Internet a-t-il démocratisé l’accès à l’information? La réponse est oui. «Oui, mais…», pour être exact. Si le Web a incroyablement facilité l’accès à l’information, il a aussi fait surgir de nouveaux problèmes relatifs au classement, au tri et à l’évaluation de ces informations. Les vérités mises à mal ne refont pas surface comme par miracle. Et les informations qui arrivent en tête ne sont pas nécessairement plus précises que la sagesse conventionnelle des siècles passés. Au contraire, elles passent par l’un ou l’autre des canaux d’information dominants, que je considère être des mafias de l’information: blogueurs populaires, cliques de journalistes, modérateurs de Reddit… tout collectif organisé qui avance ses points de vue en fonction d’un programme sous-jacent, plus ou moins profitable.
C’est la question abordée par les économistes Alex Tabarrok et Tyler Cowen, auteurs du blog Marginal Revolution, dans «The End of Asymmetric Information» («La fin de l’asymétrie d’information»), analyse récemment parue dans le journal en ligne Cato Unbound. Arguant que l’appareil de régulation américain devrait être sérieusement freiné en raison de l’augmentation des connaissances disponibles auprès des consommateurs et des entreprises, Tabarrok et Cowen reprennent à leur compte une pensée microéconomique avancée en 1970 par l’économiste George Akerlof, qui avait inventé le concept d’asymétrie d’information.
Akerlof prenait l’exemple des voitures d’occasion. Le consommateur moyen ne connaissant pas grand-chose aux voitures, il refusera le plus souvent de payer une voiture d’occasion au-dessus du prix moyen. Le vendeur de voitures, en revanche, sait des choses que ne sait pas le client: comment l’ancien propriétaire s’occupait de son véhicule, si la voiture a été bien entretenue, etc. Il aura donc plutôt tendance à essayer de vendre les mauvaises voitures, puisqu’il sait que le client refusera de mettre plus pour une bonne voiture. Cela devient un cercle vicieux, avec un secteur de l’automobile d’occasion où la qualité chute en même temps que les prix (c’est le problème dit de «sélection adverse», ou «antisélection») jusqu’à l’effondrement du marché.
À l’époque, l’article d’Akerlof allait à l’encontre du consensus généralisé au sujet de ce qu’il qualifia de «modèle d’équilibre général de compétition parfaite», dans lequel la compétition empêche tout vendeur (ou acheteur) d’imposer le prix d’une marchandise ou même de l’influencer. Au lieu de cela, tous les agents ont une connaissance parfaite et prennent donc des décisions avisées en fonction de la véritable valeur des biens qui, même en l’absence de réglementation, sont échangés dans le cadre de transactions non exploitantes. Opposé à ce modèle, l’article d’Akerlof expliquait que l’imperfection et l’asymétrie d’information pouvaient être des facteurs de décision structurels sur les marchés. Comme l’a expliqué l’économiste Joseph Stiglitz, les économistes «savaient que l’information n’était pas parfaite, mais ils espéraient qu’un monde avec des informations aux imperfections modérées serait équivalent à un monde où l’information serait parfaite. Nous avons montré que cette notion repose sur des bases fausses: même les petites imperfections de l’information peuvent profondément influencer les comportements économiques».
«Accès aux meilleures informations possibles»
Tabarrok et Cowen s’opposent également à ces modèles d’asymétrie d’information, ainsi qu’aux réglementations et aux dispositifs de protection des consommateurs que ce type de modèle justifie fréquemment. Vu qu'on parle d’une étude publiée par le très libertarien institut Cato, ils dépeignent, bien entendu, un avenir tout rose et dérégulé, dans lequel des individus rationnels font des choix avisés sous l’œil bienveillant d’Adam Smith, qui les observe depuis son petit nuage. Ils commencent ainsi:
«Les développements technologiques donnent à tous ceux qui le souhaitent accès aux meilleures informations possibles s’agissant de la qualité des produits, des performances des travailleurs, de la compatibilité avec les amis et les partenaires et de la nature des transactions financières, entre autres domaines.»
Le problème est qu’ils n’ont pas remarqué que «les meilleures informations possibles» ne sont pas pures à 100%, mais mêlées de données de qualité bien inférieure, allant des récits peu fiables aux tromperies pures et simples. Le problème n’est même pas qu’il y a des informations erronées, mais qu’il y en a trop. Je suis un junkie de l’info, mais la majeure partie de ma dose quotidienne est obtenue en filtrant les mauvaises informations (articles peu clairs, recherches subtilement biaisées, 90% de mon feed Twitter) au lieu d’aller chercher les bonnes (et pas nécessairement les meilleures).
On pourrait lire l’analyse de Tabarrok et Cowen en se disant que la plupart des informations ne sont pas aussi bonnes qu’ils aimeraient qu’elles le soient, même si la question qu’ils soulèvent (l’augmentation de la quantité d’informations disponibles entraîne-t-elle une baisse de l’asymétrie d’information?) mérite d’être posée. Ils concluent: «Tout en étant correctes au regard de la logique, nombre de théories sur l’asymétrie d’information sont devenues empiriquement obsolètes.» Est-ce vraiment le cas?
Et bien non, pas vraiment. Sur Medium, Adam Elkus a notamment expliqué que le marché noir Silk Road, pris en exemple par Tabarrok et Cowen, était en fait loin d’être le marché de libre information parfaitement dérégulé qu’ils évoquent: «Ce n’était pas un système décentralisé reposant sur la réputation de chacun, mais le royaume d’un seul homme», écrit-il, en faisant référence au besoin d’avoir un Dread Pirate Roberts pour superviser l’ensemble. Les autres exemples de systèmes de réputation pris par Tabarrok et Cowen, d’Uber et Airbnb à Yelp ou Amazon, sont tous peu fiables: trouver des informations précises au sujet de chauffeurs, d’hôtes, de restaurants ou de produits nécessite de filtrer les informations, ce qui présuppose une connaissance certaine des moyens de déterminer si une information est fiable. Le problème de l’asymétrie d’information ne disparaît pas, il ne fait que régresser. Les notations d’Uber sont non seulement soumises aux difficultés qu’il y a à déterminer si un chauffeur noté 4,7 est vraiment moins bien qu’un chauffeur noté 4,8, mais aussi aux décisions internes d’Uber, qui intègre ou rejette des chauffeurs en fonction de ses propres critères.
La réforme de la santé américaine comme symbole
Récemment, l’asymétrie d’information est devenue un sujet de discorde aux Etats-Unis dans la guerre des soins médicaux. Au cœur des débats sur l’Obamacare et l’assurance santé en général, économistes et décideurs débattent pour savoir ce qu’implique le fait que les patients en savent plus sur leur santé que les sociétés d’assurances, que les médecins connaissent mieux la médecine que leurs patients (ou les sociétés d’assurances) et que personne ne sache ce qui cloche de prime abord chez nombre de patients. En microéconomie, la médecine est un cas d’étude redoutable, parce que l’information parfaite n’y est jamais disponible: le corps humain est bien trop complexe et imprévisible. Comme l’a écrit l’économiste John Quiggin dans Zombie Economics, «l’asymétrie d’information est intimement liée au fait que les bénéfices des services de santé et d’éducation sont difficiles à prévoir à l’avance, ou même à vérifier rétroactivement».
Tabarrok et Cowen ne montrent pas vraiment en quoi le suivi médical 24h/24 et 7j/7 ou le séquençage du génome vont permettre de palier le besoin d’une assurance santé à grande échelle aux États-Unis (ils semblent suggérer que les individus devraient payer leur police d’assurance au prix exact de ce qu’elle va leur rapporter), ce qui fournit une justification implicite à l’Obamacare. Leurs arguments sont si faibles sur ce point qu’il n’est même pas nécessaire de prendre en considération les autres points que j’ai soulevés. La santé reste, quoi que l’on fasse, le domaine de l’inconnu.
Et encore, même dans des systèmes moins complexes, l’information parfaite peut être une notion parfaitement illusoire. Quiggin m’a cité en exemple les tarifs des compagnies aériennes:
«Ils veulent remplir tous leurs sièges et souhaitent que chaque passager paye le prix le plus cher qu’il est prêt à accepter. Ils se sont donc mis à employer des algorithmes de plus en plus sophistiqués pour détecter les personnes qui ont vraiment besoin de voyager. Mais, bien entendu, les passagers se représentent comme des vacanciers économes qui ne sont prêts à accepter que les plus bas prix possibles. C’est un bras de fer qui ne s’arrête jamais.»
Passé un certain point, une partie critique de cette «information parfaite» relève de la vie privée des gens, voire de ce qui se passe dans leur esprit. Il faudrait une société à la Big Brother pour obtenir des informations parfaites. Et c’est précisément ce à quoi les libertariens disent s’opposer.
De façon plus générale, Internet a poussé la société à passer d’une situation de rareté de signaux à un excès de signaux. Qui dit plus d’informations dit plus de bonnes informations, mais aussi plus de mauvaises informations. Quelle que soit la transaction, la quantité d’informations disponible peut être trop importante pour qu’une seule personne ou un seul agent puisse correctement les passer en revue (prenez, par exemple, les produits vendus sur Amazon qui comptent plusieurs milliers de commentaires ou la manière dont le gouvernement américain détermine si une personne doit apparaître ou non sur la liste des passagers interdits de vol). Ces systèmes sont donc extraordinairement faillibles. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où il y a énormément plus de choses à savoir, mais nos capacités cognitives sont restées les mêmes qu’à l’âge de pierre.
Mafias de l'information
Par conséquent, qui dit aujourd’hui «information parfaite» dit «sélection parfaite de l’information». Qui opère cette sélection? La mafia de l’information. Je parle de mafia parce que les opérations de repérage et de filtrage par lesquelles les informations sont mises en avant ne sont pas faites de manière rationnelle, ni même démocratique, mais en passant par le biais de personnes arrivées au pouvoir de manières diverses, mais rarement en raison de la précision ou de la qualité de leurs informations. Les commentaires d’Amazon, cités par Tabarrok et Cowen, sont connus pour être peu fiables. J’ai pu le constater moi-même en découvrant qu’une bande dessinée de fantasy contenant des scènes de viol et de torture avait été recommandée «pour lecteurs de tous âges» par l’un des «meilleurs commentateurs» d’Amazon. De même, les administrateurs de Wikipédia, bien qu’ils semblent obéir à des règles, se comportent un peu comme les membres d’une mafia (même s’il s’agit d’une mafia relativement bienveillante).
Tabarrok et Cowen feraient mieux de bien observer l’idéal qu’ils préconisent. Il n’est pas nécessaire d’imaginer un monde où le partage des informations est entièrement dérégularisé pour en connaître les conséquences. Car ce monde existe déjà. C’est Reddit. Reddit est un ensemble de fiefs informatifs colonisés façon Far West, selon le principe du premier arrivé premier servi. Il n’y a aucune transparence, ce qui complique considérablement le filtrage des informations. Le subreddit politique peut interdire les liens vers Mother Jones et Zero et le subreddit technologies peut interdire les références à Tesla. Enfin, les modérateurs peuvent vendre leur influence sans aucune transparence, à moins qu’ils ne soient assez stupides pour se faire prendre. Reddit est un bel exemple de ce à quoi ressemblerait un marché de l’information libertarien. Et ce n’est pas beau à voir.
Tabarrok et Cowen pourront se défendre en disant que les vraies incitations (financières, notamment) n’ont pas encore été mises en place sur Reddit pour promouvoir la meilleure information possible. Mais c’est très exactement le problème: l’économie anarchique de l’information ne pourra jamais garantir ce type d’encouragement. Ce sera toujours un ensemble atroce d’incitations contradictoires à faire à la fois le bien et le mal. Simon Owens a chroniqué les tentatives brouillonnes de Reddit de casser ses mafias de l’information, mais le processus semble plus relever de l’art que de la science (tout comme mon article critique sur Reddit a été interdit de plusieurs subreddits, l’article d’Owens a été banni de /r/technology. On repassera pour l’information parfaite.) Nous sommes tellement éloignés d’une information parfaitement filtrée que nous ne savons même pas comment y parvenir.
À un moment, Tabarrok et Cowen traitent des mafias de l’information en introduisant l’idée d’arbitres algorithmiques. Ils dépeignent ainsi ce scénario: «Une intelligence artificielle peut apprendre à évaluer les informations en fonction de l’acheteur (ou du vendeur)... Lors d’un rachat d’entreprise potentiel, par exemple, le système I.A. de l’acheteur pourrait se voir autoriser l’accès aux bilans financiers internes d’une société pour déterminer s’il est bon de l’acheter au prix proposé. Et, si nécessaire, la mémoire du système pourrait ensuite être effacée.» Ce qu’ils oublient de dire, c’est que l’intelligence artificielle doit d’abord apprendre et que ces apprentissages influenceront son jugement de toutes sortes de manières. L’intelligence artificielle ne devient pas objective comme par magie, elle ne fait que refléter les biais qu’on lui a «inculqués». Nous passons d’une capture régulatoire à une capture algorithmique sans régler le problème sous-jacent des arbitres neutres. En parlant de recourir à l’intelligence artificielle, Tabarrok et Cowen font preuve d’un manque de réalisme à peu près comparable à celui des gens de gauche qui réclament la nationalisation de marchés spécifiques. Ces deux conceptions portent en elles une étape tue dans laquelle un miracle doit se produire.
Tabarrok et Cowen évoquent d’abord l’information en tant que solution, puis l’intelligence artificielle. Or, la solution est plutôt à chercher dans ce qu’ils pensent être un problème: trop de règlements. Je n’ai, bien entendu, rien contre l’annulation des règlements obsolètes, mais ils ne montrent en rien comment l’augmentation de la quantité d’informations ou l’intelligence artificielle peuvent mettre un terme à l’asymétrie d’information. Je ne dis pas qu’il n’y a eu aucune réduction de l’asymétrie d’information depuis le texte d’Akerlof, mais je ne suis même pas certain de savoir comment cela se mesure. Les économistes étant déjà incapables de se mettre d’accord pour savoir si avoir un téléviseur plus grand constitue ou non une augmentation du niveau de vie, on les voit mal s’accorder sur la diminution, ou non, de l’asymétrie d’information dans le monde d’aujourd’hui.