Même là, il ne veut pas s'attarder. Son PSG vient de s'imposer à Marseille (3-2). Il a quasiment donné une leçon à son rival. Il domine le championnat. Mais aussi heureuses que soient les circonstances, Laurent Blanc a autre chose à faire que parler à la presse. Il écarquille les yeux et brasse l'air avec ses mains. «Allez-y, allez-y, questions!! On a envie de rentrer rapidement!» L'entraîneur parisien restera six minutes. Autant de perdues à ses yeux.
L'omniprésence des médias n'est pas un obstacle
Le PSG a passé l'âge de chercher la taupe dans son vestiaire. Il n'est plus abonné aux crises de résultats qui ont fait le sel des années Canal+ et Colony Capital. Mais ses relations avec les médias restent compliquées.
Le club le plus riche de France attache une importance bien comprise à l'image que les journaux, sites, télés et radios peuvent donner de lui. Son boycott de Canal+, décrété le 10 avril, offre de cette méfiance une illustration caricaturale. Le diffuseur du championnat a eu le «tort» de capter le coup de sang de Zlatan Ibrahimovic à Bordeaux et de le montrer, sans quoi, estime-t-il, sa star n'aurait pas été suspendue quatre matchs. «Depuis que Qatar Sport Investments (QSI) est actionnaire (2011), le PSG s'en sort bien dans sa communication, même si son staff est sous-dimensionné, estime Dominique Séverac, journaliste au Parisien, affecté au PSG depuis douze ans. La volonté des dirigeants est de ne pas avoir d'ennemi. A ce titre, ce qu'il se passe avec Canal+ est un peu bizarre.»
«Ici, un tel boycott serait inimaginable.»
Ici, c'est Barcelone, où cette phrase nous a été répétée en choeur. Le Barça est l'adversaire du PSG en quart de finale de la Ligue des champions. Il est l'archétype de ce que Paris entend devenir sous la direction de son actionnaire qatari. Un grand club. Une marque mondiale. Un amas de stars. Une équipe qui gagne. L'institution qui scintille à travers les frontières et suscite le rêve partout sur la planète. Le top du top.
Or, quand on aspire à pareille exposition dans une activité aussi globale et irrationnelle que le football, l'omniprésence des médias n'est pas une contrainte à contourner. C'est une condition sine qua non. La presse, au sens large, est un interlocuteur qu'on peut probablement chercher à influencer, mais c'est fondamentalement un acteur impossible à contrôler alors qu'il possède une influence importante sur l'agenda du club. Le PSG cherche sa voie face à cette évidence, tiraillé entre son passé paranoïaque et l'hyper-exposition qu'il s'impose avec sa volonté d'être une marque internationale. Laurent Blanc n'a pas encore choisi la sienne. Ses comportements las et piques au premier degré obscurcissent toujours quelques réponses honnêtes et documentées.
«Il y a plus de médias autour du PSG depuis l'arrivée de QSI, mais en volume, cela n'a toujours rien à voir avec l'Italie ou l'Espagne, souligne Damien Degorre, affecté au suivi du PSG pour L'Equipe depuis 2004. Carlo Ancelotti (ex-entraîneur du PSG, aujourd'hui au Real Madrid) m'a dit que la différence entre la France et l'Espagne, c'était puissance dix.»
Plus réalistes, les journalistes français attachés au Barça nous parlent d'une pression «multipliée par deux ou trois».
Pour L'Equipe et Le Parisien, les quotidiens qui se disputent les exclusivités autour du Parc des Princes et du Camp des Loges, PSG-Barcelone est une des grandes dates de l'année. La preuve: Le Parisien a imprimé quatre pages ce mercredi 15 avril. L'Equipe, cinq. Pour un seul match, c'est exceptionnel. A Barcelone, c'est un dispositif inférieur au programme d'un match amical d'avant-saison.
25 pages sur le match
Le Barça, ce sont deux journaux sportifs dédiés à sa cause à 80% (El Mundo Deportivo et Sport), deux autres consacrés à son grand rival, le Real Madrid, et donc particulièrement attentifs à ses malheurs (Marca, As). Une presse nationale qui écrit sur lui tous les jours, ce qui n'existe pas en France. Une presse catalane qui n'en fait pas moins. Trois radios qui chroniquent sa vie sept jours sur sept. Les télés. Les sites Internet. «L'autre jour, pour un simple match de Liga à Vigo, il y avait quinze pages dans le Mundo Deportivo», constate Benjamin Da Silva, commentateur du championnat espagnol sur BeIn Sports. Ce mercredi, il y en a vingt-cinq sur PSG-Barça. Bien sûr, «elles sont plus petites», que celles de L'Equipe relève Damien Degorre, et elles laissent bien plus de place aux visuels. Néanmoins, la différence reste vertigineuse.
Si le PSG était entouré d'une attention comparable à celle du Barça, vous liriez ce mercredi matin, dans Le Parisien et L'Equipe, en plus de ses éléments traditionnels d'avant-match:
• Un article sur les équipes probables, mais plus encore un article individuel sur quasiment chaque joueur du Barça et chaque joueur du PSG au matin du match. «Récemment, ils ont fait deux pages parce que Neymar ne marquait plus, illustre François David, correspondant pour RTL, RFI, Le Parisien et blogueur pour Eurosport.fr. Ils ont appelé des journalistes brésiliens pour savoir comment il avait géré ça avec Santos, ce genre de choses arrive très souvent»;
• Un édito engagé d'une huile de la rédaction. Au moins un;
• Le script intégral de toutes les conférence de presse de la veille;
• Un zoom statistique ultra-précis de tous les matchs disputés cette année sans Zlatan, (suspendu) Verratti (suspendu), et Thiago Motta (blessé). «Ils utilisent les créations graphiques beaucoup plus qu'en France», témoigne Benjamin Da Silva;
• Des papiers technico-tactiques pour geeks de foot, avec de nombreuses captures d'écran, sur les actions-clefs des matchs disputés entre les deux clubs fin 2014. Ou celles du week-end. Ou d'autres. «Ils ont des experts tactiques capables de gober dix matchs en trois jours, assure François David. Ils se débrouillent pour avoir accès au contenu des séances d'entraînement et font analyser les moindres schémas sur coups de pied arrêtés.» «En Espagne, quand un joueur se troue, l'action est décortiquée avec une série d'images, ils te font un article pour t'expliquer que le joueur aurait pu faire la passe plutôt que la frappe, ou que sa passe était trop courte de deux mètres», sourit Benjamin Da Silva;
• Trois pleines pages sur la déclaration d'Eric Cantona faisant de Javier Pastore le meilleur joueur du monde. «La moindre déclaration est exploitée sur deux pages, parfois plusieurs jours», assurent tous nos témoins;
• Des témoignages d'anciens à la chaîne;
• Une page pleine sur l'arbitre;
• Des infos sur l'équipe B, sur les équipes de jeunes, sur les clubs de supporters;
• Et des pubs pleine page, quand la régie de L'Equipe n'en a vendu qu'une ce mercredi matin.

La une du Mundo Deportivo sur le match du 15 avril
S'il faisait l'objet du même traitement qu'en Espagne, le PSG verrait tous ses gestes disséqués, analysés, amplifiés, creusés jusqu'à l'os, malaxés et triturés, comme le club refuse de l'envisager dans ses pires cauchemars. «Les journaux tirent un peu à la ligne», illustre Frédéric Traïni, journaliste indépendant basé à Barcelone depuis 1990. «Ils sont bien obligés de meubler, confirme François David. Ils vont aussi loin que possible. Sur tout.»
Si les journalistes de L'Equipe et du Parisien se voyaient subitement confiés une pagination trois à quatre fois supérieure à leurs habitudes, ils seraient plus ennuyés qu'excités.
«Les idées de sujet, ce n'est pas le plus dur à trouver, affirme Damien Degorre. Mais faire huit pages tous les jours sur le PSG, cela obligerait à travailler différemment.»
Comprendre: avec plus de légèreté.
Au Parisien, Dominique Séverac affirme que ce serait mission impossible.
«Ce n'est pas envisageable car le club, chez nous, est traité comme un objet journalistique pareil à tous les autres. Je ne vois pas quel sujet, d'un point de vue rédactionnel, peut justifier vingt pages tous les jours. Les Cahiers du cinéma peuvent faire vingt pages sur un film, mais ils les feront une fois pour toutes. Pour Le Parisien, vingt pages sur le PSG tous les jours, ça n'a pas plus de sens que vingt pages sur l'UMP ou sur tout autre sujet.»
Les médias français sont mobilisés par un «droit de savoir» qui oppresse les clubs, recroquevillés pour la plupart sur une ligne très défensive. Mais le droit de tout balancer qui semble mouvoir les médias espagnols serait, en comparaison, potentiellement plus douloureux pour eux.
L'extrême activité des médias catalans peut prêter à sourire quand elle se matérialise par le compte-rendu détaillé du jeu de baballe de l'échauffement. Quand il s'agit d'informations stratégiques, les questionnements sont plus lourds. François David:
«Sur les transferts, les journaux espagnols prennent le parti d'écrire dès qu'ils savent qu'il y a un contact, même s'il y a 10% de chances pour que cela se fasse, même si ce n'était qu'une approche indirecte. Bien sûr, après, les gens rigolent. Mais au moins on sait, par exemple, que le Barça a pris contact avec l'entourage de Pogba. Au pire, le lendemain, le démenti sera traité comme une info de plus.»
Damien Degorre:
«Nous, nous ne pourrions pas. Il y a là-bas une forme de sensationnalisme.»
C'est leur culture et ce n'est pas la nôtre: les journaux sont la voix des socios
Damien Degorre, L'Equipe
Mais ce sensationnalisme n'est pas le produit d'une irresponsabilité débridée et revendiquée. Il vient d'un rapport au club très spécifique, qui déteint sur la façon de produire et consommer l'information. «C'est leur culture et ce n'est pas la nôtre: les journaux sont la voix des socios», résume le journaliste de L'Equipe.
Les socios sont ces supporters, membres du clubs et actionnaires qui élisent le président du club et empêchent l'institution de fonctionner en vase clos. «Les journaux connaissent l'opinion des socios, ajoute François David. Les journalistes vont dans leur sens, quitte à retourner leur veste en 48 heures. Il y a de l'analyse, mais pratiquée dans l'instant, sans beaucoup de recul.» «Il y a peu, Suarez était trop cher et cassait les relations Messi-Neymar, aujourd'hui il est un crack», illustre Benjamin Da Silva.
Nous avons demandé à un journaliste espagnol de nous définir la différence de stratégie éditoriale entre les quotidiens sportifs du pays.
«Pour El Mundo Deportivo et Sport: “le Barça, c'est le plus fort”. Pour Marca et As: “Le Real, c'est le plus fort”.»
La une du Mundo Deportivo quand Cristiano Ronaldo (Real Madrid) a gagné le Ballon d'or
Frédéric Traïni explique:
«C'est très spontané mais politique aussi. Car cette proximité fait qu'il n'est pas question, pour ces journaux, de déstabiliser l'institution. Quand il était question que Lionel Messi ait demandé la tête de l'entraîneur Luis Enrique, cet hiver, ce sont les médias madrilènes qui ont sorti l'histoire. Les journaux catalans jouaient sur le registre de ceux qui avaient les vraies infos et nuançaient le propos. Encore plus fort: l'année où les joueurs avaient fait une orgie dans la chambre d'hôtel à Madrid dans le sillage de Patrick Kluivert, les médias catalans avaient eu l'information en premier mais l'avaient donnée à un petit site madrilène pour ne pas passer pour ceux qui déstabilisent le club. Ensuite seulement, ils ont traité l'histoire en s'en donnant à coeur joie mais en s'abritant derrière Madrid. Cela arrangeait tout le monde, y compris les dirigeants, qui en avaient marre de cette équipe incontrôlable.»
Inimaginable en France, où les plus fins connaisseurs du PSG travaillent à longueur d'année pour avoir la primeur des infos les mieux protégées.
Pep Guardiola: 600 conférences de presse en 4 ans
Face à la déferlante –l'équivalent d'un livre est écrit chaque jour sur lui– le Barça pourrait rester le plus éloigné possible de cette agitation où presque tout est permis, y compris représenter, en une, un joueur adverse dans le viseur d'un fusil pour faire comprendre qu'il est le danger numéro un.
On ne peut pas snober la presse. Ton comportement avec la presse va construire ton image.
Frédéric Traïni, journaliste indépendant
Lucide sur sa propre puissance, Barcelone pourrait faire du Laurent Blanc, en pire, et renvoyer les reporters à leur insignifiance. C'est l'exact contraire qui se produit.
«Le club est hyper sensible à tout ce qui s'écrit, certifie François David. Ils regardent et écoutent tout. Personne ne prendra le risque de se mettre les médias à dos. Ce ne sera jamais la guerre, comme le PSG avec Canal+. En cas d'info dérangeante, il y a un semblant de démenti et tout est oublié le lendemain.»
Frédéric Traïni:
«Les médias sont la courroie entre les joueurs et les socios, c'est admis. On ne peut pas snober la presse. Ton comportement avec la presse va construire ton image. Thierry Henry a halluciné quand il est arrivé en 2007. Pourtant, c'est un bon connaisseur du haut niveau. Tout était compartimenté à Arsenal. Ici c'est l'inverse. Il a mis un an à s'y faire. »
Un récent sujet de Enquêtes de foot sur Canal+ a chroniqué abondamment cette longue période d'incompréhension. «Les entraîneurs peuvent s'agacer des questions, mais ils reconnaissent toujours aux journalistes qu'ils font leur boulot et qu'ils ont raison de le faire», résume François David.
L'intensité quasi fusionnelle de la relation entre le Barça et les médias influence considérablement l'évolution du club.
«Pep Guardiola contrôlait tout, regardait tout, faisait attention à tout, dit Traïni sur l'entraîneur le plus titré de l'histoire du club. Je suis certain qu'il s'y est épuisé. Il n'accordait aucun entretien individuel mais s'engageait à répondre à toutes leurs questions.»
On estime que l'actuel entraîneur du Bayern Munich a participé à 600 conférences de presse pendant ses quatre ans de mandat à Barcelone. Elles duraient quarante minutes en moyenne. Plus d'une heure à la veille des matchs importants.
«C'était son choix, mais être seul face à une meute de journalistes est très exigeant. On peut avoir confiance dans ce qu'on dit à la personne qui a posé la question. On ne sait pas comment vont l'interpréter les trente-neuf autres.»
«La presse fait partie de ce qu'on appelle l'“entorno” du Barça, l'environnement, illustre François David. Cela peut manger le cerveau des gens. C'est notamment ce qui s'est passé avec Tata Martino.» L'entraîneur argentin du club n'aura pas duré plus d'une saison, en 2013-2014. Les observateurs lui reprochaient de trop bouger les lignes du système de jeu qui a fait les grandes années du Barça. Il a joué le jeu des médias en détaillant la plupart de ses réponses. Cela n'a pas suffi.
Le danger de l'exposition
Si Laurent Blanc ne prend pas cette peine, c'est qu'il n'exclut pas de tomber dans une spirale comparable, convaincu que rien n'existe pour son image en dehors de ses résultats.
«Il n'est pas légitime aux yeux de certains journalistes, fait remarquer Dominique Séverac. Il le sait, il le sent. Autant d'exposition, pour lui, c'est compliqué car c'est un taiseux. Parler à la presse est quelque chose qui ne lui plaît pas. Or, depuis que Leonardo est parti de la direction sportive en 2013, il est le seul qui monte au front. Quand il faut parler des transferts, des prolongations de contrat, du sportif, de la pelouse, de l'adversaire, de son avenir, de la commission de discipline, de tout, il est seul. C'est trop pour lui.»
Ce schéma n'aurait pas sens en Espagne, où les affaires les plus gênantes, comme les premières réactions d'après-match, sont laissées aux représentants institutionnels du club: président, conseiller, directeurs. Ils servent de pare-feu aux joueurs et au staff. Le directeur sportif Andoni Zubizarreta y a laissé sa peau. Critiqué pour sa gestion des derniers transferts, il a dû partir en janvier 2015.
Antoine Kombouaré et Carlo Ancelotti, les deux autres entraîneurs parisien de l'ère QSI, ne manifestaient pas la même insécurité face à la pression médiatique à la française telle que le PSG l'expérimente. Plus que l'attitude du club, «pas chaleureuse mais pro, très pro» (Degorre), c'est la personnalité de l'entraîneur parisien qui serait, ici, le vrai sujet.
«On l'a vu quand il a pris l'équipe de France en 2010, où il ne s'attendait pas à autant de pression médiatique, illustre Séverac. Blanc est tombé dans un autre monde par rapport à Bordeaux et il ne l'avait pas anticipé. Au PSG, c'est encore un cran au-dessus par rapport aux Bleus.»
A Barcelone, où il a joué, et où son nom a été cité pour l'après-Guardiola, le fossé serait encore plus grand et Blanc vivrait chaque jour un insoutenable calvaire. L'amphithéâtre clairsemé du Parc des Princes, les questions légères de La Grande Surface de Canal+, la guéguerre L'Equipe-Le Parisien, la guerre atomique BeIn Sport-Canal+: pour un grand club d'Europe, le folklore franco-français reste une croisière en eaux calmes.
«Ici, il y a des enjeux politiques importants, rappelle Traïni. On dit souvent du Barça qu'il est l'armée démilitarisée de la Catalogne. Un joueur comme Oleguer, catalaniste, était sifflé partout en Liga et en sélection et ses entraîneurs devaient passer du temps à le défendre. PSG-OM, c'est plutôt rigolo à côté.»
PSG-Canal+, psychodrame à la française, ça l'est aussi.