Économie

Suicides liés au travail: la pression des «évaluations» en question

Temps de lecture : 3 min

Certaines méthodes de management des entreprises sont dangereuses et contre-productives.

Une salariée de France Télécom est décédée vendredi en se jetant par la fenêtre de son bureau, deux jours après le suicide d'un autre employé. Les salariés se sont mobilisés jeudi contre leurs conditions de travail et les méthodes de management, responsables, selon eux, du nombre élevé de suicides dans l’entreprise, 23 depuis 2008. La veille, un technicien de Troyes avait tenté de se suicider en se plantant un couteau dans l'abdomen lors d'une réunion après avoir appris la suppression de son poste.

Le ministre du Travail Xavier Darcos a demandé à rencontrer le PDG de France Télécom, Didier Lombard.

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Les suicides de salariés dans des grandes entreprises paraissent devenir monnaie courante. Les syndicats de France Télécom dénombreraient plus de 20 suicides depuis 2008. Ces suicides sont d'autant plus troublants lorsqu'ils sont commis par des ingénieurs ou des techniciens supérieurs expérimentés en poste dans des centres de recherche et de développement. Paradoxalement jusqu'ici, les directions d'entreprises, comme certains syndicats, ont oscillé entre cynisme (c'est pas notre faute, le salarié avait des problèmes personnels...) et politique de l'autruche. Il n'existe d'ailleurs pas de statistiques officielles sur le sujet. Le Conseil économique et social estime qu'il y aurait un suicide par jour en France.

Pour la première fois, le récent suicide d'un salarié breton de France Télécom a poussé la CFDT à s'exprimer le 7 septembre et à mettre en cause de manière précise le management. Des psychologues comme Christophe Dejours ou Marie Pezé ont bien montré dans leurs travaux les mécanismes au quotidien de la pression et de la violence au travail; mécanismes qui existent pourtant depuis des décennies, voire des siècles dans la vie au travail...

On peut alors légitimement s'interroger sur les outils de management qui font qu'aujourd'hui la pression que ressent un salarié puisse l'amener à commettre l'acte ultime. Ces dispositifs, pour la plupart d'entre eux, visent à individualiser les rapports au travail, notamment dans la rémunération et la progression professionnelle, mais aussi dans l'intégration d'une équipe de travail. Parmi la panoplie des outils développés par les services de ressources humaines, l'entretien annuel d'évaluation a pris une place importante ces dernières années dans les grandes entreprises et les PME. Cet entretien réunit une fois par an (deux fois dans certaines grandes entreprises) le salarié et son supérieur hiérarchique direct pour faire le bilan de l'année écoulée et pour vérifier que les objectifs fixés ont été atteints.

Les entretiens d'évaluation hypocritement présentés comme des moments d'échange et de dialogue sont le plus souvent des entretiens d'appréciation qui laissent la place à beaucoup de subjectivité, voire de manipulation. Nombre de cadres ne reçoivent d'ailleurs aucune formation pour mener de tels entretiens, ressentis parfois par eux-mêmes comme une contrainte et une perte de temps. De l'autre côté, des salariés se sentent perturbés ou infantilisés par ces procédures dont les comptes-rendus restent enregistrés dans leurs fichiers administratifs.

Très souvent des barrières déontologiques sont franchies lors de ces entretiens avec l'évaluation de comportements, que les gestionnaires des compétences appellent les savoir-être. Un salarié rapportait durant un séminaire de formation que son supérieur hiérarchique lui reprochait lors d'un entretien son «manque de charisme». Une autre indiquait que sa supérieure hiérarchique lui reprochait sa prise de poids après son quatrième accouchement et les «désagréments visuels» que cela pouvait provoquer auprès de la clientèle de l'entreprise.

Le terme évaluation vient de l'ancien français valeur dont la racine latine valere signifie valoir. Evaluer signifie bien apprécier, estimer la valeur de quelqu'un. L'évaluation qui porte sur les objectifs fixés qui peut paraître dans un premier temps marquée du sceau de l'objectivité laisse là encore la porte ouverte à toutes les dérives et manipulations. Par exemple, la question de l'ouverture à la mobilité géographique est souvent abordée dans ces entretiens: répondre par la négative laisse entendre son manque de motivation, sa rigidité, et pire, son manque d'adhésion à l'entreprise.

L'appréciation de la réalisation des objectifs est également loin d'être toujours mesurable. Nombre de cadres intermédiaires avouent que les objectifs fixés par les directions générales des entreprises ou des conseils d'administration ne sont pas atteignables, mais qu'ils permettent de «coller la pression». Qui plus est, un système de primes de productivité, qui passe parfois par des objectifs de réduction d'effectifs, peut être habilement distribué dans la ligne hiérarchique. Ainsi une politique de transmission de la «patate chaude», dont la transmission se fait généralement de bas en haut, se met insidieusement en place...

Dans une société où tout le monde est évalué, sur tout, tout le temps, de l'école primaire jusqu'à la retraite et où rien n'est permanent sauf le changement, comment être créatif, intégré... et finalement être productif? Plusieurs études indiquent que le coût du stress au travail est responsable de 50 à 60% des arrêts de travail et que le coût pour notre système de santé s'élèverait à 1,5 milliard d'euros. Que dire des coûts différés en termes d'inefficacité des organisations?

Bref, une politique de ressources humaines dans les organisations qui se voudrait être vraiment efficace et «humaine» reste à redécouvrir au risque de devenir un oxymore!

Gilles Pinte

Image de une: extrait de l'affiche du film de Laurent Cantet, «Ressources Humaines».

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