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La guerre civile syrienne est une guerre contre les femmes

Temps de lecture : 8 min

Dans le conflit, les agressions sexuelles ne connaissent pas de camp –et la situation pourrait encore s'aggraver, qu'importe le vainqueur final.

Syriennes passant devant des immeubles détruits dans le quartier d'Al-Maysar à Alep, en Syrie, le 18 septembre 2014 | REUTERS/Hosam Katan
Syriennes passant devant des immeubles détruits dans le quartier d'Al-Maysar à Alep, en Syrie, le 18 septembre 2014 | REUTERS/Hosam Katan

Arrêtez-vous dans un foyer pour femmes en Syrie et toutes les pensionnaires vous diront combien l'avenir leur semble sombre. Après plus de quatre ans de guerre civile, l'omniprésence de la violence sexuelle, désormais fléau national qu'importe le camp auquel se rattachent les belligérants, ne montre aucun signe de relâchement. Avec l'aggravation du conflit, de plus en plus de femmes sont persuadées que la fin de la guerre importe bien plus que le groupe qui en émergera comme vainqueur.

Cette guerre interminable laisse les femmes accablées d'un lourd fardeau et nul ne sait si elles pourront le supporter encore très longtemps. En fin de compte, comme me l'a dit la directrice d'un foyer près de Damas, l'orientation politique de ceux qui harcèlent et violent ces femmes syriennes n'a pas d'importance –pour la plupart des victimes, la différence entre l'opposition et le régime est des plus minces, pour peu qu'elles puissent identifier le camp de leurs agresseurs.

Séquestrations et violences sexuelles

Tous les camps prennent les femmes pour cible. De récents rapports établis par Human Rights Watch, entre autres, documentent le passage à tabac de femmes dans les zones où les forces du régime organisent des descentes dans les maisons. Dans des villes comme Deraa et autres régions contrôlées par le gouvernement, lorsque les soldats du régime fouillent les domiciles et arrêtent leurs occupants, ils séquestrent souvent les femmes et leur infligent des violences sexuelles, dans le but de terroriser tout un quartier et de le forcer à se soumettre. Dans des zones sous contrôle rebelle, des organisations très bien coordonnées comme l’État islamique ont imposé une série de restrictions concernant les habits et le comportement des femmes. L'an dernier, un rapport de l'ONU observait que beaucoup de femmes, y compris celles déplacées dans ce genre de bastions extrémistes, subissaient des viols et autres formes de violences sexuelles.

Début décembre, rencontrer des femmes à Istanbul et dans la province turque de Hatay, et deux semaines plus tôt à Gaziantep, une ville du sud de la Turquie à une centaine de kilomètres au nord d'Alep, m'aura permis de confirmer des leçons déjà apprises dans d'autres conflits. Dans une guerre, les femmes sont souvent celles qui payent le plus lourd tribut. La guerre civile syrienne ne fait pas exception. Ironie du sort, elle aura aussi forcé un grand nombre de femmes syriennes à envisager la trajectoire qu'empruntera leur pays d'une manière aussi pragmatique que clairvoyante.

D'origines ethniques et religieuses différentes –elles étaient druzes, sunnites, kurdes ou chiites–, les femmes que j'ai rencontrées ont été abusées aussi bien par les combattants du régime que par ceux de groupes rebelles, notamment de l'État islamique.

L'orientation politique de ceux qui harcèlent et violent ces Syriennes n'a pas d'importance

Une directrice d'un foyer près de Damas

En ayant rencontré l'an dernier plus de quarante femmes leaders, et travaillé auprès d'elles sur le terrain en Syrie, j'ai vu combien leur évaluation politique de la situation ne cesse de perdre en optimisme. Qu'importe qui elles sont et d'où elles viennent, les femmes syriennes ne sont pas protégées du carnage environnant. Qu'importe le conflit, elles sont parmi les groupes les plus vulnérables et la fréquence des viols en Syrie a tout d'une épidémie oubliée.

Je connais une femme qui, avec deux de ses amies, fut enlevée, séquestrée dans une pièce pendant des jours et violée à plusieurs reprises. Elle n'a jamais su à quelle faction politique appartenaient ses agresseurs. Cela n'a tout simplement plus aucune importance.

En 2013, à peu près 38.000 personnes en ont appelé aux Nations unies pour qu'elles leur viennent en aide après avoir été victimes de violences sexuelles en Syrie. Ce n'est que la partie émergée de l'iceberg dans un conflit désormais responsable de plus de 200.000 morts, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Selon le Fonds des Nations unies pour la population, il y aurait aujourd'hui environ 7,5 millions de femmes et jeunes filles à avoir été déplacées en Syrie et de fait très vulnérables aux violences sexuelles. Pour autant, une telle violence est souvent présentée comme un aspect périphérique de la guerre, voire comme une simple conséquence, et non comme l'instrument actif de l'assujettissement des individus en temps de guerre.

Ceux qui violent et agressent sexuellement les femmes en Syrie profitent de certains tabous sociaux qui empêchent les victimes de révéler ce qu'elles ont subi. Elles craignent d'être ostracisées par leur communauté ou même leur famille. Dans des zones contrôlées par des extrémistes religieux, les femmes violées craignent aussi pour leur vie, vu que la peine de mort est une conséquence possible quand on vous a forcé à participer à certains actes sexuels. Ces risques sont une forme de contrôle social qui ne peut que s'exacerber lors de situations chaotiques comme celle que connaît aujourd'hui la Syrie. La violence sexuelle n'est pas une conséquence accidentelle de la guerre, elle est une stratégie de contrôle.

La violence sexuelle n'est pas une conséquence accidentelle de la guerre, mais une stratégie de contrôle

Et, en Syrie, rien ne dit que les choses changeront de sitôt. Les Nations unies n'ont manifesté que peu d'empressement pour tout type d'intervention à long terme dans le pays, y compris pour une mission de maintien de la paix lors d'une éventuelle transition politique post-Assad, idem du côté de la communauté internationale. Voici l'une des réalités les plus noires et les plus écœurantes que j'ai pu rencontrer en travaillant sur la Syrie: la souffrance de ces femmes dans leur propre pays va sans doute se perpétuer pendant encore très longtemps.

Organisatrices de la mobilisation civile

Mais malgré les réalités infernales qui caractérisent leur existence, les femmes syriennes s'emploient à une tâche essentielle: organiser leur communauté sous la guerre civile. Elles ont été quasiment les premières à franchir les lignes de front, au péril de leur vie, pour administrer leur communauté. Malgré la menace des enlèvements, des arrestations, de la mort ou du viol, elles travaillent sans relâche à aider les autres. Le foyer pour femmes de Damas est un exemple grandiose de ce type de courage, et la femme courageusement à l'origine de cette initiative est aujourd'hui d'une grande influence dans toute la région. Et à cause du prix que représente un tel courage, j'ai remarqué combien les femmes de Syrie envisageaient l'avenir avec beaucoup de nuance et de pragmatisme.

Les femmes syriennes sont aux premières lignes des réponses humanitaires apportées à la crise humanitaire exceptionnelle que connaît la Syrie. Comme les hommes sont plus souvent persécutés ou détenus aux frontières et aux checkpoints, les femmes sont désormais les plus nombreuses à traverser le pays et les frontières pour pallier les besoins des ménages et des entreprises de Syrie. Parallèlement, les femmes sont souvent les premières organisatrices de la mobilisation civile, notamment dans les conseils locaux, que l'on retrouve dans tout le pays, que ce soit dans les zones contrôlées par le régime ou par l'opposition.

L'État islamique a fait de milliers de femmes des esclaves sexuelles.

L'an dernier, les femmes syriennes avec lesquelles je me suis entretenue étaient persuadées que la seule solution au conflit était l'annihilation totale du régime d'Assad, et ce, à n'importe quel prix. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, et les femmes sont bien plus divisées dans leurs conclusions politiques. Cette évolution fondamentale des mentalités reflète celle de la dynamique régionale, qui aura forcé les femmes à envisager diverses issues possibles. L'essor récent de l’État islamique en est un élément primordial. Toutes les femmes syriennes que j'ai rencontrées m'ont dit qu'une Syrie contrôlée par l’État islamique serait leur pire cauchemar. Elles craignent que l'EI puisse profiter du vide politique laissé par une destitution trop rapide et trop violente d'Assad et, dans l'opposition, aucun autre groupe ne peut compter sur suffisamment de soutien externe ou de cohésion interne pour rabattre les cartes et gouverner la nation.

Pour autant, le statu quo est aussi une terrible solution, vu que les viols des femmes syriennes semblent avoir transcendé les factions politiques. L'actuel cul-de-sac dans lequel sont engouffrés le régime d'Assad et les forces d'opposition ne cesse d'alimenter cette crise. Difficile de croire que les choses peuvent encore s'aggraver, mais telle est la réalité.

Sinistre avenir avec ou sans Assad

Si Assad, à qui incombe une grande part de la responsabilité du chaos actuel en Syrie, est destitué à la faveur d'un violent processus armé, le vide politique qu'il laissera générera une lutte violente pour son remplacement. Des factions de l'opposition, d'ores et déjà divisées, s'opposeront les unes aux autres pour revendiquer le pouvoir d'une Syrie sans Assad. Dans la myriade de factions rebelles, les groupes les plus organisés sont ceux des musulmans extrémistes, qui combattent pour voir la Syrie gouvernée par leur ubuesque charia. Et parmi ces fanatiques, l'EI est sans doute le groupe le plus organisé et le plus prospère, et exerce déjà sa mainmise sur de grandes étendues de Syrie et d'Irak. S'ils remplacent Assad en tant que futurs maîtres de la Syrie, les femmes syriennes vont au devant d'un désastre absolu. Beaucoup de Syriennes reconnaissent cette réalité, et modèrent désormais leur enthousiasme quant à l'éventuelle chute d'Assad

Les «prisons à viol» sont partie intégrante du système policier d'Assad

D'un autre côté, si Assad obtient un quelconque accord lui permettant de rester au pouvoir et est capable de résister aux assauts violents contre son régime, l'avenir des femmes de Syrie est là aussi des plus sinistres. Les dictateurs contrôlent leur territoire de manière dictatoriale et les femmes qui ont tant sacrifié pour faire tenir leur communauté durant le conflit deviendront les cibles d'Assad.

Pour nous faire une idée de cette répression, il suffit d'observer comment les forces du régime traitent aujourd'hui les civiles. On estime que plus de 1.000 femmes ont déjà été détenues par le régime en tant que prisonnières politiques, dans des geôles où elles ont été soumises à des abus sexuels systématiques (parfois en même temps que les hommes prisonniers). Ces «prisons à viol» insalubres où grouillent les cafards séquestrent des centaines de femmes, le plus souvent gardées à l'isolement en attendant qu'on ait «besoin d'elles». Des établissements qui sont partie intégrante du système policier d'Assad et qui resteront en service s'il reste au pouvoir.

L'une après l'autre, ces femmes qui en sont venues à diriger la coordination des communautés en plein effondrement politique, et qui n'ont aucune protection, seront écrasées par la vengeance d'Assad. L'une des principales stratégies du régime pour délégitimer l'opposition qui essaye de le destituer consiste à montrer que les régions contrôlées par la rébellion s'enfoncent dans le chaos. Toute tentative d'organisation ou d’amélioration de la situation est considérée par le régime d'Assad comme de la haute trahison.

Ce qui explique pourquoi la majorité des femmes que j'ai rencontrées veulent voir la fin d'Assad. Mais pas n'importe comment.

La seule lueur d'espoir serait qu'Assad soit destitué à la faveur d'un processus politique impliquant tous ceux qui ont un intérêt dans l'avenir de la Syrie. Soit un processus guidé par une force suffisamment solide pour permettre une transition pacifique vers un gouvernement civil pluraliste, respectueux des droits humains (et notamment des droits des femmes) et solidement arrimé à l’État de droit. La question étant: qui, dans le monde, peut endosser un tel rôle, vu que les États-Unis n'ont manifesté aucun signe d'engagement, et que les efforts de l'ONU à Genève n'ont abouti à rien?

En Syrie, le chaos et la violence atteignent des niveaux littéralement stupéfiants et resteront dans l'histoire comme les crimes les plus abominables de ce siècle. Mais en observant la capacité des femmes syriennes à survivre à une situation aussi inimaginable de dureté et à voir la réalité telle qu'elle est, j'ai été tout aussi stupéfaite. Comme le reste de la Syrie, elles ont désespérément besoin que les violences en viennent à leur terme, seul moyen de garantir un avenir pacifié pour ce pays et ses habitants.

Une vérité qui n'aura jamais été aussi vraie qu'aujourd'hui et sur laquelle repose la stabilité de toute une région.

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