Médecine et toxicomanie: les temps changent. Dans le cadre de la loi de modernisation du système de santé, l'Assemblée nationale a voté, le 14 avril, en première lecture[1], une série de dispositions ouvrant la voie aux premières expérimentations des «salles de shoot», cette prise en charge des formes les plus graves de toxicomanie usant de produits illicites.
Réduire les risques et les overdoses mortelles
Les spécialistes français des grandes toxicomanies les attendaient depuis des années. La gauche au pouvoir les promettait, mais se disait piégée. A droite, quelques voix n'y étaient pas opposées tandis que la majorité criait au scandale. Au regard des résultats obtenus dans plusieurs pays étrangers (Suisse, Allemagne, Espagne notamment) l'Institut national de la Santé (Inserm) avait, en 2011, recommandé que des expérimentations soient menées en France. Et lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, plusieurs responsables de droite avaient, sur ce sujet, fait preuve d'un peu banal esprit ouverture. Outre celle, socialiste, de Paris, les municipalités de Bordeaux et de Marseille avaient ainsi dit leur intérêt pour la création de ces «espaces supervisés par des professionnels» permettant «d'assurer un cadre d'usage sécurisé aux usagers de drogues injectables» –et ce dans des conditions d'hygiène évitant les risques infectieux.
L'UMP soutient officiellement une position radicale depuis 2012:
«Ouvrir des salles de consommation de drogues, ce n'est pas lutter contre le fléau de la drogue, c'est banaliser l'usage et c'est légaliser la consommation des drogues les plus dures et cela aux frais des contribuables. Le rôle de l'Etat est avant tout de protéger et d'aider les plus fragiles à sortir du piège des toxicomanies et non de les y enfermer.»
«Salles de shoot» pour les opposants. «Salles de consommation à moindres risques» pour les partisans. Les expérimentations menées dans les pays étrangers montrent que ces accueils permettent aux toxicomanes en situation de grande précarité de recevoir des conseils et des aides spécifiques. La possibilité de consommer dans de telles «salles» permet de réduire les comportements à risque et les overdoses mortelles. Ces espaces permettent également d'obtenir une réduction de l'usage de drogues en public et des nuisances qui y sont associées.
Mais dans le même temps, la création de ces «salles» implique d'accepter officiellement le principe de la consommation de substances psychotropes illicites dans des espaces publics –et ce au nom de la santé publique et de la réduction des risques sanitaires. Ce qui est possible dans plusieurs pays européens (la Suisse, l'Espagne, l'Allemagne, les Pays-Bas notamment) ne semblait pas jusqu'ici pouvoir l'être dans une France jacobine où la question des addictions, licites ou pas, nourrit toujours de multiples passions.
A Paris, l'abcès s'était constitué à proximité de la Gare du Nord, au n°37 du boulevard de la Chapelle. En 2013, le gouvernement avait apporté son soutien au projet de la municipalité, ce qui avanit déclenché quelques réactions hostiles, dont celle de l'association Parents contre la drogue. Un décret devant permettre ce type d'expérimentation avait été préparé à cette fin et soumis pour avis au Conseil d'Etat. Or le Conseil d'Etat devait recommander au gouvernement «d'inscrire dans la loi le principe de ce dispositif pour plus de garantie juridique».
Le cas des «communautés thérapeutiques»
C'est ce qui explique les retards et le choix d'intégrer cette mesure dans le projet de loi de modernisation du système de santé. L'article 9 a été finalement été adopté, en première lecture, le 7 avril, par 50 voix contre 24. La lecture des échanges entre les députés permet de retrouver, de manière parfois caricaturale, les oppositions sur la question de la prise en charge des malades toxicomanes –des oppositions qui reproduisent souvent (mais pas toujours) les affrontements droite-gauche.
On a notamment vu trois députés UMP (Yannick Moreau, Philippe Goujon et Guénhaël Huet) croiser le fer avec Catherine Lemorton (PS) présidente de la commission des affaires sociales. Pharmacienne de formation, ayant longtemps exercé à Toulouse, Catherine Lemorton est une militante aguerrie de la politique de réduction des risques. Face aux arguments habituels de la droite contre ces expérimentations (coûts, banalisation et incitation à la consommation, développement des trafics et nuisances pour les riverains, etc.) elle a plaidé les avantages en termes de santé publique.
L'une des oppositions de fond développée lors de ce débat concerne la stratégie devant être privilégiée quant à la prise en charge des personnes souffrant d'addictions majeures à des substances illicites. Pour les députés radicalement opposés aux «salles de shoot», la solution réside dans le développement des «communautés thérapeutiques». «Si l'Etat engageait pour les centres de sevrage et les communautés ne serait-ce que 30% des fonds qu'il envisage de consacrer aux salles de shoot, cela réglerait une bonne partie du problème», estime Yannick Moreau.
Ces «communautés thérapeutiques» sont destinées à des personnes qui acceptent le principe du sevrage et dont l'accompagnement médical est inexistant ou inefficace. Un article (D. 3411-6 du code de la santé publique) prévoit que ces établissements peuvent être autorisés en tant que centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Pour autant, selon Catherine Lemorton, ces communautés thérapeutiques ne répondent pas à l'offre de soins spécifique que réclame, de fait, les toxicomanes socialement à la dérive. Une offre de soins incluant des produits de substitutions.
Un travail d'évaluation publié en novembre 2013 aide à prendre la mesure de ce que peuvent être ces «communautés thérapeutiques». Ce travail a été mené par le sociologue Emmanuel Langlois et financé par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT).
A la mode dans les années 1970-1980
«Salles de shoot» contre «communautés thérapeutiques»? Mal connues du grand public, ces dernières ne sont pas sans faire songer aux expériences originales menées en psychiatrie dans les années 1970 dans le sillage de la clinique de La Borde du Dr Jean Oury, à commencer par les rapports conflictuels entretenus avec la tutelle sanitaire et administrative. En France, les expériences thérapeutiques collectives cadrent mal avec la volonté normative financière du ministère de la Santé et de la sécurité sociale.
Dans le champ du sevrage des addictions aux produits illicites, il faut aussi compter avec un certain flou théorique et, corollaire, le risque des dérives sectaires. L'histoire garde encore en mémoire l'affaire dite du «Patriarche» du nom d'une association célèbre dans les années 1970-1980 créée par Joseph Engelmajer. L'histoire de ces «communauté thérapeutiques» commence à cette époque. L'émergence de la diffusion de drogues illicites puissantes vers la fin des années 1960 avait conduit la loi du 31 décembre 1970. On vit alors apparaître des centres pour «toxicomanes» distincts des «centres de désintoxication» pour malades alcooliques.
«De nombreux établissements ouvrent alors, en accord avec leur époque, c'est-à-dire le plus souvent à la campagne, fondés sur l'idée d'un “retour à une vie saine”, et encourageant la restauration de relations humaines satisfaisantes, rappelait en 2012 l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies. On y vise l'abstinence de drogues illicites, et l'on s'y préoccupe parfois d'insertion professionnelle, dans une société alors proche du plein emploi. L'ouverture de ces établissements était d'autant plus aisée que les budgets étaient votés par les départements et remboursés à 80% par l'Etat. Ils seront essentiellement portés par le secteur associatif, les pouvoirs publics considérant ce dernier plus réactif que les services de l'Etat.»
Faute de données probantes quant à l'efficacité des traitements disponibles à l'époque (et peut-être sous l'effet d'un sentiment de culpabilité), la collectivité décida alors de financer largement ces expérimentations. Beaucoup disparurent, faute de rencontrer durablement leur patientèle, ou du fait de dérives idéologiques ou financières. Passée l'euphorie de la création, les années 1980 commencèrent à être celles de la professionnalisation et aussi du début de l'organisation de ce secteur. C'est une organisation toujours en cours au sein de laquelle apparurent progressivement le projet des «salles de shoot».
«Il existe aujourd'hui en France une quinzaine de communautés thérapeutiques pour toxicomanes, résume le Dr Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction. Parmi elles figure celle, historique, du château des Ruisseaux, à Bucy-Le-Long, dans l'Aisne.» Cette structure a été créée en 1994 par la photographe britannique Kate Barry (1967-2013). Longtemps expérimentale, il s'agit aujourd'hui d'un centre APTE (Aide et Prévention des toxico-dépendances par l'Entraide), une structure de soins conventionnée spécialisée (12 places) travaillant avec l'association Aurore.
C'est dans ce paysage que se situe l'association EDVO (Espoir du Val d'Oise) qui a été au centre de la polémique des débats de l'Assemblée nationale, accusée par Catherine Lemorton d'être financée par différents mécènes: «U-les nouveaux commerçants, la fondation Vinci, la fondation BTP Plus et l'entreprise Bouygues Construction.» EDVO a été créée il y a vingt ans par Jean-Paul Bruneau, ancien policier de la Brigade des stupéfiants. Elle constitue un trait d'union original, efficace et pérenne entre les communautés thérapeutiques et le retour à une vie sociale garantie par le respect de l'abstinence.
L'abstinence est-elle un passage obligé?
Jean-Paul Bruneau fait une analyse critique des projets de salle de shoot et souhaiterait que des évaluations objectives soient menées quant à l'efficacité à terme des différentes approches thérapeutiques. Il nous explique:
«Par respect du choix des malades fragilisés par une addiction et pour diversifier les approches thérapeutiques, les associations prônant les soins et l'hébergement avec l'abstinence de tout produit modifiant le comportement devraient être encouragées.»
EDVO ne fait par ailleurs aucun mystère sur les aides privées qui lui sont apportées, qu'elles soient financières ou qu'elles permettent des réinsertions professionnelles.
L'une des raisons, rarement explicitée, des controverses dans ce domaine tient aux options théoriques de la plupart des communautés thérapeutiques qui trouvent souvent leurs origines dans les mouvements des Alcooliques Anonymes (AA) et des Narcotiques anonymes (NA), notamment via le «Modèle Minnesota». C'est là une approche généralement contestée par les défenseurs de l'option «réduction des risques» qui ne fait pas de l'abstinence totale et définitive le point de passage obligé de la guérison. Dans ce contexte, on peut comprendre que le financement de ces entreprises via le mécénat de grands groupes privés puisse aisément être diabolisé, de même que l'intérêt croissant que peuvent porter certains responsables religieux aux entreprises de sevrage des toxicomanes.
«Il ne fait aucun doute que les “salles de consommation à moindres risques”, concerneront en priorité les personnes malades en situation de grande précarité, estime le Dr William Lowenstein, président de SOS Addictions. Dans leur grande majorité, les “communautés thérapeutiques” n'ont, en France, rien de sectaire. Nous avons enfin dépassé le stade du Patriarche. Il reste toutefois à faire une évaluation rigoureuse de leurs résultats comme de ceux des associations qui leur sont proches. Elles ne peuvent en outre apporter à elles seules la réponse à toutes les questions de santé publique que soulève, en France, ce type d'addictions.»
Pour le Dr Lowenstein comme pour tous leurs partisans, les salles de consommation à moindres risques sont indispensables que dans la mesure où, pour nombre de toxicomanes, l'abstinence complète ne saurait être d'emblée un objectif motivant. De ce point de vue, on peut considérer que les premières expérimentations enfin autorisées se situent dans la logique inaugurée en 1987 par Michèle Barzach.
La ministre de la Santé du gouvernement Chirac avait alors signé, contre l'avis de son parti politique, le RPR, un décret autorisant la vente libre des seringues en pharmacie. Ce sera le début de la politique dite «de réduction des risques» vis-à-vis du VIH et des toxicomanes. Cette politique a, depuis, amplement fait la preuve de son efficacité et de ses multiples bénéfices. Près de trente ans plus tard, l'opposition de l'UMP, héritière du RPR, ne devrait, au final, pas empêcher aux salles de shoot de pouvoir être expérimentées. On peut s'en féliciter.
1 — NDLE: La loi n'est donc pas encore adoptée. Le gouvernement a choisi la procédure accélérée, mais elle doit encore passer devant le Sénat et éventuellement la Commission mixte paritaire si les deux assemblées n’ont pas adopté le même texte après une seule lecture. L'article 9 peut donc encore évoluer, et sa mise en application effective nécessitera sûrement des décrets. Retourner à l'article