Le Metropolitan Museum of Art de New York abrite une toile de Jan Vermeer intitulée «Girl Asleep at a Table» [Fille endormie assise à une table]. L'image est bizarre: le sujet est assis et somnole, le coude posé sur la table, la tête appuyée sur sa main; sur la table, il y a un tapis plissé ainsi que d'autres objets, dont une cruche à vin, un verre à pied renversé et, près de la fille, un verre à vin plus raffiné contenant de la lie. Presqu'au centre, une porte est ouverte. Des études radiographiques ont révélé qu'au départ, un cavalier se tenait dans l'embrasure de la porte. Vermeer a décidé de l'effacer du tableau, laissant une porte ouverte sur une pièce inoccupée, au bout de laquelle on aperçoit une table et un miroir. Cette décision est tout à fait typique de Vermeer. S'il y avait un homme devant la porte, nous saurions qui a laissé le verre renversé et nous aurions affaire à un tableau érotique en quelque sorte. Mais avec ce vide au centre, cette peinture représente une fille rêvant à quelque chose qu'on ignore, après avoir pris un verre avec quelqu'un qu'on ne connaît pas. L'embrasure vide crée donc du mystère.
JanVermeer avait compris que l'absence d'image avait un pouvoir incroyable. L'absence de son aussi. Les compositeurs l'ont compris: un «rien» peut exprimer autant que «quelque chose». Tout dépend du cadre et de ce qui résonne dans le silence.
En musique, certains silences sont assez simples. Rappelez-vous la fin du refrain d'Alléluia de Haendel dans Le Messie. Il y a une courte pause d'anticipation avant le climax des timbales.
Dans sa Messe en B mineur, le contemporain de Haendel, Jean-Sébastien Bach, a introduit un silence symbolique à la fin du mouvement [partie principale] du titre «Crucifixus»: la musique sombre dans un vide lugubre, comme dans une tombe, avant l'explosion de joie d'«Et resurrexit».
C'est plus qu'une simple représentation: la douleur de la mort, l'abîme de la tombe, puis le triomphe de la résurrection sont interdépendants; dans ce moment qui donne la chair de poule, le silence a autant d'importance que les notes.
Joseph Haydn était un génie de la musique plein d'humour qui avait plus d'un tour dans son sac. Il savait notamment manipuler le silence. C'est par une magnifique farce qu'il concluait son quatuor à cordes de l'Opus 33, que l'on surnomme d'ailleurs, «The Joke» [la farce]. Le principe: le morceau se termine et le public applaudit. Puis, par surprise, la musique reprend. L'auditoire, gêné, interrompt son acclamation. Ça s'arrête de nouveau. Les gens se remettent à applaudir, avec un brin d'hésitation cette fois. Et hop, le concert repart. Puis, silence. On entend quelques applaudissements timides. La musique reprend une dernière fois avant de s'éteindre. Le public est alors complètement désorienté, les mains suspendues, ne sachant que faire. Et il finit, en fait, par éclater de rire. C'est le silence le plus drôle de la musique!
La farce la plus connue de Haydn repose sur l'association de deux facteurs: sa capacité à vous convaincre qu'il est sympathique et prévisible, alors qu'en fait, il vient subrepticement vous attaquer par surprise; et la présence dans un lent mouvement d'une pause qui met fin une petite mélodie plutôt douce. Dès que vous croyez comprendre le fonctionnement de cette mélodie, ça fait boom!
D'où la «Symphonie surprise» de Haydn (pour ne citer qu'un exemple). En fait, l'effet de surprise a pour condition sine qua non le silence qui le précède. Durant la période classique, Haydn et ses pairs ont produit des morceaux d'une qualité remarquable. Tout en faisant preuve de logique dans la construction de leurs œuvres, ils savaient surprendre leur public.
Beethoven était peut-être le premier compositeur à traiter le silence comme un véritable motif [phrase musicale au sens expressif propre], qui fait partie de la conception de base d'un morceau. Son ouverture de la tragédie Coriolan débute avec des silences musicaux parmi les plus intenses du genre.
A la fin, lorsque le héros s'effondre sur son épée, le thème associé à l'agonie représente Coriolan se vidant de son sang petit à petit. Le déroulement de la tragédie passe par le voyage depuis les silences violents et actifs du début jusqu'aux silences de mort de la fin.
La musique de Beethoven couvre la gamme des expériences humaines, mais il y en a une qu'il a généralement laissé de côté: le sexe. Il considérait que l'érotique n'était pas approprié à l'art et déplorait les œuvres licencieuses de Mozart. La génération suivante de compositeurs romantiques n'était pas aussi prude. Surtout pas Richard Wagner, aux yeux duquel le sexe était une affaire sérieuse dans la vie comme dans l'art. Il a écrit un opéra complet sur le sujet, Tristan et Isolde, lequel s'achève par une «scène d'amour-mort» dans laquelle Isolde rend l'âme mélodieusement sur le corps de son amant. Le début de l'opéra représente l'éveil du désir: quelques bouffées musicales, qui laissent place à un silence avant le déluge.
Si Wagner définissait la sexualité spiritualisée de l'Allemagne, pour Claude Debussy, le sexe était typiquement français: félin et toxique. Selon moi, la pause musicale la plus délicieusement érotique de la musique classique se trouve près du début du Prélude à l'après-midi d'un faune, inspiré d'un vaporeux poème de Stéphane Mallarmé dans lequel un faune rêve tout éveillé à une rencontre avec une nymphe. Dans la réalisation de Debussy, la naissance du rêve du faune est ponctuée d'un silence sensuel, un peu comme un soupir que l'on pousse en pleine rêverie.
En matière de terreur pure, il est difficile de battre le silence final de la conclusion de la quatrième des Six pièces pour grand orchestre d'Anton Webern (1909). On la qualifie de marche funèbre. En l'occurrence, ce morceau serait moins adapté à des funérailles ici-bas qu'à celles d'un cortège cauchemardesque de l'esprit. Webern a essentiellement écrit des «miniatures» où les sons semblent avoir été posés avec le plus grand tact sur du vide. A travers les Six pièces, composées après le décès de sa mère, Webern a créé l'une des œuvres les plus poignantes de la littérature musicale. Dans cette «Marcia funebre», on entend un roulement de percussion montant crescendo en un rugissement dévorant, ponctué de hurlements des cuivres, jusqu'à ce que le tout retombe dans un néant abyssal.
Deux compositeurs américains, chacun à leur façon, étaient fascinés par les effets du hasard dans la musique. Ils ont repris, dans leurs œuvres, des sons inattendus de la vie réelle. Dans sa jeunesse, Charles Ives avait entendu des congrégations religieuses chanter magnifiquement faux, des musiciens saouls se tromper dans les notes lors de défilés et des sons superposés de différents orchestres. C'est le premier compositeur à avoir considéré ces phénomènes non pas comme des accidents ou de l'incompétence, mais comme une composante essentielle de la musique. Charles Ives estimait que tout ce qui était authentique et réel dans la vie donnait matière à faire de l'art. Sa volonté de restituer l'authenticité s'exprime notamment dans ses conclusions typiques, qui semblent plonger petit à petit dans le silence, comme si la musique continuait ailleurs et qu'on ne pouvait plus l'entendre. Par exemple, le final extatique de son poème symphonique, The Housatonic at Stockbridge, vient former un tourbillon visionnaire qui se fige soudainement pour révéler une harmonie ambiguë faiblissante, laquelle suggère une autre musique que le hasard voudra bien laisser transparaître en creux.
Il est un peu semblable au final de Webern, mais avec l'effet inverse: Webern est existentiellement sinistre, tandis qu'Ives est éthéré et transcendant.
John Cage a consacré sa carrière à intégrer tout ce qu'il pouvait dans la musique. Naturellement, il a été attiré par le silence. Silence, c'est du reste le titre de son premier recueil d'essais. Le silence était un symbole primordial pour Cage. De tout temps, les artistes ont voulu que leurs œuvres fassent quelque chose ou signifient quelque chose. Ce n'était pas le cas de John Cage. «Comment rendre le monde meilleur (on ne fait qu'aggraver les choses)»: c'est le titre de plusieurs des essais qu'il a publiés. Il aspirait à un «non-sens» qui ne soit pas lié à l'existentialisme allemand, mais plutôt à une philosophie zen. L'ensemble de sa musique, qu'elle soit pour 12 radios (émettant ce qui passait à ce moment-là) ou qu'elle consiste en le bruit de l'eau dans un coquillage, visait le vide suprême du silence. Dans sa Conférence sur rien, il déclara: «Je n'ai rien à dire et je le dis, et c'est ça la poésie qu'il me faut». Le point culminant de cette esthétique, bien sûr, c'est son plus célèbre solo de piano 4'33'' où l'interprète s'assied devant son clavier pendant la durée indiquée sans jouer quoi que ce soit.
Vous avez là tout le pouvoir du néant. Il peut être mystérieux, drôle, menaçant, tragique, sensuel, terrifiant, exaltant, ou un avatar de l'esprit immaculé.
Jan Swafford
Traduit de l'anglais par Micha Cziffra
Image de une: Jrossol CC Flickr
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