. Faisons un double album et un DVD. C’était un peu suicidaire mais nous avons été bien récompensés.»
«Ultrascore»
La formule Chassol est déjà stabilisée autour du genre «ultrascore», le nom qu’il a donné à cette démarche d’harmonisation du réel basé sur des images. «Lui parlait déjà d’ultrascores comme si c’était un truc qui existait de fait, sourit Burgalat. Pour moi, il était important de le pousser le plus loin possible dans sa démarche et de ne surtout pas essayer de le faire rentrer dans la case pop rock.»
«Ce format est né de l’envie d’avoir un autre matériau que les gammes et les mélodies, raconte le musicien. Je travaillais naturellement le son des vidéos dans mon studio, puisque mes claviers sont sous l’écran. Je me suis rendu compte que je pouvais faire quelque chose avec n’importe quel son. Je connaissais la musique concrète. Gilles Deleuze, dans son abécédaire, dit la chose suivante à "S comme style": "C’est creuser dans sa langue comme une langue étrangère". Tu prends ta langue maternelle, tu approfondis, tu la portes à un niveau musical, et tu la fais swinguer. J’ai tout simplement répertorié mes outils, là où j’étais bon, quelle forme existait dans l’histoire de l’art pour raconter les choses, mes envies. C’est comme ça que j'ai trouvé mon style. »
Le support primaire de la musique de Chassol n’est que rarement une mélodie ou une grille d’accord. C’est une image animée. Le bain dans lequel il trempe depuis son enfance:
«J’ai beaucoup regardé la télé, le cinéma et beaucoup écouté de musiques de film. L’art contemporain invite à d’autres façons de mettre en forme les choses. Je me disais que je voulais une autre forme qu’un disque isolé dans la mesure où je joue synchronisé à l’image depuis assez longtemps. Ce style est venu naturellement, en fait.»
Avant de faire swinguer, la musique de Chassol fait sourire. Tentez le coup: il est compliqué de s'infuser sept minutes d’un discours de Barack Obama ultrascoré sans s’en amuser dès les premières images. C’est la même chose avec des anonymes de Rivière-Pilote en Martinique ou de la campagne indienne:
«Je revendique que chaque séquence est drôle mais mon souci n’est pas de faire rire, c’est de montrer le pouvoir de la musique, de cet art invisible qui sublime des images. L’humour et se moquer sont deux choses différentes. Je ne veux pas qu’on se moque des gens. J’ai au contraire envie de rendre les gens plus beaux. Et si vous me dites qu’il faut écouter le disque plusieurs fois pour qu’on les écoute enfin, ça me va.
Je suis assez compulsif et obsessionnel dans ma façon d’écouter la musique. Gamin, je faisais toujours "rewind-play » pour chercher les détails, comprendre à quel moment le poil se hérisse, pourquoi ça me fait ça. Idéalement, mon disque, je veux qu’on le réécoute plein plein de fois. D’abord que les accords, puis la mélodie, puis le sens des paroles. Si la phrase a une superbe mélodie mais que je n’arrive pas à inscrire le propos dans quelque chose, elle ne m’intéresse pas.»
Quand on lui fait remarquer que ses racines classiques le conduisent à produire une musique très actuelle, Chassol fait un bond en avant dans le futur et affirme aspirer à une forme d’intemporalité. «J’espère qu’en 2070, un gamin de quatorze ans se saisira des fichiers comme dans Minority Report en appelant ses potes: "Eh venez voir, j’ai trouvé un truc dément des années 2000, ça s’appelle Indiamore. J’espère que ça va rester. J’aimerais bien.» «Pour moi, le vrai succès dans la musique, ce n’est pas vendre des palettes de CDs, c’est Robert Wyatt, c’est quand votre travail est compris, conclut Burgalat. C’est ce qui se passe en ce moment. A Tricatel, on le suivra tous si on sent qu’il est fidèle à ce qu’il veut faire, qu’il veuille approfondir ou tourner le dos à tout cela. On ne pense pas "marché". On pense tout simplement que le public suivra.» Le public a rarement l’occasion de voyager dans le temps et dans l’espace en même temps. Il aurait tort de se priver.
Images et montage: Juliette Harau