Alors même que le réalisateur Jacques Audiard affirme avoir réalisé une fiction et insiste sur le rôle essentiellement esthétique qu'il fait jouer à l'univers carcéral, le débat autour des prisons françaises et de leurs conditions de vie a repris depuis la sortie d'Un Prophète.
Le traitement journalistique a mis en avant et acclamé le réalisme du film, son aspect quasi documentaire: anciens taulards recrutés comme conseillers techniques et figurants, visites de prisons en Suisse et en France, effort remarquable sur une bande-son souvent dénuée de musique, installant progressivement une claustrophobie particulièrement éprouvante. «Sur un budget total de 11 millions d'euros, explique le producteur Pascal Caucheteux (Why Not Productions), 2,5 millions ont servi à construire la prison» en studio, racontait Le Monde à la sortie du film.
Réalité ou effet de réel?
Le blog Zéro de Conduite met le doigt sur l'ambiguïté de ce réalisme fictionnel:
«Le film interroge la subjectivité des notions de réalisme ou de vraisemblance. Pas un instant dans le film, on ne doute de ce que l'on nous montre. Pourtant la prison d'Un Prophète, gangrenée jusqu'au sommet par la corruption, où les mafias prospèrent, où les comptes se règlent en toute impunité, tient moins du témoignage sur le milieu carcéral français que d'un pur fantasme de cinéma (le parrain des Affranchis de Scorsese préparant la pasta pour ses co-détenus) ou de série américaine (la prison-pilote de la série Oz, référence omniprésente d'Un Prophète).»
C'est tout le problème: quand on n'est pas allé en prison et qu'on regarde un film de prisonniers, comment peut-on savoir si ce qu'on voit est «réaliste»? Le blogueur Laurent Jacqua, qui écrit depuis la centrale de Poissy où il est détenu, émet plusieurs réserves quant à ce réalisme et s'inquiète plutôt de la stigmatisation des prisonniers que le film selon lui favoriserait.
Il semblerait qu'un extrême souci du détail en arrière-plan côtoie dans l'œuvre d'Audiard un fil narratif qui prend ses distances, pour les besoins de l'intrigue, avec le quotidien de la prison. D'où le quiproquo entre ceux qui défendent la beauté formelle de l'œuvre et ceux qui lui reprochent cet effet de réalisme parfois trompeur.
Prenons le débat en marche pour étudier ce que le film révèle réellement de la vie derrière les barreaux.
Les détenus sont-ils regroupés en fonction de leur origine? Y a-t-il des «clans» ethniques, religieux, qui s'organisent en prison?
Selon un fonctionnaire bien au fait du quotidien carcéral, les cellules sont attribuées de façon aléatoire, et on évite plutôt tout regroupement sur des bases communautaires. Pour Milko Paris, président de l'association Ban Public (Association pour la communication sur les prisons et l'incarcération en Europe) et ancien détenu, le film réduit à tort la solidarité en prison aux liens communautaires. «C'est insultant, pour les musulmans comme pour les corses... Tout ça c'est du folklore, il y a des amitiés qu'on se fait en prison, et qui transcendent l'origine sociale ou ethnique...». Notons que Malik, le personnage principal, se tient en marge des communautés et ne fait que les utiliser pour parvenir à ses fins.
Dans Un Prophète, la prison est une école du crime, puisqu'un détenu condamné à «seulement» six ans peut côtoyer des criminels condamnés à perpétuité.
Dans la réalité, ceci est peu plausible. Il y a en France trois types d'établissement. Les maisons d'arrêt où on place les prévenus et les détenus condamnés à de courtes peines, les centres de détention, dans lesquels se retrouvent les détenus qui ont les meilleures chances de réinsertion, et enfin les maisons centrales pour les lourdes peines. Malik El Djebena, héros du film d'Audiard, n'aurait pu croiser César, patriarche du clan corse, que dans une maison d'arrêt, puisque tous les futurs détenus doivent y passer au moment de l'instruction. Mais dans ces maisons d'arrêt, les prévenus considérés comme dangereux sont placés en quartier d'isolement: il est donc peu probable qu'un jeune condamné à six ans pour agression et un bandit du milieu qui purge une longue peine se retrouvent ensemble pour discuter... Et qu'ils préparent un meurtre dans l'enceinte de l'établissement.
Dans Un prophète, tout le monde se balade dans les couloirs, on tape la discute un peu partout...Une telle liberté de mouvement existe-t-elle en prison?
Non. En tout cas pas dans une centrale, où les portes des cellules sont fermées. Le régime de surveillance y est plus important que dans les autres types d'établissement, en raison du caractère dangereux des détenus présents, pouvant appartenir aux milieux du terrorisme et du grand banditisme. En revanche, ces détenus ont, du fait de la durée de leur séjour, plus de liberté pour aménager leur cellule. Les détenus placés dans les centres de détention obéissent à un régime de surveillance plus souple, dit progressif. S'ils font la preuve de leur bonne conduite, ils peuvent bénéficier d'un régime ouvert, obtenir la clé de leur cellule et se mouvoir librement pendant la journée.
Les détenus peuvent-ils faire pression sur les surveillants au point de les manipuler?
Oui. Le fonctionnaire de l'administration pénitentiaire évoque le cas de certains surveillants qui reçoivent des menaces par la poste, et peuvent craindre pour leur famille quand les détenus à l'origine des pressions font partie du milieu et disposent d'un réseau à l'extérieur. Ces pressions peuvent pousser les surveillants à être plus coulants et à tolérer quelques écarts.
Selon notre fonctionnaire de la pénitentiaire, «ce qui semble réaliste dans Un Prophète, c'est l'ego développé des grands bandits, qui demandent systématiquement à parler au “directeur” et pas au surveillant, car ils estiment être au même niveau et veulent être traités en notables de la criminalité... Avec ce genre de détenu, il n'y a jamais d'injure, on se respecte mutuellement.»
Pour Milko Paris, la pression s'exerce plutôt dans l'autre sens. Les surveillants pouvant instrumentaliser les détenus: «Un gars peut se faire tabasser par d'autres prisonniers parce que les surveillants ont lancé une rumeur sur la personnalité de celui qui les gêne. Je ne dis pas que tous les surveillants sont violents... Moi, j'ai personnellement été passé à tabac».
Autre facteur de pression interne, le recours aux ERIS (équipe régionale d'intervention et de sécurité), une sorte de GIGN spécialisé dans le rétablissement de l'ordre carcéral, dont les unités composées d'hommes cagoulés peuvent débarquer à l'improviste pour fouiller la prison et impressionner les détenus.
Le mitard est-il un lieu aussi sordide et inhospitalier que celui qui est montré dans le film?
Selon notre fonctionnaire, «l'endroit est glauque et choque beaucoup quand on n'est pas habitué à l'univers carcéral. C'est la punition ultime: la prison dans la prison. On y est isolé, mais certains droits sont conservé : celui de lire, d'écrire, et depuis peu d'accéder au parloir. La peine maximale est de 45 jours de quartier disciplinaire. Pour écoper d'une telle peine, il faut avoir agressé un surveillant ou tenté de s'évader. » Milko Paris relate son expérience directe du mitard: «quand j'y étais, ils laissaient la lumière allumée toute la nuit, il était impossible de dormir. De plus, les surveillants tapaient toutes les demi-heures sur les murs, soi-disant pour voir si j'étais toujours vivant... »
Le héros, Malik, se fait tabasser, tue un codétenu, puis organise un raid sur le beau-frère de l'«Egyptien» qui retient en otage son ami à l'extérieur... La violence en prison est-elle aussi courante?
Non. Les «grands» détenus se tiennent à carreau. Ils aiment être respectés et ne se laissent en général pas aller à de la violence impulsive. «Exempte de spectaculaire, la prison centrale est toute en violence contenue», peut-on lire sur le blog Prison Berk, tenu par une mère dont le fils est en prison. Milko Paris ajoute: «vous savez ce qui génère le plus de violence entre les détenus en prison ? C'est quand un mec se met à écouter la radio à fond en pleine nuit.» On est loin des règlements de compte entre mafieux: «la violence en prison est diffuse, permanente...
... Et les nombreux suicides survenus en prison depuis le début de l'année (plus de 80) révèlent que cette violence est dirigée le plus fréquemment contre soi-même.
Jean-Laurent Cassely
Image de une: tirée du film. DR