Sur le plateau de Mots croisés, le maire de Béziers, Robert Ménard, a affirmé, lundi 4 mai, avoir recensé 64,6% d'enfants de confession musulmane dans les écoles de sa ville:
«Ces chiffres, c'est ceux de ma mairie. Le maire a, classe par classe, le nom des enfants. Pardon de vous dire que les prénoms disent les confessions. On ne va pas nier l'évidence. Si vous vous appelez Mohammed, c'est que vous êtes...»
Tout dans ces phrases est insupportable. TOUT. C'est même à pleurer de rage.
Le fichage potentiel bien sûr –que la mairie de Béziers dément aujourd'hui face à l'enquête préliminaire ouverte par le parquet, mais dans le plus grand flou. Illégal (le traitement de données «relatives aux origines des personnes» est interdit par la loi informatique et libertés de 1978), anti-républicain, odieux. Formalisé ou non, ce décompte vise, qui plus est, des enfants. Honteux, dégueulasse, abject. Sans compter qu'on ne sait pas ce que l'édile comptait faire de ces «statistiques» à long terme.
Mais ce qui stupéfait, c'est aussi qu'on apprenne cette affaire du propre aveu de celui qui s'en rend coupable. Comme s'il considérait à ce moment-là, sur ce plateau télé, qu'il ne risquait pas grand-chose à révéler ses pratiques («Je sais que je n'ai pas le droit de le faire»), comme si ça allait passer, comme tant d'autres propos délirants finissent toujours par passer et qu'on s'y arrête à peine, inondés que nous sommes de sorties haineuses...
Oui, la classe politique, dans sa grande majorité, a condamné l'illégalité de cette possible pratique, et aussi ce qu'elle symbolisait et augurait. Mais mettre, formellement ou non, des enfants dans les cases en fonction de leur nom, et ranger les «Mohammed» dans la colonne «musulmans», ça n'est pas qu'illégal et infâme. C'est aussi complètement con. Con et malveillant.
Je m'appelle Nadia. Je suis athée. Je ne suis pas musulmane. Je ne l'ai même jamais été. Y compris à l'école, à l'âge auquel j'aurais pu être fichée en tant que musulmane. Ma mère, Khadija, est musulmane pratiquante. Mon père, Mustapha, non. J'ai des amis dont les noms de famille sont Cohen, Abecassis, Essayag, certains sont juifs, d'autres non. J'ai un ami dont les parents sont juifs, qui a, un temps, été musulman et qui n'est aujourd'hui toujours pas juif. J'ai une amie Marie qui n'est pas catholique. Le deuxième prénom de ma fille est Salomé, elle n'est pas juive non plus (elle croit à la mythologie grecque et aurait voulu s'appeler Athena).
«Musulmans d'apparence»
On en est donc au stade où il faut rappeler que ça n'a aucun sens d'assimiler un prénom à une religion. Que des Fatima sont portugaises et catholiques. Ou pas. Que les juifs et les musulmans ont des prénoms communs. Que des parents athées donnent un nom biblique, juif, musulman à leur enfant parce qu'ils trouvent ça joli.
Mais surtout, SURTOUT, il faut désormais marteler qu'il est impensable de connecter les prénoms, les noms de famille et/ou les origines à une religion. Que l'idée même de «religion supposée» est une aberration.
Mais il convient aussi de rappeler que l'assimiliation ethnie/religion n'est en rien l'apanage de l'extrême droite.
On se souvient évidemment de l'expression «musulman d'apparence» employée par Nicolas Sarkozy en 2012 alors même qu'il tentait de répliquer à un amalgame effectué par Marine Le Pen pendant l'affaire Merah:
«Je rappelle que deux de nos soldats étaient –comment dire?– musulmans, en tout cas d’apparence, puisque l’un était catholique. D’apparence... Comme on dit: de la diversité visible.»
Que dire de ce tweet imbécile du président de la jeune Droite populaire qui ironisait sur les prénoms des enfants de Vincent Peillon: Salomé, Maya, Elie et Izaak?
Que dire aussi de l'expression «d'origine musulmane», utilisée à tort et à travers?
Essentialisation des immigrés
Tout cela relève évidemment de l'essentialisation des immigrés, de la constitution d'un islam imaginaire qui serait incarné par des musulmans supposés, sinon suspectés. Un raisonnement qui pose les bases du grand délire du grand remplacement. Un raisonnement, aussi, qui est tellement répandu qu'il conduit les Français à estimer qu'il y a aujourd'hui 23% de musulmans en France (alors qu'ils ne sont que 8%).
Un raisonnement, du moins pour la logique «enfant d'immigrés originaires du Maghreb = musulman», qui peut aussi être adopté par la gauche.
Dire que tous les immigrés marocains, algériens, tunisiens, maliens... leurs enfants, petits-enfants sont musulmans, c'est ni plus ni moins ce qu'affirme Emmanuel Todd quand il dit que les musulmans ont été absents des manifestation du 11 janvier et qu'il s'agissait là d'une manifestation aux relents islamophobes. (A ce sujet, écoutez la brillante chronique de Sophia Aram sur France Inter).
J'ai personnellement vécu, dans mon quotidien, cette assimilation Nadia = arabe = musulman = fondamentalisme. Pas plus tard qu'il y a quelques jours. Je suis journaliste pour une émission de télé diffusée sur Arte. Nous avons enregistré une émission à l'occasion du débat sur «la jupe longue pas laïque» de Charleville-Mézières. Après l'émission (au cours de laquelle, faut-il le préciser, j'ai simplement fait mon travail de journaliste: poser des questions à nos invités ...), un téléspectateur a tweeté ça:
@28minutes Je n'ai pas l'impression que Nadia Daam reste objective quand le sujet aborde l'#Islam. On ressent parfois de la tension.
— Kr1s D4rk (@KR1SD4RK) 30 Avril 2015
L'an dernier, à l'occasion d'un autre débat sur l'islam, Elisabeth Chemla, journaliste invitée sur le plateau, m'avait «trouvée bien passionnée sur le sujet».
La musulmanie n'existe pas
Alors, oui, il faut s'insurger contre les pratiques de Robert Ménard, contre les cinglés adeptes de la théorie du grand remplacement, contre ceux qui voient en l'islam une menace, contre ceux qui sont persuadés que les musulmans, et par extension les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants de musulmans, ont un plan secret qui consiste à coloniser la France à grand renfort de viande hallal, contre ceux qui assimilent l'islam au terrorisme.
Mais il faut aussi lutter contre cette tendance insupportable qui consiste à dénier aux personnes de culture musulmane le droit d'être plus que des personnes de culture musulmane, d'être autre chose, d'être même profondément athée.
D'après les chiffres d'Emmanuel Todd, je suis musulmane, d'après Nicolas Sarkozy, je suis musulmane, d'après le FN, je suis musulmane. D'après mon voisin, je suis peut-être musulmane, rapport au nom sur ma boîte aux lettres. D'après les collègues que j'ai eus dans ma vie professionnelle et qui m'ont demandé si «ça va, c'est pas trop dur le ramadan», je suis musulmane.
Une bonne fois pour toutes, tous les immigrés ou les enfants d'immigrés issus de pays à majorité musulmane ne sont pas nécessairement musulmans. La musulmanie n'existe pas. L'islam n'est pas contagieux. Il n'y a pas de gène de l'islam. Tous les Cohen ne sont pas juifs. Toutes les Marie ne vont pas à la messe.
Je suis Nadia, je suis athée. Et tant que j'y suis, je n'ai pas non plus de recette de couscous ni de bon plan pour un tapis pas cher.