C’est un pays qui a tiré un mauvais numéro à la loterie du bonheur contemporain, ici-bas, et qui peine à attirer l’attention de la communauté internationale, en particulier européenne. À la limite, on en oublierait jusqu’à son nom, Érythrée, à force d’éviter d’avoir à le prononcer. On n’en connaît guère que ses ressortissants, les Érythréens, peuple qui pourrait être de n’importe où tant il paraît tout entier voué à l’errance perpétuelle; des femmes, des hommes, jeunes pour la plupart, dont la présence égrenée est signalée un peu partout, toujours dans les circonstances les plus dramatiques, entre la Corne de l’Afrique et les grillages du port de Calais, en Éthiopie, au Soudan, en Égypte, en Libye, surtout à bord de rafiots de la mort en Méditerranée.
Beaucoup d’Érythréens figurent parmi les 800 victimes du naufrage qui a décidé l’Union européenne à réunir la semaine dernière un conseil extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement, mais les Syriens étaient plus nombreux à bord, comme ils sont plus nombreux encore à fuir leur pays en guerre, par le Liban, la Turquie ou la Libye, et à concentrer sur leur malheur propre les commentaires de Bruxelles. Pour absurde que cela puisse être, il y a des saisons pour la compassion dans ce qu’on appelle désormais «la crise des migrants» –euphémisme techno qui laisse entendre qu’elle pourrait s’estomper… Après être allée aux Afghans, puis aux Irakiens, la sympathie des opinions, des médias et des autorités européennes va maintenant plutôt aux Syriens.
Leur tour ne vient pas, dans l’échelle de l’embarras occidental, où ils sont maintenus dans la catégorie indifférenciée des simples «migrants économiques», aussi les Érythréens paraissent-ils plus fantomatiques. Clandestins parmi les clandestins. On les confond avec les Éthiopiens, pourtant leurs ennemis jurés, contre lesquels ils se battent jusque dans les camps de fortune de Calais.
Sur les chemins à hauts risques de l’exil, ils paient pourtant le prix le plus fort: une oppression particulière les vise, eux, et non les Somaliens ou les Soudanais, non –ou moins– les autres émigrés de la Corne de l’Afrique, peut-être parce que personne ne les revendique, à commencer par leur gouvernement, ou qu’à force leur identité collective est devenue incertaine. Beaucoup sont en effet enlevés pendant leurs parcours, souvent aux frontières, au Yémen, en Égypte, désormais aussi en Libye; ils sont emmenés au loin, par des organisations mafieuses parfaitement rodées, et à l’abri de toutes poursuites, enfermés, torturés, parfois à mort, si leurs proches ne versent pas une forte rançon pour leur remise en liberté. Un jour, sur leurs téléphones portables, les familles reçoivent les photos des premières tortures…
La diaspora érythréenne de Londres s’est endettée sur plusieurs générations pour venir au secours, à distance, de ses concitoyens. Dans Voyage en barbarie, un documentaire glaçant consacré à ces Érythréens déportés, les journalistes Cécile Allegra et Delphine Deloget estiment que plus de 50.000 jeunes gens ont été ainsi détenus, ces dernières années, par les tribus bédouines des Sawarka, dans le désert du Sinaï, sans que ni Israël ni l’Égypte ne s’inquiètent de ce business.
Un pays d'un autre âge
L’Érythrée existe bel et bien. Mais c’est un pays d’un autre âge, même pour l’Afrique, figé dans la paranoïa révolutionnaire, version maoïste, et cela explique sans doute en partie pourquoi ses ressortissants comptent encore moins que les autres sur les routes de l’exode migratoire; un pays indépendant depuis 1993, qui maintient pourtant aveuglément sur tout son territoire une sorte de discipline militaro-indépendantiste de citadelle assiégée, et que cadenasse un exploiteur mégalomane, Issayas Afeworki, celui-là même qui l’avait libéré de la domination éthiopienne.
Discipline militaro-indépendantiste de citadelle assiégée, cadenassée par un exploiteur mégalomane
Le journaliste Léonard Vincent, qui a consacré un ouvrage à l’Érythrée, évoque même «une dictature inconnue», repliée sur ses frontières, à l’image de la Corée du Nord, à laquelle elle est souvent comparée. Issayas Afeworki «assume ouvertement sa brutalité face aux instances internationales, expliquait l'auteur au Nouvel Observateur à la parution de son livre. Il se pose comme invincible, obsédé par la survie et considère que l'Érythrée est sa propriété, sa vie, sa chose.» Il a d’abord été un résistant des hauts-plateaux, formé à Nankin pendant la Révolution culturelle chinoise, «un combattant en sandales», dit Léonard Vincent, un héros mythique menant une interminable guérilla contre l’Éthiopie d’Hailé Sélassié, celle de Mengistu, ensuite, et leurs tuteurs, américains d’abord, puis soviético-cubains. Après trente ans de conflit, il a fini par l’emporter en 1991 et à arracher l’indépendance.
Mais il n’a jamais rendu le pouvoir à son peuple. Andebrhan Welde Georgis a été longtemps l’un de ses lieutenants dans la clandestinité des montagnes. Ancien ambassadeur, il est maintenant réfugié en Europe.
«Pour nous qui nous considérions comme des révolutionnaires, expliquait-il récemment au Soir, il ne s’agissait pas seulement de revendiquer l’indépendance: par le combat armé, nous voulions transformer le pays et améliorer les conditions de vie de ses habitants. Nous nous battions pour la démocratie, la justice, la prospérité. Hélas, trente-quatre ans après avoir gagné la guerre, au lieu de la démocratie, nous avons un régime autoritaire, l’un des plus durs et répressifs d’Afrique.»
Une vaste prison à ciel ouvert
L’Érythrée n’est qu’une vaste prison à ciel ouvert. Elle doit même détenir le record mondial du nombre de camps de détention: 315, selon les experts de l’ONU, pour à peine 5 millions d’habitants; souvent des enclos où sont entreposés, en plein soleil, des conteneurs métalliques de cargos, soudés les uns aux autres. Amnesty International dénonce régulièrement «la cruauté inimaginable» des conditions d’internement des prisonniers «politiques», raflés sous n’importe quel prétexte et jetés dans leurs geôles sans procès ni information des familles. En vingt ans, le régime a fait disparaître ou enfermer tout ce que l’Érythrée comptait d’intellectuels et d’opposants, ainsi que les chefs de l’ancien mouvement de résistance. Selon les rapports officiels, les libertés d’expression y sont plus proscrites encore qu’en Corée du Nord.
Obsessionnel, soupçonné d’alcoolisme, Issayas Afeworki continue de donner un tour anachronique, confit dans les années 1960-70, à sa gestion. Une atmosphère de mobilisation générale règne en permanence à Asmara, la capitale, comme aux frontières, même si le pays n’est pas directement menacé. Décrété lors de l’indépendance, l’état d’urgence n’a jamais été levé.
Le service militaire est obligatoire dès l’âge de 17 ans, pour les filles comme pour les garçons, et les conscrits peuvent avoir atteint la quarantaine quand ils en sont enfin libérés
Issayas Afeworki a fait la guerre au Yémen, en 1995, pour la possession des Îles Hanish, puis à nouveau à l’Ethiopie, en 1998, pour des tracés de frontières, jusqu’à devoir rendre les armes après avoir fait tuer près de 100.000 de ses concitoyens. Pour les pays de la mer Rouge, il reste un voisin querelleur, qui multiplie les incidents de frontières, et appuie, par exemple, les insurrections islamistes des Shebabs en Somalie. La folie même du dictateur explique la gêne internationale: s’en prendre à l’Érythrée serait garantie de déstabilisation de la Corne de l’Afrique toute entière et mettrait en péril le poste avancé occidental, en face de la péninsule arabique, que constitue l’enclave de Djibouti.
Les jeunes sont les premières victimes du régime. Ils sont enrôlés de force, et souvent réquisitionnés à vie. Le service militaire est obligatoire dès l’âge de 17 ans, pour les filles comme pour les garçons, et les conscrits peuvent avoir atteint la quarantaine quand ils en sont enfin libérés. Le viol des filles par leurs officiers fait partie de l‘instruction. Dans la plupart des cas, des classes entières sont ensuite contraintes de travailler pour les entreprises d’État ou les mines de métaux précieux, dont les bénéfices enrichissent d’abord l’entourage du dictateur.
Des conditions de vie qui poussent à fuir
Ces conditions de vie poussent les Érythréens à fuir. On considère généralement que le pays a ainsi vu s’égrener à l’étranger un cinquième de sa population en vingt ans. Les camps de réfugiés se sont multipliés le long de la frontière, côtés soudanais et éthiopien mais, comme il vaut mieux fuir encore plus loin, c’est la route de l’Europe qui est maintenant privilégiée par les évadés de cette «énorme caserne», selon l’expression de la géographe Sylvie Brunel. 4.000 jeunes gens parviennent à quitter le pays chaque mois.
Les sentinelles tirent à vue, ou bien le régime exerce des représailles sur les familles. Mais l’État érythréen et ses sbires jugent aussi plus lucratif désormais de rançonner les fuyards et leurs proches. Plusieurs dirigeants de l’entourage d’Issayas Afeworki sont soupçonnés d’être derrière les enlèvements de migrants dans le Sinaï. Un autre, le général Teklai Kifle, est accusé de diriger un réseau spécialisé dans le trafic d’organes ou d’êtres humains. Même de nouveaux-nés.
À LIRE AUSSI SUR SLATE AFRIQUE
Le drame des migrants en Méditerranée est aussi le drame de l’Érythrée
C’est dans un tel pays que certains dirigeants européens entendent voir renvoyés les migrants érythréens, malvenus sur le continent. Certains en martèlent la nécessité, comme Marine Le Pen, en octobre 2014, pendant sa visite à Calais. Comme on lui demandait si cela devait être aussi le cas d’«un pays en guerre», la présidente du Front national avait insisté: «Je les renvoie chez eux!» Un dialogue analogue s’est répété en avril 2015, après le naufrage de 800 migrants en Méditerranée: «Il faut conditionner les aides avec les pays d’origine de ces personnes pour qu’ils acceptent de reprendre les migrants», expliquait Valérie Pécresse, député UMP des Yvelines. «Même avec l’Irak, la Syrie, l’Érythrée?», interrogeait son interlocuteur. «Mais bien sûr, répondait la parlementaire. Le problème est simple: il faut qu’ils aient le droit de vivre décemment chez eux.»