Est-ce à cause des combats sanglants et tragiques de cet été, est-ce la déception provoquée par les élections, au si faible taux de participation, avec leur lot de violences et d'allégations de fraude? Quelle qu'en soit la raison, la guerre afghane se retrouve soudain placée au centre du débat politique dans de nombreux pays occidentaux. Les enjeux ne se limitent pas à des questions de tactique et de méthode, mais couvrent une question bien plus fondamentale: avons-nous encore des raisons de rester en Afghanistan ?
Malgré la différence de cultures politiques attribuée parfois à l'Amérique du Nord et à l'Europe, leurs arguments sont étonnamment semblables. Aux États-Unis, [le journaliste] George Will vient de faire remarquer que la guerre afghane a désormais duré plus longtemps que les deux guerres mondiales réunies. En Allemagne, le ministre de la Défense a provoqué un tollé en prédisant que les soldats allemands pourraient rester en Afghanistan encore une dizaine d'années; les leaders de l'opposition se sont alors hâtés de réclamer un retrait plus rapide. Face à l'opposition de l'opinion publique, les Canadiens ont dû promettre de retirer leurs soldats d'ici 2011. Les Néerlandais sont censé partir en 2010. Au cours d'une conférence à Amsterdam le week-end dernier, j'ai vu un vaste public acclamer un intervenant qui dénonçait la guerre. Partout surgissent des exigences d'une limite dans le temps «encore deux ans et on s'en va».
Le manque de clarté ou de réalisme des objectifs de la guerre fait l'objet de plaintes tout aussi universelles (et bipartisanes). Un assistant parlementaire du ministère britannique de la Défense a démissionné la semaine dernière en donnant comme raison qu'il ne croyait plus que la nation puisse accepter les justifications donnée par le gouvernement pour poursuivre la guerre, et qui sont allées de «combattre les terroristes» à contrôler les exportations d'héroïne. [Le journaliste américain] Tom Friedman demande à savoir «ce que cela coûtera, combien de temps cela prendra, et quels intérêts américains la rendent nécessaire.» D'autres ronchonnent que nous ferions mieux de nous concentrer sur les «vrais» problèmes, comme le Pakistan, ou sur une solution «possible» quelle qu'elle soit.
C'est assez étrange, quand on y pense, car les objectifs de la guerre n'ont jamais été mis en doute dans aucune capitale européenne ou nord-américaine. «Gagner» signifie partir en laissant derrière nous un gouvernement qui soit un minimum acceptable, et «perdre» implique la prise du pouvoir par les talibans et le retour d'al Qaida et personne n'a jamais prétendu que la victoire serait facile. Mais il s'agit d'une guerre qui n'a jamais été correctement expliquée à la plupart de ses protagonistes. Pendant des années, elle a simplement été la «bonne guerre» par opposition à la «mauvaise guerre» en Irak, et personne n'a donc jamais ressenti le besoin d'en débattre plus que ça.
Les conséquences de ce silence sont surtout visibles dans les pays européens où l'on a fait croire à l'opinion publique que les soldats ne se battaient pas vraiment en Afghanistan, mais qu'ils participaient à une vaste opération humanitaire armée. La population allemande, par exemple, a été très troublée d'apprendre qu'un commandant allemand avait demandé la frappe aérienne de l'Otan qui a tué quelque 90 Afghans à Kunduz, la semaine dernière. Cette nouvelle a fort surpris les Allemands persuadés que leurs soldats se livraient à des travaux de reconstruction. De même, les Américains ont semblé interloqués de découvrir que les marines se battaient cet été pour reprendre des zones qui avaient été sécurisées auparavant, que les élections ne se déroulaient pas sans heurts, et que le gouvernement du président Hamid Karzaï était corrompu. Pourtant, tout cela est clair depuis longtemps. Mais qui en a parlé?
À l'instar d'Ahmed Rashid, l'un des experts de la région les plus clairvoyants, je dirais que la situation afghane n'est pas encore désespérée. Comme je l'ai écrit à la veille des élections, il reste encore une ferme majorité afghane dans le pays qui aspire non seulement à la paix, mais aussi à une forme de démocratie. Le gouvernement central bénéficie encore d'un minimum de légitimité, même si ce n'est pas pour longtemps. Le projet d'augmenter le nombre de soldats dans un futur proche pour donner à l'armée afghane le temps de se renforcer à long terme n'est ni stupide ni naïf, particulièrement s'il s'accompagne d'investissements intelligents dans les infrastructures routières et agricoles. Mais ce genre de projet ne peut être mené à bien sans le soutien du public, qui n'arrivera pas tout seul si les politiciens ne font pas campagne.
Le moment est donc venu pour Barack Obama de montrer son pouvoir de persuasion. Un ou deux sauts de puce en Europe et un nouveau plaidoyer en coulisse pour «plus de soldats» n'y suffiront pas: certes, le public européen préfère toujours Obama à Bush, mais il n'est pas encore persuadé qu'il se sente plus engagé vis-à-vis de l'Afghanistan que son prédécesseur. Et les Américains ne se laisseront pas non plus convaincre par un discours ou deux, aussi ampoulés soient-ils, et malgré toute l'élégance que le président pourra y mettre.
Des deux côtés de l'Atlantique, Obama aura besoin de convaincre et de cajoler, de présenter des projets et des preuves, de montrer qu'il a réuni les meilleures personnes et le plus de ressources possible-en d'autres termes, il devra faire campagne d'arrache-pied. Si sa fortune politique est suspendue à l'issue du débat sur la réforme du système de santé, le résultat du conflit afghan fera ou brisera sa politique étrangère. Il a répété à maintes reprises qu'il soutenait le principe de la guerre en Afghanistan. Nous allons voir s'il en soutient la pratique.
Anne Applebaum, chroniqueuse pour le Washington Post et Slate
Traduit par Bérengère Viennot
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Image de Une: Un soldat allemand et un garçon afghan Ruben Sprich / Reuters