À la conférence de presse de Cannes, annonçant la sélection des films en compétition, partout le visage d'Ingrid Bergman.
Le visage d’Ingrid Bergman, photographié par David Seymour, co-fondateur de l’agence Magnum, s'ancre dans une série de plus en plus longue d'affiches qui, pour promouvoir le cinéma actuel, fait appel aux gloires passées.
Le chiffre est clair: sur les sept affiches les plus récentes, seule celle de l’édition 2010 ne s’est pas tournée vers le passé, la conceptrice Annick Durban ayant utilisé une photographie originale de Juliette Binoche prise par Brigitte Lacombe. L’affiche n’avait d’ailleurs pas manqué de faire polémique, Binoche présentant cette année-là le Copie conforme d’Abbas Kiarostami en compétition officielle.
La remise du prix d’interprétation à l’actrice française par le jury présidé par Tim Burton n’avait pas manqué de faire grincer des dents, aussi convaincante soit-elle dans le film. «Ce qui est certain, c’est que Cannes n’est pas près de réutiliser un(e) artiste encore en activité», affirme à Slate Hervé Chigioni, créateur de l’affiche 2015 en collaboration avec le directeur artistique Gilles Frappier. Contacté par téléphone, il jure que le festival a tiré de véritables enseignements de l’affaire Binoche.
Vent de passéisme
Mais revenons aux gloires passées. En 2009, pour sa première affiche cannoise, Annick Durban s’était inspirée d’un photogramme de Monica Vitti dans L’avventura, chef-d’œuvre de Michelangelo Antonioni récompensé par le Prix du Jury en 1960 (la Palme d’Or étant remise à La Dolce vita, de Fellini). En 2011, c’est une photo de Faye Dunaway par Jerry Schatzberg (datant de 1970) qui avait été choisie. En 2012, l’agence parisienne Bronx avait utilisé une photographie de Marilyn Monroe soufflant une bougie, prise par Otto L. Bettmann.
L'objectif est d’effectuer un trait d’union entre films de patrimoine et cinéma moderne
Hervé Chigioni, créateur de plusieurs affiches du festival de Cannes
En 2013, la même agence Bronx s’était inspirée d’une image du film La Fille à la casquette (A new kind of love en VO), réalisé par Melville Shavelson en 1963. On y voyait Joanne Woodward et Paul Newman échanger un baiser, dans une comédie romantique assez sexiste où les femmes sont décrites comme des harpies profitant des soldes pour dépenser le salaire de leurs maris dans l’hystérie (bande son à base de meuglements de bovins pour appuyer le propos) et où les hommes transforment les garçonnes «semi-vierges» (c’est le film qui le dit) en midinettes prêtes à aller prier Dieu pour qu’il leur trouve un mari.
Quant à l’affiche 2014, elle représentait Marcello Mastroianni dans un photogramme de Huit et demi, réalisé en 1963 par Federico Fellini. Ce fut le baptême du feu de Gilles Frappier et Hervé Chigioni. Ce dernier raconte:
«Depuis quelques années, le festival de Cannes exprime sa volonté d’une affiche l’incarnant à travers un acteur ou une actrice (les cinéastes sont proscrits) d’envergure internationale. L’objectif n’est pas de sombrer dans le passéisme, mais bien d’effectuer un trait d’union entre films de patrimoine et cinéma moderne. Après plusieurs icônes américaines, j’ai eu envie de me diriger vers l’Europe. J’ai choisi ce cliché au cadrage fort, viril, agrémenté d’une typo qui en mette plein les yeux.»
Récapitulons: hormis l’année Binoche, Cannes ne nous a offert depuis 2009 que des photographies tirées d’archives ou de films, la plus récente datant de 1970. On y trouve trois stars décédées (Monroe, Newman, Mastroianni) et trois autres n’étant plus franchement sur le devant de la scène (Monica Vitti a stoppé sa carrière en 1990, Joanne Woodward n’est pas apparue au cinéma depuis Philadelphia, en 1993, et le dernier film marquant de Faye Dunaway est Les lois de l’attraction, qui date de 2002). Bref, un vrai vent de passéisme semble souffler sur Cannes qui, sous couvert d’hommage à de grands noms du cinéma, tend à oublier de regarder vers l’avant.
Depuis 2009, des photographies tirées d’archives ou de films
Hervé Chigioni (qui fut récemment l’auteur de l’affiche des films Dear White People et Ugly) s’en défend:
«On a un peu trop tendance à réduire Cannes à sa sélection officielle. Or, le festival, c’est aussi Cannes Classics, le cinéma de la plage, le marché du film… Le but, c’est vraiment de créer une articulation entre toutes ces facettes de l’événement, autour d’une figure emblématique. Si vous cherchez de la modernité, elle se situe dans le traité graphique choisi: un écrin pur et dépouillé, un blanc éclatant pour faire référence aux pays nordiques et donc aux origines d’Ingrid Bergman, cette typographie extrêmement élégante...»
Magasin de déco avec ses paravents Audrey Hepburn
En poussant un peu plus loin notre rétrospective des affiches cannoises, on réalise que cette nostalgie permanente n’a pas toujours constitué leur ligne directrice. Photo prise par David Lynch pour l’affiche 2008, cliché mettant en scène des acteurs contemporains (Binoche, Campion, Depardieu, Willis...) pour le cru 2007, image tirée d’In the mood for love (Wong Kar-Waï, 2001) pour l’édition 2006: certaines affiches ont tenté de conjuguer le cinéma au présent (ou de se retourner vers un passé récent).
Avant cela, il y eut notamment une phase au cours de laquelle les visuels originaux furent favorisés: ce fut notamment le cas de toutes les affiches proposées entre 1995 et 2005. Pour le meilleur et pour le pire, certes (l’affiche 2003 remporte la Palme du foutage de gueule), mais avec un désir affiché de ne pas s’enfermer dans un moule.
Visuels originaux entre 1995 et 2005 (pour le meilleur et pour le pire)
Déjà, entre 1992 et 1994, les affiches cannoises connurent une petite phase «retour en arrière» avec, dans l’ordre, une photographie de Marlène Dietrich, une image des Enchaînés d’Alfred Hitchcock et un dessin signé Federico Fellini. C’est donc une sorte de record pour Ingrid Bergman, présente pour la seconde fois sur une affiche de Cannes (puisqu’elle tenait l’un des rôles principaux du Hitchcock). Seule Juliette Binoche semble avoir fait aussi bien, avec les affiches 2007 et 2010. Sur le podium des personnes les plus visibles sur des affiches cannoises, on peut citer la femme qui servit de modèle aux affiches 1980 et 1981… puisqu’il s’agit de la même image réexploitée deux années de suite, seule la date ayant été modifiée.
Auparavant, et depuis 1946, toutes les affiches étaient des créations originales, certaines fleurant bon l’artisanat français (voir par exemple les affiches de 1951 et 1957) quand d’autres visaient une sorte de futurisme un peu kitsch, quelque part entre Enki Bilal et Alejandro Jodorowsky (1974, 1975…).
Sous couvert d’hommage, Cannes s’offre un ambassadeur de prestige, sans devoir verser des sommes mirobolantes à la star en question
Après avoir lorgné vers le futur, Cannes ne cesse donc de se retourner vers le passé. Façon inconsciente de souligner que le festival a besoin de sang neuf ? Comparée à celle de ses rivaux berlinois et vénitiens, la compétition principale du festival de Cannes a en effet tendance à manquer de sang neuf et à réinviter chaque année les mêmes habitués, quitte à reléguer systématiquement ou presque les jeunes pousses sur le banc de touche (ou, en tout cas, parmi les sélections parallèles). Sans attribuer toute la responsabilité de cet immobilisme à Gilles Jacob, on peut imaginer que le départ à la retraite du président du festival (poste qu’il assure depuis 2001 après en avoir été le délégué général depuis 1978) sonne lui aussi la nécessité d’engager une autre ère dans la façon qu’a Cannes de sélectionner et valoriser les cinéastes.
L’affiche 2016 gagnerait à symboliser l’engagement du festival à miser davantage sur la jeunesse et à prendre d’autres risques que celui de programmer des films potentiellement polémiques. Ce ne sera probablement pas le cas:
«Le festival laisse toute liberté aux concepteurs de ses affiches, mais je doute que le mot d’ordre actuel change dans les prochaines années, dit Hervé Chigioni. Sur ce sujet du trait d’union entre passé et présent, il reste encore beaucoup de pistes à explorer.»
On semble néanmoins nager en plein celebrity marketing. Chaque année, sous couvert d’un hommage dont on ne nie pas la relative sincérité, le festival de Cannes s’offre ainsi un ambassadeur ou une ambassadrice de prestige, sans devoir verser de sommes mirobolantes aux stars en question. Ce n’est pas négligeable. Sauf que ce quasi systématisme va finir par faire ressembler Cannes à un gigantesque magasin de déco lambda, avec ses faux Warhol de Marilyn Monroe et ses paravents Audrey Hepburn.
Le festival de Cannes n’est pas une vieille malle poussiéreuse; il serait peut-être temps que ses affiches en tiennent compte.