Économie

Dette des Etats: inutile de s'en faire

Temps de lecture : 5 min

Nous pouvons nous permettre d'être plus égoïste vis-à-vis des générations à venir qui seront plus riches et travailleront moins.

C'est bien connu: le parti Républicain américain se fait toujours du mauvais sang pour les enfants. Et selon lui, si une chose menace nos chères têtes blondes, c'est bien notre dette nationale. La semaine dernière, quand la Maison Blanche a annoncé qu'elle relevait de 2 000 milliards de dollars sa prévision de déficits cumulée à dix ans, quelques membres de l'opposition ont changé leur fusil d'épaule. Ils avaient jusqu'ici réservé toutes leurs cartouches à la réforme du système de santé, sensée mettre les seniors en péril; ils s'attaquent désormais à la dette, et aux multiples dangers auxquels elle pourrait exposer nos enfants...

«Nous devons peser le pour et le contre avec une extrême prudence. Nous sommes sur le point de mettre en place un système massif et coûteux, qui mettra en péril notre économie et le futur de nos enfants», a déclaré Judd Gregg, le sénateur (Républicain) du New Hampshire. John Boehner, chef de la minorité à la Chambre des Représentants, n'a pas accueilli la nouvelle avec plus d'enthousiasme: «la frénésie de dépenses des Démocrates est en train d'ensevelir nos enfants et nos petits-enfants sous une montagne de dettes auxquelles ils ne pourront faire face.»

Ces inquiétudes partent d'un honorable sentiment: après tout, quel homme politique pourrait vouloir nuire aux enfants? Il n'y a certes pas de mal à discuter du montant et de la signification de la dette fédérale; la théorie a ses mérites. Mais en pratique, ne sommes-nous pas en train d'imposer à nos descendants un fardeau qui s'alourdit chaque jour un peu plus; fardeau qu'ils ne seront peut-être plus, un jour, en mesure de porter? Est-il seulement permis d'en douter?

Eh bien, oui. Nous pouvons nous permettre d'être plus égoïste vis-à-vis des générations à venir, et ce pour une simple et bonne raison: toutes choses égales par ailleurs, les Américains du futur seront plus riches et travailleront moins dur que nous. Il est généralement considéré comme légitime d'imposer les riches pour donner aux pauvres; il serait tout aussi légitime de taxer la future richesse de l'Amérique pour faire face aux difficultés du présent...

Comment peut-on affirmer que les Américains de demain vivront mieux que ceux d'aujourd'hui, me direz-vous? La réponse se trouve juste sous vos yeux, dans les diodes électroluminescentes qui éclairent votre écran d'ordinateur, et elle tient en deux mots: avancées technologiques. L'économie a beau s'effondrer, le déficit se creuser: qu'il pleuve ou qu'il vente, le progrès technologique n'a jamais interrompu sa course, nous proposant une gamme d'options toujours plus large. Même si votre maison a perdu de sa valeur, le nombre d'applications utilisables sur votre téléphone a, lui, sans doute grimpé...

Une productivité accrue, entièrement consacrée à la technologie personnelle: voilà qui présente bien des avantages. Prenons un exemple: il est bien plus simple de trouver des informations, de les organiser de façon cohérente et de les adresser à un collègue (ou à un rédacteur en chef) aujourd'hui qu'il y a cinq, dix ou vingt ans. La «productivité multifactorielle» (PMF) du secteur privé de notre pays, qui mesure la productivité en prenant en compte toute une série de facteurs de production (comme le capital ou le travail), est l'instrument nous permettant d'évaluer avec le plus de précision l'impact de la technologie sur la productivité. Durant les soixante ans qui viennent de s'écouler, son taux a augmenté de 1,4% par an en moyenne. Même pendant la période la plus improductive de l'histoire américaine récente (entre 1973 et 1990), la PMF a tout de même augmenté (de 0,6% par an).

Certes, les gains générés par les nouvelles technologies ne sont pas toujours équitablement répartis. Mais si tout le monde n'a pas eu droit à sa part, les avancées technologiques ont néanmoins fait grossir le volume du gâteau... Elles permettent d'accomplir les tâches quotidiennes plus rapidement, ce qui permet de travailler plus - ou de disposer de plus de temps pour se reposer. Et même si vous pensez que la plupart de ces innovations encouragent fortement la procrastination (ce qui est mon cas), vous pourrez au moins reconnaître que vous avez plus de temps à tuer qu'avant...

Une question demeure, cependant: une augmentation de la dette pourrait-elle provoquer une baisse de l'innovation? Rien ne permet de l'affirmer. Il est vrai que le rythme du progrès technologique est influencé par d'autres variables économiques, et il serait vaguement possible d'imaginer que la dette nationale puisse être l'un de ces facteurs. On peut résumer cette théorie ainsi: la dette d'aujourd'hui est l'impôt de demain (après tout, il faut bien rembourser un jour); ces futures augmentations d'impôts pourraient mettre à mal le budget de la recherche, et les inventeurs recevraient moins de subventions. Inquiétude compréhensible; reste qu'à ce jour, on ignore encore l'influence réelle que peuvent avoir les variables économiques sur le progrès technologique. (Dans le modèle de croissance à long terme le plus courant, c'est une variable «exogène», déterminée par des forces extérieures au modèle).

De la même manière, rien ne permet d'affirmer que la dette et les impôts ont un impact durable sur l'innovation américaine. Au 20ème siècle, les meilleures années du progrès scientifique (la fin des années 1940 et le début des années 1950) furent marquées par une dette et un taux d'imposition extrêmement élevés; à choisir, John Boehner préférerait sans doute notre situation actuelle à celle de l'époque, et de loin!

Même si la technologie évolue moins vite demain, notre niveau de technologie ne chutera pas pour autant. Il y a certes des précédents; aussi bizarre que cela puisse paraître, certaines civilisations ont régressé au cours de leur histoire (on peut citer la disparition des armes à feu dans le Japon ancien, ou la dissipation de la sagesse accumulée par l'Empire romain). Mais de tels phénomènes sont rares. Le niveau de notre technologie ne résume pas à l'accumulation physique des véhicules, des usines et des outils. On ne le mesure pas non plus à la taille de notre force de travail, dont la croissance fluctue d'une génération à l'autre... C'est un savoir-faire: la capacité à produire un maximum de choses en un minimum de temps. Le génie technologique requis pour construire un iPhone ou un missile balistique intercontinental ne sera pas enfoui de sitôt sous les sables de l'histoire...

Est-ce que cette efficacité passée nous garantit un futur sans nuages? Peut-être pas; peut-être que notre société s'effondrera, que nous plongerons dans un nouvel âge des ténèbres. Un bon nombre d'excellents romans de science-fiction nous promettent un avenir de ce type. Mais si l'Amérique de nos enfants sombre dans l'obscurantisme et la sauvagerie, j'imagine que la dette nationale sera bien, alors, le cadet de leurs soucis...

Conor Clarke, correspondant de TheAtlantic.com

Traduit par Jean-Clément Nau

A lire également: L'économie américaine au bord de la banqueroute, Dette publique, le plus dur est à venir, La dette publique accapare l'épargne.

Image de Une: le cadran à New York qui mesure en temps réel la dette de l'Etat fédéral américain Shannon Stapleton / Reuters

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