Nicolas Sarkozy n’a pas toujours brillé par ses prises de position consensuelles. Mais dimanche 14 avril, il s’est fendu d’un petit message vidéo d’encouragement tout ce qu’il y a de rassembleur et sympathique à l’adresse des 45.000 coureurs qui s’apprêtaient à se lancer sur la ligne de départ du Marathon de Paris. L’ancien président n’a pas pris trop de risques: avec 9,5 millions de «runners» selon la dernière étude en date, la France est en train de se transformer sûrement en immense piste de course, d'où son adresse aux coureurs qui se lèvent tôt.
Message d'encouragement aux marathoniensAmis coureurs, donnez le meilleur de vous-même pour cette 39ème édition du Marathon de Paris. C'est le courage qui donne la force. - NS
Posted by Nicolas Sarkozy on Saturday, April 11, 2015
La massification de la mode du running a donné lieu depuis quelques années à une spécialisation des propositions de course, avec notamment des événements présentés comme décalés, fun, non conventionnels ou atypiques. Vous pourrez cet été courir dans la boue pour gravir des obstacles, sous une pluie de colorants, pendant la nuit, en bande et même en étant connecté à distance avec des milliers d’autres coureurs.
En plus d’être un business, la course est devenue pour les entreprises, les marques, les associations ou les ONG un média à part entière pour faire passer un message, resserrer les liens entre les salariés ou récolter des fonds. On a parfois parlé de storymaking à propos de cette vogue qui consiste non plus à enrober un message d’une mise en récit (le storytelling) mais à faire passer une idée par l’expérience du participant, à entrer dans l'action plutôt que de se contenter de la narration.
Le running comme méthode de recrutement
Les 13 et 14 juin prochains, vous pourrez laisser s’exprimer la recrue des forces spéciales qui sommeille en vous en participant à l’Urban Mud Race, une course d’obstacles en terrain boueux calquée sur le parcours du combattant, organisée près de Paris à Vincennes (en anglais, «mud» veut dire «boue», souvenez-vous de ce terme pour votre confort de lecture, il revient souvent).
Si ça ressemble à un test de recrutement de l’armée, c’est normal: c’en est un, enfin plus ou moins. L’événement cible «le public âgé de 18 à 29 ans pouvant être intéressé par le métier de soldat». C’est le colonel Didier, chef de corps du Groupement Recrutement Sélection d’Ile-de-France et Outre-Mer (GRS IDF/OM, le recrutement de l’Armée de Terre) qui a monté l’événement en octobre, avec la brigade des sapeurs-pompiers de Paris et la Fondation Saint-Cyr. Pour les organisateurs, l’Urban Mud Race répond à quatre objectifs: faire connaître leurs activités, favoriser les échanges avec le monde civil, renseigner toute personne qui souhaite s’engager dans l’armée de Terre et reverser les bénéfices de la course à des associations caritatives d’aide aux blessés. C'est donc une course à but non lucratif pensée comme une campagne de recrutement décalée (le prix du dossard: 50 euros).
Mud Day, Color Run: des courses qui ciblent le et la jeune CSP+
Autre course à obstacles ou «mud run», «The Mud Day», à ne pas confondre avec la précédente, l’Urban Mud Race. Plus ancien, le concept des Mud Days émane d’ASO, Amaury Sport Organisation, autrement dit le géant de l’événementiel sportif en charge du Marathon de Paris, du Tour de France ou du Paris-Roubaix.
Une diversification qui suit les tendances du running en proposant un événement plus festif et moins compétitif, à l’image de son langage «fun» très charté: le «Mud Guy», qui désigne le ou la participant(e) est invité(e) par la «Mud Team» à retirer son «Mud Pack» (kit de course) lors de ces «Mud days», sous le regard de «Mudviettes» et des «Mud Friends», ces derniers étant les bénévoles recrutés pour gérer l’organisation. Les participants se retrouvent dans le village monté pour l’occasion, écoutant de la «Mud’Zic» en buvant leur «Mud Beer».
Le parcours de la Mud Day du Pays d'Aix, l'une des neuf éditions organisées cette année
Fun, certes, mais éprouvant: «Ici, prévient le site de la course, pas de toboggan en plastique, de rampe de skate recyclées, ni d’obstacles en mousse.» Les participants devront ramper, grimper et se prennent plusieurs décharges électriques tout au long du parcours. Les Mud Days, loin des compétitions officielles, ne proposent pas de chronométrage dans la mesure où le parcours change en fonction des éditions et des villes, et que le parcours d’obstacle implique que les participants s’entraident. Une ambiance qui tranche donc avec les courses de pros ou d’amateurs chevronnés qui se préparent pour ces compétitions comme on part à la guerre.
«La grosse différence, explique Pascal Quatrehomme, directeur de The Mud Day chez ASO, c’est qu’il n’y a pas le stress d’une compétition, les participants ont la banane tout le temps. Ca change des marathoniens qui ont la tête baissée et pas trop le sourire quand ils arrivent».
Le dossard est à 55 € par personne jusqu’au millième inscrit, puis le tarif est progressif (jusqu’à 78 €). Pour les entreprises, un «pack commando» incluant des services supplémentaires, au prix de 120 euros H.T. par personne à partir de 10 inscriptions est également proposé (ces inscriptions représentent moins de 10% de l’ensemble selon le responsable).
La progression est impressionnante: une édition en 2013, trois en 2014 et neuf cette année, dont une en Espagne. Les organisateurs tablent sur 70 à 80.000 participants, contre 57.500 en 2014. L’événement attire un public différent de celui des puristes de la course à pied: la moyenne d’âge est de 30 ans, contre 40 chez les marathoniens détaille le directeur des Mud Days. Un public de CSP+ qui compte 30% de femmes.
Le modèle est, lui aussi, un peu différent de celui des courses traditionnelles, moins dépendant selon Pascal Quatrehomme du sponsoring:
«On imaginait faire des recettes marketing, mais le modèle n’est pas basé là dessus. On ne dépend pas de l’argent des partenaires pour organiser notre événement.»
A l’inverse poursuit-il des marathons, qui doivent impérativement s’adosser dès le départ à un sponsor majeur pour être rentables. Les partenaires accompagnent pour le moment le Mud Day sur une période de deux ans. L'activité bien qu'en croissance rapide, reste une discipline nouvelle qui cherche à se pérenniser.
Un sponsor donc mais aussi, des bénévoles. Comme tous les événements running d’ampleur, les Mud Days reposent largement sur la participation de ces bonnes volontés, les précités Mud Friends, qui sont récompensés par un dossard offert pour une prochaine Mud Day. Gênant pour un événement qui serait selon un article de Challenges plus rentable qu’un marathon et dont le chiffre d’affaires, non communiqué, avoisinerait 1,5 million d’euros pour sa première édition en 2013? Le directeur défend ce choix en mettant en avant le fait que des intérimaires, plus chers, seraient aussi moins motivés et cadreraient peut-être moins bien avec le caractère festif de l’opération, qui implique d'être dans l'état d'esprit.
La cible jeune et, surtout, majoritairement féminine, est l’atout de la Color Run, encore une de ces courses-concepts à marque déposée. Le principe: des bénévoles aspergent les coureurs de poudre naturelle colorée (à base de fécule de maïs) tout au long du parcours de 5 km, segmenté par zone de couleur. Le mythe fondateur revu par les organisateurs et décliné un peu partout dans le monde est la fête indienne Holi, fête des couleurs qui célèbre l'équinoxe de printemps.
Paris, Nancy et Marseille accueilleront chacune leur Color Run cette année. Selon IMG, la filiale française du groupe WME IMG, autre gros acteur du marketing sportif, qui détient les droits de licence pour l’organisation de l’évènement en Europe et en Asie, deux tiers des coureurs sont des coureuses, et 75% ont entre 20 et 35 ans.
#TheColorRun by Sephora France, ça commence par #Paris, ce dimanche 19 avril !!!! Vous êtes prêts ? #Happiest5K #Nancy et #Marseille, ON ARRIVE !
Posted by The Color Run France on Wednesday, April 15, 2015
La course colorée a elle aussi son vocabulaire avec ses «Color Runners™», son «Finisher Festival» où les «Color Runners™» dansent après la course, ses «Color Run™ Teams» qui s’inscrivent à plusieurs. Toujours selon Challenges en 2014, le chiffre d’affaire de la première édition serait de 500.000 euros (l'organisateur ne communique pas ses résultats) pour une course qui elle aussi a recours à des volontaires (pour asperger de couleurs les participants). Côté sponsor (Sephora cette année), la population plus féminine et le concept auront permis à l’organisation, poursuit l’article, de séduire des sponsors qui ne communiquaient pas autour du sport. Le dossard individuel est à 40 euros, 35 pour les inscriptions en équipe.
L'édition parisienne, qui se déroulera dimanche 19 avril, attend 20.000 runners. L'organisateur remettra un chèque de 10.000 euros à l'association Petits Princes.
Des courses connectées à distance comme team building
En 2015, auront également lieu pour la première fois les courses B2RUN de mai à septembre dans plusieurs villes de France, présentées par leur organisateur, l’agence de marketing sportif Infront Sports & Media comme «la plus grande série de course à pied inter-entreprises en Europe.» Organisées près des grands stades dans lesquels se situe la ligne d’arrivée, ces courses de 6 km sont réservées aux salariés des entreprises de toutes tailles. «C’est d’abord une opération de communication interne différente», précise encore le site, pour faire passer des messages bienveillants sur le «bien-être au travail», la «mixité», la santé, etc.
Les grandes entreprises sont friandes de ces propositions. Boris Pourreau est cofondateur et CEO de Running Heroes, une start-up qui propose de comptabiliser les performances des coureurs grâce aux applications et montres GPS (Nike+, Runkeeper, Runtastic, etc.), de récupérer les données et de faire bénéficier les coureurs de points d’effort ensuite convertis en récompenses auprès de marques partenaires: produits, réductions, expériences.
Selon lui, «les entreprises se sont rendues compte du boum du running, elles se sont dit que ça pouvait être un super moyen de mobiliser leurs collaborateurs autour d’attitudes saines de vie».
Son nouveau concept, la course connectée, va être mis en oeuvre pour la première fois le 19 avril dans le cadre d’une course caritative, l’Unicef Heroes Day, qui a pour particularité de se dérouler partout dans le monde pendant 24 heures: le participant choisit à quel moment de la journée il veut courir ses 10 kilomètres règlementaires. Les organisateurs ont la preuve que le contrat a été rempli grâce à la connexion de tous les participants à leurs outils de mesure de leur performance. Les points d’effort des coureurs seront convertis en dons reversés à l’Unicef et serviront à vacciner des enfants.
«On veut reproduire ces opérations avec des ONG pour faire du fundraising, explique le fondateur de Running Heroes, sans gagner de l’argent parce que c’est pas notre business, et on va aussi lancer des opérations internes pour de grandes entreprises, ça peut être un super outil de team building pour des grandes boites qui ont plusieurs milliers de collaborateurs répartis dans le monde».
Mais pourquoi courir alors qu’on peut juste donner?
Si le runneur apprécie de courir sans raison particulière, inciter à courir pour une bonne cause est devenu ces dernières années un incontournable pour les ONG. Les courses pour lever des fonds, c’est bien, mais pourquoi ne pas juste donner les sous et rester à la maison, plutôt que de comptabiliser l’effort et le convertir en don?
Selon Boris Pourreau de Running Heroes, l’Unicef bénéficie surtout des dons de retraités, et ces expériences ouvrent à l’ONG un profil qu’elle n’a pas du tout dans ces donateurs. Des jeunes, auxquels il faut proposer un nouveau type d’expérience intéressante pour qu’ils donnent: 90% des inscrits n’avaient jamais donné à l’Unicef, se félicite-t-il.
Autre course caritative et à thème décalé, la «No Finish Line Paris by Siemens», organisée donc par Siemens, aura lieu fin mai à Paris.
Le concept:
«Courir ou marcher sur un circuit de 1.400 m, ouvert 24H/24H, autant de fois que désiré et autant de kilomètres souhaités
[...]
Grâce aux droits d'inscription (10€ pour les adultes et 5€ pour les moins de 10 ans), aux dons et aux sponsors, pour chaque kilomètre parcouru, l'organisation prend la pari de reverser 1€ pour soutenir des projets en faveur de l'enfance.»
Courir pour promouvoir une paire de baskets: le running communautaire
Mais de toutes ces opérations à la frontière entre l’événementiel, le marketing, le sport et le divertissement, celle qu’a lancé Adidas depuis un an est peut-être la plus intéressante dans ce qu’elle dit du rapport des runneurs à leur sport favori.
Pour accompagner le lancement de sa gamme de chaussures de running Boost, l’équipementier sportif a lancé à l'été 2014 par le biais de son agence d’événementiel Ubi Bene une compétition entre quartiers parisiens, la «Boost Battle Run». Elle va pour cela chercher une sorte de mythe fondateur, le Palio de Sienne, une course équestre médiévale dans laquelle chaque cavalier défendait un quartier de la ville, et propose à 10 équipes représentant 10 quartiers parisiens de s’affronter lors de courses urbaines.
Des blasons façon Game of Thrones sont designés par un artiste graffeur et tatoueur, Franck Pellegrino, des chefs d’équipes sont recrutés pour chaque quartier, puisés parmi le cercle fermé des Parisiens en vue sur les réseaux sociaux (sportifs, milieux de la com et du web, artistes, etc.)
On voulait «des gens qui vivent le running de l’intérieur, qui ont une empreinte digitale, et qui sont compétents en leadership. On voulait des gens vrais, qui partagent aussi nos valeurs, et absolument éviter d’en faire une opération élitiste», nous raconte Thomas Godard, le directeur running chez Adidas. L’intelligence de l’opération est de jouer sur l’esprit de compétition et de fierté du quartier, pour inciter les équipes à prolonger leur affrontement en ligne, à coup de hashtag et autres photos postées sur les réseaux sociaux de partage d’images:
«Notre volonté était de créer une véritable ligue de running urbain communautaire, et on voulait plusieurs équipes qui s’affronteraient. Pas de manière très centralisée par la marque, mais selon une logique open source, en remettant les clés du projet à des personnes motivées».
Depuis le mois d'avril 2015, Adidas a réédité l'opération qui s'appelle désormais «Boost Energy League», pour une deuxième saison qui ressemblera plus à un championnat sur toute l'année entre les quartiers en présence, désormais 11 à concourir. Armée de ces influenceurs et de leurs équipes, la marque a intégré le volume de contenus créés et partagés sur les réseaux sociaux dans le score global attribué à chaque équipe à l’issue du championnat. Autant de productions numériques associées à l’opération, devenant autant de petits coups promotionnels crowdsourcés. En somme plus les équipes courent, plus elles le font savoir, plus Adidas fait savoir que les gens courent et sont contents, plus les gens courent, etc, selon une boucle vertueuse infinie.
Les marques, nouveaux clubs de sport de quartier?
Les leaders sont équipés et rémunérés par Adidas, mais affirment ne pas sentir de pression sur leurs épaules. Selon Stephen des Aulnois, fondateur du site sur la culture porno Le tag parfait (attention, ne clique pas sur ce lien si tu es mineur) et leader du groupe du quartier République, «la marque est assez discrète, il n'y a pas d'obligation en dehors des leaders de quartier comme moi à porter du Adidas et je pense d'ailleurs que cette certaine liberté a permis la réussite de l'opé. On ne se sent pas harcelé par la marque, ce qui est franchement cool».
Selon le chef d’équipe, 1.000 personnes sont inscrites dans son quartier et un noyau dur de 100 à 200 personnes participe aux entraînements hebdomadaires. Sont-ils tous conscients de mettre les pieds dans une campagne promo ininterrompue, qui prend pour décor leur propre quartier? «L'opération est devenue assez grosse et connue, du coup les gens savent où ils mettent les pieds», assure Stephen des Aulnois.
Un autre leader, celui du Sentier, Alexandre Jouanne, dresse un bilan similaire sur son blog:
«Ce ne sont pas des runs qui partent du magasin adidas, où on te parle des bénéfices des chaussures adidas avant, pendant et après le run et où on te regarde un peu bizarrement si tu n'as pas l'équipement complet de la marque aux trois bandes [...] l'immense force de la #boost battle run et ce qu'on essaye de vous proposer depuis le début, c'est justement un concept ouvert à tous, et chaque membre est acteur de sa team et de la compétition».
On nage en donc en plein storymaking, avec des entraînements hebdomadaires, des compétitions et un esprit d’équipe qui ont été générés par une marque qui poursuit son positionnement: «être la marque référente sur le running communautaire», explique Thomas Godard. L’opération est amenée à s’internationaliser, affirme-t-il, dans d’autres grandes villes, cibles prioritaires de ces nouvelles pratiques de running.
Comment analyse-t-il cette diversification des activités et des thématiques de la nouvelle grande passion française? Ce n'est «ni plus ni moins qu’une mâturité de l’industrie. Un coureur, une fois qu’il a couru son marathon, voudra en faire un autre, et à un moment le challenge posé arrivera à ses limites. Le consommateur a besoin de plus de diversité dans les propositions. Avec les courses funs, mais aussi les courses nature comme les trails et les ultratrails, la proposition course va devenir plus diverse».