Monde

Tragédie des migrants en Méditerranée: Sartre et Aron, revenez!

Temps de lecture : 4 min

Les élites intellectuelles et politiques, il y a trente-cinq ans, étaient davantage mobilisées par la tragédie en mer de Chine des boat people asiatiques qu’elle ne le sont aujourd’hui face au drame des migrants noirs, chrétiens et musulmans, aux portes de l’Europe. Pourquoi?

Un moment de recueillement sur les côtes maltaises, le 22 avril 2015. REUTERS/Darrin Zammit Lupi.
Un moment de recueillement sur les côtes maltaises, le 22 avril 2015. REUTERS/Darrin Zammit Lupi.

Juin 1979. Des intellectuels se mobilisent en masse pour soutenir les boat-people vietnamiens qui, en tentant de fuir le régime communiste de Hanoï, disparaissent par milliers en mer de Chine. Le 20, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron et André Glucksmann se rendent à l’Elysée pour alerter le président Giscard d'Estaing sur cette catastrophe humanitaire et donnent une conférence de presse sur le perron. Fatigué, usé par tant de combats, Sartre dit aux micros que «les droits de l'homme impliquent qu'on prenne parti en faveur de ces hommes du point de vue humain et moral». Dans la même veine, quelques jours plus tôt, s’était réuni le comité «Un bateau pour le Vietnam», à l’initiative de Bernard Kouchner, soutenu par Michel Foucault, le rabbin Josy Eisenberg, le cardinal François Marty, archevêque de Paris, Yves Montand et Simone Signoret.


A l’époque, toute la planète est soulevée d’indignation par le drame des boat-people. Dès 1975 et la chute de Saïgon, les média occidentaux ont rendu compte des misérables conditions d’accueil de ces réfugiés. Défilés, manifestations, collectes de fonds, organisations d’hébergement, opérations humanitaires: le monde se mobilise pour sauver ces hommes victimes d’une guerre et d’un traitement inhumain, fuyant par la mer, dans de frêles embarcations soumises aux garde-côtes et… aux pirates, rusant avec la mort par noyade, famine et froid. Les intellectuels américains, anglais, français supplient alors leur gouvernement de prendre des mesures et de libérer les camps de Hong-Kong où les réfugiés sont parqués derrière des barbelés dans des conditions déplorables.

Où est le peuple des droits de l’homme et du citoyen?

Trente-cinq ans après, il a fallu attendre, le 18 avril 2015, que 850 immigrants clandestins, en provenance principalement d’Erythrée, du Soudan, de Syrie, fassent naufrage en Méditerranée, au large des côtes libyennes, pour que l’Europe, la France, quelques intellectuels sortent enfin d’une indifférence qui était jusque là quasi générale. Pourtant, depuis le début de l’année, près de 22.000 réfugiés étaient déjà arrivés par bateau sur les côtes italiennes, soit dix fois plus que sur la même période de 2013. Mais combien avaient trouvé la mort, dans le silence de médias blasés par la répétition des naufrages, des élites et des responsables européens laissant lâchement l’Italie faire le ménage?

En 2014, quelque 219.000 réfugiés et migrants avaient traversé la Méditerranée et 3.500 d'entre eux déjà perdu la vie. Et pourtant, on a continué, pendant de longs mois, à se cacher, à se taire, comme si nos élites étaient tétanisées par la propagation rapide, à travers tout le continent, du discours populiste, des militants d’une Europe «bunkérisée» et haineuse.

Mais une vie d’homme n’a-t-elle pas le même prix d’un bout à l’autre du monde? Comment comprendre l’émotion planétaire, il y a trente-cinq ans, devant la tragédie des boat-people asiatiques en mer de Chine et le quasi-silence d’avant le 18 avril, entrecoupé par la seule litanie des déclarations officielles et compassionnelles, en face de ces milliers de femmes, d’enfants, de jeunes gens, en grande majorité noirs et musulmans, qui souffrent, agonisent, disparaissent par les fonds? Et quand ils parviennent à accoster, c’est pour échouer dans un camp de transit aussi inconfortable que celui qui était dénoncé, avec virulence, par les télévisions et les élites dans les années 1970.

Où est le peuple des droits de l’homme et du citoyen? Peut-il rester spectateur de la désagrégation de pays entiers d’Afrique ou du Proche-Orient, d’où proviennent la grande majorité de ces migrants de Méditerranée? Est-il normal que certains pays portent à eux seuls la quasi-totalité de la charge humanitaire, économique et politique de ce flux de réfugiés? Peut-on rester sans voix après la rixe survenue, deux jours plus tôt, à bord d’une autre embarcation en péril, au cours de laquelle des musulmans auraient jeté à la mer une douzaine de chrétiens de nationalité ivoirienne, malienne et sénégalaise?

«Mondialisation de l'indifférence»

L’Europe, le monde, les intellectuels ont laissé sans réponse l’appel du pape François débarquant à la surprise générale, le 8 juillet 2013, dans l’île sicilienne de Lampedusa et dénonçant «la mondialisation de l’indifférence». Lançant ce cri: «Qui est responsable du sang de ces frères et sœurs? Nous avons perdu le sens de la responsabilité fraternelle. La culture du bien-être nous rend insensibles aux cris d’autrui.» Ce dimanche 19 avril, au lendemain de la tragédie des côtes libyennes, c’est lui encore qui secouait la communauté internationale en disant des réfugiés qu’ils sont «des hommes et des femmes comme nous. Des frères affamés, persécutés, blessés, exploités, victimes de guerres, qui cherchent une vie meilleure et le bonheur».

Il y a trente-cinq ans, le monde était divisé en deux: l’Est et l’Ouest, le monde libre et le monde communiste. Laissera t-on dire qu’il était alors plus facile de choisir son camp? De faire le tri entre les bons et les méchants? Le dispositif européen Triton, mis en place il y a six mois, mobilise moins d’argent, moins de matériel, moins d’hommes que Mare Nostrum, dont il a pris la suite. Faut-il en conclure que l’Europe, en plein désarroi, mise en demeure de réagir à une réalité plus complexe et mouvante qu’il y a trente-cinq ans, n’est plus assurée de ses valeurs humanistes, de son héritage moral, chrétien, juif ou laïque, face au choc de civilisations qui s’annonce, à cette «troisième guerre mondiale» qui a commencé, comme l’a confié récemment le pape devant des hôtes juifs?

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