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Le vol du cerveau d’Einstein

Temps de lecture : 11 min

Nous sommes obsédés par le corps des morts célèbres.

Statue en bronze d'Albert Einstein au Griffith Observatory, à Los Angeles (États-Unis) | Eric Chan via Flickr CC License by

Il y a soixante ans avait lieu l’un des plus célèbres vols de l’histoire du XXe siècle. L’objet du larcin n’était pas un tableau hors de prix, ni un bijou étincelant… mais un organe. Un morceau de chair rosé plein de circonvolutions, qui pourrait peut-être permettre de percer certains des plus mystérieux secrets de l’univers. C’est du moins ce qu’espérait le voleur.

L’organe en question, un cerveau, appartenait à Albert Einstein, qui n’aurait sans doute pas apprécié de savoir qu’il allait être prélevé, disséqué et examiné dans des laboratoires de tous les États-Unis pour finir par être exposé dans un musée médical. Einstein, qui mourut le 18 avril 1955 à l’âge de 76 ans, avait laissé des consignes claires sur ce qu’il volait qu’il advienne de son corps après sa mort. Et cela n’incluait rien de ce qui est arrivé à son cerveau. Il avait demandé à ce que son corps soit incinéré et que ses cendres soient dispersées dans un endroit secret. C’était un principe auquel il tenait, une réaction contre l’admiration qu’il avait reçue durant sa vie et qui le mettait mal à l’aise.

Si nous le considérons aujourd’hui comme l’incarnation même du génie, Einstein pensait quant à lui qu’aucun homme ne méritait le type d’admiration qu’il avait reçue. Il trouvait cela injustifié, de mauvais goût. L’idée le terrifiait. «Je voudrais être incinéré, afin que personne ne puisse idolâtrer mes ossements», avait-il dit à son ami et biographe Abraham Pais.

Autopsie

Le sort du cerveau d’Einstein apporte un épilogue bien ironique à cette demande. Alors que les ossements d’Einstein (et la majeure partie du reste de son corps) étaient incinérés et que ses cendres étaient dispersées, conformément à sa volonté, en un endroit secret du fleuve Delaware, sa matière grise connaissait un destin tout autre. Thomas Harvey, le pathologiste en charge de l’autopsie d’Einstein au Princeton Hospital (New Jersey) en 1955, prit une scie chirurgicale pour découper le crâne, puis des ciseaux pour extraire le cerveau le plus célèbre du siècle. Et il le conserva.

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Il faut dire pour la défense de Thomas Harvey qu’il ne s’agissait pas là d’une pratique tout à fait inhabituelle –il arrivait fréquemment à l’époque que les hôpitaux prélèvent des organes intéressants ou inhabituels pour les étudier sans avoir l’autorisation explicite du défunt ou de sa famille. Durant les dernières années de sa vie, Thomas Harvey affirma que la famille d’Einstein avait autorisé l’autopsie (les cerveaux sont fréquemment prélevés pour analyse lors des autopsies) et qu’Otto Nathan, l’exécuteur testamentaire d’Einstein, était présent lors de l’horrible opération à la scie et au ciseau chirurgical.

Le pathologiste en charge de l’autopsie d’Einstein prit une scie chirurgicale pour découper le crâne, puis des ciseaux pour extraire le cerveau

La famille protesta: le cerveau n’aurait jamais dû être conservé. Thomas Harvey reçut néanmoins leur accord rétroactif par la suite, mais seulement après leur avoir assuré que le cerveau ne servirait qu’à des fins scientifiques et que les résultats ne seraient publiés que dans des revues scientifiques (et donc pas la page centrale de Life).

Thomas Harvey n’était pas lui-même un grand spécialiste du cerveau, mais il participait à la longue tradition consistant à essayer de percer les secrets des cerveaux célèbres en analysant leur architecture –tradition existant depuis le milieu du XIXe siècle, époque à laquelle les techniques de conservation du cerveau permirent aux scientifiques de mieux connaître sa composition (l’étude scientifique du cerveau fut aussi considérablement aidée à la fin des années 1800 par l’apparition de «sociétés de don de cerveaux», dans lesquelles d’éminents Américains ou Britanniques s’offraient mutuellement leurs cerveaux, à des fins d’analyse; ce fut néanmoins en France que la toute première, la «Société Mutuelle d’Autopsie», vit le jour, en 1876). À en croire Brian Burrell, auteur de Postcards From the Brain Museum, Thomas Harvey a pu être influencé par l’étude du cerveau de Lénine, menée par le neurologue allemand Oskar Vogt, qui avait véritablement cartographié les structures de son cortex cérébral (malheureusement, les résultats obtenus par Vogt étaient loin d’être vraiment concluants).

Petit frigo

Il fallut des décennies pour que finisse par apparaître la première histoire sur le cerveau d’Einstein. Thomas Harvey savait qu’il n’était pas neurologue et, après le conflit avec la famille d’Einstein, il resta néanmoins quelque peu réticent à l’idée de donner des morceaux du cerveau aux autres scientifiques. Au lieu de cela, il le conserva chez lui et, après avoir été renvoyé de son travail (pour des raisons qui demeurent quelque peu obscures), il voyagea à travers les États-Unis (du New Jersey au Kansas puis au Missouri, avant de revenir au New Jersey), toujours accompagné du cerveau, recouvert d’une sorte de substance plastique baptisée celloïdine et divisé en plus de 1.000 tranches et morceaux. D’après Brian Burrell, Thomas Harvey le conservait chez lui dans une caisse cachée sous un petit frigo.

Le cerveau traversa les États-Unis divisé en plus de 1.000 tranches et morceaux

En 1985, la neuroanatomiste Marian Diamond, de l’université de Berkeley, publia une étude suggérant qu’Einstein avait un plus haut taux de cellules gliales par neurone dans une partie de son lobule pariétale inférieur gauche (une zone impliquée dans les raisonnements complexes et l’interprétation des stimuli visuels), ce qui pourrait signaler une «utilisation accrue» des tissus cérébraux dans cette zone. L’étude fut vivement critiquée en raison des méthodes employées, depuis la présentation sélective des données au groupe de contrôle composé d’anciens combattants décédés anonymes, en passant par l’état de l’échantillon du cerveau d’Einstein, qui, après tout, était resté dans la cachette d’Harvey durant trente ans avant que Marian Diamond ne finisse par le recevoir, après de multiples demandes.

Les études suivantes ont présenté d’autres différences étonnantes, mais elles sont, elles aussi, assez controversées. Plusieurs problèmes se posent: le cerveau a un fonctionnement extraordinairement complexe (certains vont jusqu’à dire que c’est l’objet le plus complexe de l’univers), ce qui explique en partie (mais en partie seulement) pourquoi il est si difficile de «localiser» ses fonctions, n’en déplaise à tous les chercheurs qui affirment avoir trouvé la région du cerveau qui «s’allume» lorsque l’on joue au tennis, que l’on triche à un examen de mathématiques ou que l’on pense à Dieu.

En outre, le cerveau se modifie au fil de la vie et des apprentissages (comme en témoigne le désormais célèbre grossissement de l’hippocampe chez les chauffeurs de taxis londoniens), ce qui nous amène à la question de l’œuf et de la poule: Einstein a-t-il pensé de cette manière parce que son cerveau était ainsi ou vice versa? Pour compliquer encore un peu plus les choses, les cerveaux morts, aussi bien conservés soient-ils, présentent un aspect très différent de celui des cerveaux vivants. Enfin, il y a le fait qu’Einstein est un cas particulier: difficile de trouver un autre échantillon de cerveau de génie avec lequel le comparer.

Obsession

Mais une autre question, plus fondamentale, se pose également. Après tout, Thomas Harvey a-t-il pris le cerveau d’Einstein uniquement pour en étudier l’architecture ou quelque chose de moins scientifique était-il à l’œuvre? Pourquoi sommes-nous à ce point obsédés par le corps des morts célèbres en général? Après tout, Einstein est loin d’être la seule célébrité dont la dépouille fait les gros titres des journaux: voyez tout le tapage qui a été fait autour de Richard III d’Angleterre, dont on a découvert la dépouille sous un parking avant de l’enterrer à nouveau avec tout le faste dû à son rang.

Einstein pensait que la science était devenue la religion du XXe siècle et il plaisantait parfois en disant qu’il était le premier saint juif

C’est une question que je me suis posée en écrivant mon livre Rest in Pieces: The Curious Fates of Famous Corpses et quelque chose que les gens me demandent lorsque je donne des conférences. Bien entendu, dans le cas d’Einstein, cette fascination provient en partie de notre envie d’observer, de comprendre et peut-être même de contrôler le fonctionnement de notre cerveau. Notre culture ayant décidé qu’Einstein est l’idéal platonique du génie, son cerveau est devenu le spécimen par excellence pour ce type de recherche. L’intérêt suscité par les autres célébrités dont la dépouille fait le buzz est tout autant scientifique, ou du moins médico-légal: nous essayons encore aujourd’hui de savoir qui (ou quoi) a tué Napoléon, Yasser Arafat ou Pablo Neruda, pour ne citer que quelques exemples.

Mais quelque chose de plus subtil et de moins rationnel est aussi en jeu. Mon livre contient de nombreux exemples de vols de parties de corps célèbres, du crâne de Joseph Haydn (subtilisé par l’un de ses amis pour des raisons phrénologiques pseudoscientifiques) au doigt de Galilée (le majeur), gardé en souvenir et aujourd’hui exposé dans un musée de Florence.

Lorsque l’on me demande d’expliquer ce type de comportement, je me tourne parfois vers le concept anthropologique de «magie contiguë» (l’idée selon laquelle deux choses qui ont été en contact continuent à avoir un effet l’une sur l’autre même après le fin de ce contact). En résumé, nous espérons que l’aura du grand homme ou de la grande femme puisse se répercuter sur celui ou celle qui possède ses doigts, ses orteils, son crâne ou son cerveau. C’est le même principe que celui qui motive la vénération des reliques de saints, pensées être un moyen de communication avec les saints eux-mêmes. Pour tout dire, comme l’écrit Carolyn Abraham dans son livre Possessing Genius, Einstein pensait que la science était devenue la religion du XXe siècle et il plaisantait parfois en disant qu’il était le premier saint juif.

Il existe également une sorte de communauté étrange autour de cette forme de révérence. Les célébrités nous unissent, dans l’amour ou la haine, la vie et la mort. Même les personnes qui pensent ne pas être trop versées dans la pop culture (je m’inclus dans cette catégorie) savent au moins vaguement qui est Einstein, Michael Jackson ou Madonna. Dans un monde où les liens de l’identité locale, familiale et religieuse se fragmentent, les célébrités constituent une sorte de lien –ce sont les chefs de nos tribus, ceux dont tout le monde parle… Et cela ne s’arrête pas à leur mort.

Nous n’avons pas de rois ou de reines en Amérique, mais nous avons des icônes et Einstein en fait partie

Pour mon 28e anniversaire, j’ai fait un pèlerinage jusqu’à la tombe de Washington Irving, au cimetière de Sleepy Hollow, dans la périphérie de New York, et ce qui m’a frappée le plus, lors de cet après-midi ensoleillé d’octobre, était ce sentiment de me tenir à un endroit où tant d’autres s’étaient tenus avant moi: des gens de différents milieux, de différentes époques, unis dans leur admiration pour l’écrivain. Cela m’a rappelé un voyage en Europe que j’avais fait quelques mois plus tôt et les tombes de l’abbaye de Westminster, où des milliers de personnes ont rendu hommage au passé royal de la Grande-Bretagne.

Nous n’avons pas de rois ou de reines en Amérique, mais nous avons des icônes et Einstein en fait partie. Au final, c’est sans doute pourquoi son cerveau a tant de valeur. Conservé par un procédé aujourd’hui dépassé, son étude est entravée par des difficultés méthodologiques et il est peu probable qu’il recèle encore beaucoup de secrets. Il est avant tout pour nous le symbole d’un homme qui a remodelé notre conception de l’univers –du type de ceux que l’on pourrait ne plus jamais revoir.

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