En 1916, un habitant de Los Angeles, âgé de 41 ans, publie un bref manifeste intitulé «Gloire et décadence de la liberté d’expression en Amérique». Dans un style passionné un assez pompeux, l’auteur y décrit les films comme «les universités des travailleurs» et affirme sa crainte de voir leur pouvoir à éduquer et instruire la nation «muselé par une censure à courte vue» qui risque de créer «une version édulcorée et bien drapée de vertu de la réalité [...] afin de satisfaire les défenseurs publics de la soi-disant morale». Il citait des dizaines de journalistes et d'hommes politiques qui s’étaient opposés à la censure, Shakespeare et la Bible pour faire bonne mesure et affirmait que «les puissances de l’intolérance s’emparaient de ce nouvel art pour attaquer, à couvert, nos libertés».
L’auteur de ce manifeste n’était autre que le réalisateur D.W. Griffith et ce qui motivait cette défense acharnée du Premier amendement de la constitution américaine était la campagne de presse qui s’abattait sur son film, sorti en 1915, Naissance d’une nation.
C’était alors le film le plus long et le plus cher de l’histoire et un véritable phénomène au box-office: le biographe de D. W. Griffith, Richard Schickel, estime qu’à la fin de l’année 1917 il avait rapporté 60 millions de dollars, une somme alors inégalée. Mais il avait également déclenché des torrents de détestation comme jamais (et comme on n’en verrait plus) pour la manière dont il dépeignait la Reconstruction (celle du Sud après la guerre de Sécession), dans laquelle les personnages noirs étaient présentés comme des prédateurs sexuels et des voyous avides de revanche, les anciens propriétaires d’esclaves comme de pauvres victimes et les membres du Ku Klux Klan comme des chevaliers blancs. Roy E. Aitken, un des producteurs du film, avait décrit Naissance d’une nation comme «le film le plus polémique de l’histoire des États-Unis».
Histoire distordue

Affiche du film Naissance d’une nation | auteur inconnu, via Wikimedia Commons, domaine public
Un siècle après sa sortie, cette controverse est bien éteinte. Les professeurs d’histoire du cinéma commencent leurs présentations du film par des mises en garde vigoureuses sur ses déviances politiques mais c’est pour mieux parler des avancées décisives dont il est responsable en matière de montage, de la caméra ou de la musique. Aucun critique de cinéma sérieux ne saurait contredire James Baldwin quand il affirmait, dans The Devil Finds Work, que ce film est à la fois «un des grands classiques du cinéma américain» et «une tentative de justification élaborée de meurtres de masse». Comme Le Triomphe de la Volonté, de Leni Riefenstahl, ce film est à la fois un tour de force technique et une abjection morale, qui illustre à merveille la pensée raciste: violente, paranoïaque, névrotique sur le plan sexuel, sentimentale et absurde.
Mais seule une dispute –celle qui opposait les auteurs du films et leurs adversaires– a vraiment été réglée. La rupture au sein du libéralisme, la question de savoir si une œuvre d’art peut être dangereuse et mérite d’être interdite, n’a pas été tranchée. Certains libéraux considéraient que l’histoire distordue présentée dans Naissance d’une nation avait des implications si dangereuses pour les noirs américains qu’ils n’hésitèrent pas à s’allier à des réactionnaires qui souhaitaient mettre le cinéma sous coupe réglée. Au même moment, les partisans les plus durs de la liberté d’expression à gauche renvoyaient dos à dos le film et ceux qui voulaient le faire interdire. Dans son livre faisant autorité sur le sujet (D.W. Griffith’s The Birth of a Nation), Melvyn Stokes cites William L. Chenery, journaliste de Chicago:
«Les libéraux sont partagés entre deux désirs: ils détestent autant l’injustice faite au nègre que l’idée d’un contrôle bureaucratique de la pensée.»
Naissance d’une nation n’a pas seulement changé l’histoire du cinéma; ce film a inauguré un débat autour de l’art, de la race et de la liberté d’expression qui a façonné l’histoire des États-Unis.
Phobie hystérique des relations interraciales
Naissance d’une nation n’aurait sans doute jamais existé sans La Case de l’oncle Tom. Un soir, au tournant du siècle, l’auteur et chercheur Thomas Dixon Jr. se rend à une des adaptations du grand roman abolitionniste de Harriet Beecher Stowe. Thomas Dixon Jr. est un ancien acteur, assez fortuné, député de son État (la Caroline du Nord), pasteur baptiste et, surtout, un homme d’un racisme viscéral. Il est effondré par le portrait que cette pièce dépeint de son Sud bien-aimé.

Couverture de The Clansman: An Historical Romance of the Ku Klux Klan, de Thomas Dixon Jr., publié en 1905 | Illustration: Arthur Ignatius Keller/Documenting the American South
Sa contre-attaque prend la forme d’une trilogie, Reconstruction, un mélodrame aussi lourdaud que didactique habité par sa phobie hystérique des relations interraciales et l’idée que «le conflit entre les deux races est absolument impossible à résoudre». Ces trois livres se déroulent en Caroline du Nord et du Sud. The Leopard's Spots (1902), The Clansman (1905) et The Traitor (1907) mêlent des histoires d’amour, des valorisations du Ku Klux Klan et des délires racistes d’un rare indigeste. Les méchants de The Clansman, qui apparaissent dans la partie la plus polémique de Naissance d’une nation, sont le sénateur républicain abolitionniste Austin Stoneman (on reconnaît aisément Thaddeus Stevens), son protégé métis Silas Lynch et l’ancien esclave Gus, qui est exécuté par le Klan après la mort d’une jeune fille blanche. «Mon seul objectif en écrivant ces livres était d’atteindre et de convaincre les esprits de millions de personnes», écrira Thomas Dixon Jr. dans son autobiographie.
Thomas Dixon Jr. mélange bientôt les éléments de ses deux premiers romans dans une pièce intitulée The Clansman (1905), dans laquelle les personnages noirs sont interprétés par des acteurs blancs maquillés –comme cela allait être le cas dans le film. Dans American Racist: The Life and Films of Thomas Dixon, Anthony Slide explique que les critiques des journaux et les hommes d’église du Sud étaient choqués par le racisme de la pièce, la décrivant comme une «incitation aux émeutes» et comme étant «aussi dégradante qu’un lynchage», quand bien même le public blanc accueillait la pièce avec enthousiasme. Quand elle fut représentée dans le Nord, une manifestation massive de noirs à Philadelphie poussa le maire de la ville, qui craignait l’émeute, à interdire sa représentation.
Justification des lynchages
En 1913, Thomas Dixon Jr. vend les droits d’adaptation cinématographique de sa pièce à D.W. Griffith, un réalisateur aussi ambitieux que prolifique qui, en tant que fils d’un ancien officier confédéré, considère, comme Dixon, la Reconstruction comme un crime commis contre le Sud. Mais ce qui l’excite tout particulièrement, c’est la description, par Dixon, du Ku Klux Klan volant au secours des blancs persécutés du Sud –une image qui, à ses yeux, doit être représentée sur grand écran.
Les précédentes œuvres de Thomas Dixon Jr. sont si célèbres que la NAACP, groupe de protection des droits civiques, tente de faire interdire le film avant même de l’avoir vu
Le tournage de The Clansman débute le 4 juillet 1914 et doit être présenté au public pour la première fois le 8 février 1915 à Los Angeles.
Mais la branche locale de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, c'est-à-dire l'Association nationale pour la promotion des gens de couleur) n’a pas l’intention de laisser faire. Les précédentes œuvres de Dixon sont si célèbres que ce groupe de protection des droits civiques a déjà tenté de faire interdire The Clansman (le film va changer de titre peu après) avant même de l’avoir vu. Et quand ses membres finissent par arranger une représentation, le 29 janvier 1915, leurs craintes se confirment. Le film est, selon eux «historiquement inexact et, avec un certain génie, conçu pour excuser et justifier les lynchages et autres actes de violences commis à l’encontre du Nègre». Ils cherchent à le faire interdire pour motif de trouble à l’ordre public. Mais ils échouent et demandent donc au siège national de la NAACP, à New York, de s’emparer du sujet.
Les bureaux de la NAACP, sis au 70 Fifth Avenue à New York, accueillent deux organisations, toutes deux fondées en 1909. L’une d’elles est la NAACP. Avec seulement 5.000 membres et peu de ressources, elle a été jusqu’alors trop occupée sur bien d’autres fronts –le droit de vote, les opportunités d’emploi, la déségrégation et des lois interdisant les lynchages– pour s’intéresser aux films. L’autre n’est autre que le Bureau national de la censure, une organisation privée parrainée par l’industrie cinématographique pour décourager d’éventuelles demandes d’un équivalent gouvernemental. Le Bureau a déjà approuvé la sortie de Naissance d’une nation, mais la NAACP parvient à le convaincre de reconsidérer sa position.
Lutte pragmatique
En 1913, le tollé provoqué par la représentation, jugée inappropriée, du crime et du vice dans des films comme Traffic in Souls ou The Inside of the White Slave Traffic, alimente les exigences des conservateurs favorables à plus de contraintes, et le Congrès prépare la création d’un Bureau de la censure. La loi la plus efficace alors en vigueur, qui porte sur l’interdiction de la vente, entre États, de films de boxe, a un objectif ouvertement raciste: empêcher la diffusion des images du boxeur noir Jack Johnson infligeant une lourde défaite au «grand espoir blanc» James J. Jeffries. Les partisans de la liberté d’expression luttent contre cette tendance en pleine croissance. En apposant son veto à une ordonnance visant l’établissement de censeurs dans la ville de New York, le maire William Jay Gaynor écrit:
«Savent-ils seulement ce qu’ils font? Ont-ils seulement une idée de l’histoire de la littérature sur ce sujet? Savent-ils que la censure des temps passés a fait incommensurablement plus de mal que de bien?»

Des acteurs en costume complet du Ku Kux Klan dans une scène de Naissance d’une nation | via Wikimedia Commons, domaine public
Mais en février 1915, alors même que Naissance d’une nation arrive dans les cinémas, la Cour Suprême inflige un coup sévère aux auteurs de film. Dans l’affaire Mutual Film Corp. v. Industrial Commission of Ohio, la cour statue que les films ne doivent pas bénéficier des mêmes protections de la liberté d’expression que la presse écrite. Ce verdict, qui prévaut jusqu’en 1952, donne le feu vert à tous les États pour créer leurs bureaux de censure. Dans son jugement, le juge Joseph McKenna affirme que les films sont «capables de faire le mal, en ont le pouvoir en raison de leur caractère attractif et de la manière dont ils exposent les choses».
La campagne de la NAACP opposée à Naissance d’une nation est orchestrée par sa secrétaire nationale, May Childs Nerney. La direction de l’association –dominée par les blancs– s’inquiète que cette lutte ne soit une lutte vaine, surtout au vu des maigres ressources de l’association, mais Nerney, elle aussi blanche, pense qu’il est fondamental de s’y opposer.
«Si nous ne faisons rien, il faudra des années pour réparer le mal que ce film va causer, écrit-elle dans un rapport. Le pays tout entier acceptera le programme du Sud, de ségrégation, de rétablissement de l’esclavage et de lynchage.»
Si nous ne faisons rien, il faudra des années pour réparer le mal que ce film va causer
May Childs Nerney, secrétaire nationale de la NAACP
Nerney était une pragmatique, prête à tout essayer. Elle fait donc établir des dossiers de campagne pour les branches locales de la NAACP, citant des sympathisants célèbres comme le romancier Upton Sinclair, qui décrit le film comme «la chose la plus terrifiante et dangereuse qu’il [lui] ait été donnée à voir» et prédit que «la diffusion du film dans le Sud pourrait provoquer des centaines de milliers de meurtres». Quand Frances Hackett, critique de New Republic, décrit le film de Griffith comme «un assassinat spirituel qui dégrade les censeurs ayant autorisé sa diffusion et la race blanche qui va le voir», May Childs Nerney en fait distribuer 500 exemplaires à toute la presse. Fin avril 1915, la protestation est si grande que le président Woodrow Wilson, qui a fait projeter le film à la Maison Blanche pour faire plaisir à Thomas Dixon Jr., vieux camarade de lycée, finit par nier avoir approuvé cette «malheureuse production».
Séduisante censure
Une autre idée est de combattre l’art par l’art en produisant un film célébrant les progrès des noirs. Peut-être, comme le suggère Booker T. Washington, ce «contre-poil à gratter» pourrait s’inspirer de l’autobiographie de… Booker T. Washington? La NAACP collabore donc avec Carl Laemmle, d’Universal, sur une pièce baptisée Lincoln’s Dream. Mais ni Booker ni la NAACP ne parviennent à produire un film.
On tente également de manifester. À Boston, l’activiste William Trotter mobilise la communauté noire pour organiser des piquets et des marches, ce qui débouche sur les plus grandes manifestations depuis la fin de la guerre de Sécession. Mais les dirigeants de la NAACP craignent que les manifestations ne constituent une publicité gratuite pour le film, ce qui rend une fois encore l’idée de censure plus séduisante.
Ce n’est pourtant pas d’un cœur léger qu’elle envisage son utilisation. Comme l’exprime un rapport de la NAACP, «toutes les formes de censure sont dangereuses pour l’expression artistique libre», tout en faisant remarquer qu’il existe déjà des organismes chargés de cette censure:
«C’est notre droit et notre devoir de nous assurer que ces organismes sont sollicités à juste titre.»

Lettre du 24 mars 1915 de Lillian Wald à May Childs Nerney concernant une manifestation contre la projection de Naissance d’une nation, 24 mars 1915 | Bibliothèque du Congrès, avec l’aimable autorisation de la NAACP.
Pourtant, l’organisation fait parfois campagne pour une nouvelle législation, dont le fameux Sullivan Bill, qui, comme le proclame le Boston Daily Globe, «pourrait assassiner les arts dramatiques au Massachusetts». Quand il n’existe pas de bureau de censure dans un État ou qu’elle ne souhaite pas se saisir de l’affaire, la NAACP utilise toutes les armes à sa disposition, des ordonnances anti-émeutes brandies de manière préventives aux lois interdisant l’art qui «subvertirait la moralité publique».
Au départ, ces efforts ne sont guère couronnés de succès. Le Bureau national de la censure reconsidère le film en mars mais en approuve à nouveau la diffusion après qu’ont été acceptées des coupes de séquences représentant de la violence interraciale. (Selon Jane Gaines dans Fire and Desire: Mixed Race Movies in the Silent Era, D. W. Griffith fut contraint de mettre la pédale douce sur la poursuite de Flora Cameron par Gus, le harcèlement d’Elsie Stoneman par Silas Lynch et la revanche brutale du Klan contre Gus.) Après une année de campagne, seuls l’Ohio et le Kansas ont imposé une interdiction sur l’ensemble de leur territoire. May Childs Nerney, écœurée, démissionne.
Dégâts tangibles
Malgré son échec, cette stratégie de l’interdiction place les libéraux blancs dans une situation inconfortable. Certains, dont Jane Addams et Lillian Wald, travailleuses sociales et co-fondatrices de la NAACP, considèrent que le film est si dangereux que l’interdiction est justifiée; d’autres refusent de faire des exceptions et se retrouvent à défendre un film qu’ils trouvent détestable. Une chronique publiée dans The Masses, un journal radical de Greenwich village, déclare que Naissance d’une nation «pervertit l’histoire, incite aux préjugés raciaux et justifie les crimes» tout en déplorant les efforts entrepris pour l’interdire:
«Nos censeurs sont libéraux cette fois. Mais il existe pourtant une autre nuance de libéralisme. Il est possible de dire: “Nous prenons le risque que ce film fasse des dégâts. Nous n’interdirons rien.” C’est une chose naturellement difficile. Il faut que le Bureau de censure se prononce ainsi et démissionne.»
Il faut tout de même se poser la question de savoir si la rédaction de The Masses aurait été aussi prête à courir ce risque si elle n’avait pas été intégralement composée d’hommes blancs.
Naissance d’une nation fut concomitant à la renaissance du KKK: le nouveau Klan choisit un logo représentant un cavalier avec une croix en feu, une image tirée du film
Les dégâts provoqués par Naissance d’une nation ne furent pas exactement mesurables, mais il furent tangibles. Il est vrai que les pires craintes de May Childs Nerney et Upton Sinclair ne se réalisèrent pas. Le film ne provoqua pas des assassinats de masse ou des émeutes raciales. Et l’espoir de Thomas Dixon Jr. de voir Naissance d’une nation inspirer une nouvelle vague de législation contre son principal épouvantail, le mariage interracial, fut contrarié.
Mais W.E.B. du Bois, rédacteur en chef du journal de la NAACP, Crisis, remarqua plus tard que le nombre de lynchages avait augmenté sensiblement en 1915. À Lafayette, dans l’Indiana, un homme blanc sortit d’une séance et tua un lycéen noir de 15 ans. Naissance d’une nation fut également concomitant à la renaissance du Ku Klux Klan, relancé par un enseignant de l’Alabama, William J. Simmons, en 1915. Le nouveau Klan choisit un logo représentant un cavalier avec une croix en feu, une image tirée du film, et fit sa première apparition publique lors de la première du film, à Atlanta.
Les personnes en charge de la publicité du film remplissent leurs caisses en fabriquant du merchandising lié au Klan, dont des coiffes et des robes, et louent les services de cavaliers encapuchonnés pour promouvoir les séances. Les adhésions au Ku Klux Klan ne connaissent pas une hausse vertigineuse avant 1921, quant le Klan se lance dans le recrutement professionnel, bien après le succès populaire du film, mais Simmons affirme que le film a «énormément aidé le Klan».
Menace publique
Indépendamment de son influence plus large, le film lui-même a un effet traumatisant sur le public noir. L’acteur William Walker, qui jouera plus tard le révérend Sykes dans To Kill a Mockingbird, le voit dans un cinéma ségrégué, dans lequel le public proteste et crie des insultes. Interviewé en 1993 dans le documentaire D.W. Griffith: Father of Film, il se souvient:
«On se retrouve avec le pire sentiment du monde. On a l’impression de ne pas compter. De ne pas exister.»

D.W. Griffith sur le pont d'un bateau | Photo: Bain News Service/Library of Congress
Pour toutes ces raisons, et malgré certaines réserves, du Bois considère que la censure est justifiée. En écrivant au siège de la NAACP en 1921, il décrit Naissance d’une nation comme «un cas à part. Un nouvel art est utilisé, délibérément pour calomnier et diffamer une race». À ses yeux, il s’agit «d’une menace publique… pas de l’art, mais de la propagande haineuse».
Thomas Dixon Jr. est parfaitement d’accord sur le fait que Naissance d’une nation est une œuvre de propagande. C’est même l’objet premier de toute sa carrière d’écrivain.
«Fighting a Vicious Film: Protest Against The Birth Of A Nation», une brochure éditée par la branche de Boston de la NAACP, contient la description, par un des contributeurs, de la visite effectuée par Thomas Dixon Jr. dans les bureau du Congregationalist and Christian World. Il y affirme que «l’un des objectifs de sa pièce consistait à développer un sentiment de répulsion chez les personnes de race blanche, et particulièrement chez les femmes, contre les hommes de couleur… d’éviter les mélanges entre le sang blanc et le sang nègre par le biais des mariages mixtes» et ajoute qu’il «souhaite voir tous les Nègres chassés des États-Unis».
Si D. W. Griffith cherche à produire une œuvre d’art grandiose et ce qu’il présente comme l’exactitude historique, Thomas Dixon Jr., quant à lui, reconnaît que son œuvre est une pure démonstration de haine. Et le jugement de la commission de censure tient pour l’essentiel à celui des deux auquel elle accord le plus de crédit.
W. E. B. Du Bois termine son rapport avec cette phrase:
«Nous savons parfaitement qu’il est dangereux de limiter l’expression et pourtant, sans certaines limites, la civilisation ne saurait perdurer.»
En 1916, D.W. Griffith réalise son dernier grand film, Intolerance, une défense de la liberté d’expression que certains spectateurs interprètent à tort comme comme un apologie de Naissance d’une nation. Floyd Dell, de The Masses, est très impressionné:
«Il y a peut-être quelque chose d’ironique dans l’idée que le producteur de ce film haineux, Naissance d’une nation, vienne nous demander d’être plus tolérants. Mais il n’est pas moins ironique que le spectacle que nous autres, adversaires de la censure, avons donné quand nous avons tenté d’interdire sa diffusion –et avons ainsi ouvert la voie à la censure des films, voie qu’il nous faudra vingt-cinq ans pour refermer.»
Effet boomerang
Car, au final, des évènement totalement indépendants de la NAACP finissent par faire pencher les censeurs en leur faveur. Durant la Première Guerre mondiale, plusieurs États interdisent Naissance d’une nation par crainte de provoquer des tensions entre soldats noirs et blancs. Après la guerre, la montée en puissance et la chute spectaculaire qui suit du nouveau Klan (Klan que Thomas Dixon Jr., ironiquement, considérait comme «une menace pour la démocratie américaine» et auquel il s’opposa) rendent le film plus toxique encore. Aux yeux des législateurs, un coup porté contre Naissance d’une Nation est un coup porté contre le Klan.
Simultanément, une suite de scandales, dont le procès du comédien Roscoe «Fatty» Arbuckle, accusé d’avoir violé et assassiné l’actrice Virginia Rappe en 1921, persuade les autorités qu’il est temps de contrôler plus sérieusement toute l’industrie du cinéma. Les studios, inquiets, s’adressent à l’ancien Postmaster general William H. Hays pour aider l’industrie du cinéma à se policer elle-même, ce qui aboutira, en 1930, à la naissance du Motion Pictures production Code, plus connu sous le nom de Code Hays.
Le film d’Oscar Micheaux, réalisateur noir, Within Our Gates, qui dénonce les foules de lyncheurs et le Klan, est interdit pour la même raison que Naissance d’une nation: il pourrait exacerber les tensions raciales
Si le nouveau climat de censure aide la NAACP dans son entreprise d’interdiction de Naissance d’une nation, il a également des conséquences inattendues pour la représentation des noirs dans les films. Comme Thomas Cripps l’explique dans Slow Fade to Black: The Negro in American Film, 1900–1942, les studios, inquiets, cessent de représenter des personnages noirs et le Code Hays interdit toute description de relations interraciales, de manière positive ou négative.
En 1920, le film d’Oscar Micheaux, réalisateur noir, Within Our Gates, qui dénonce les foules de lyncheurs et le Klan, est interdit dans plusieurs endroits pour la même raison que Naissance d’une nation: il pourrait exacerber les tensions raciales. Les armes levées pour combattre un film raciste se retournent donc contre un film antiraciste.
Et bien après que le film soit passé de mode, comme l’explique Melvyn Stokes, le débat continue. En 1939, l’ACLU s’oppose à une ordonnance de la ville de Denver interdisant les films qui encouragent les «préjugés raciaux» et affirme à la NAACP que de telles lois «font inévitablement boomerang. Le précédent établi va jouer contre les films favorables aux nègres, auxquels le camp d’en face sera opposé».
En 1950, Thurgood Marshall, président du Fond légal de défense de la NAACP et futur juge de la Cour Suprême, tient des propos similaires dans une note envoyée au rédacteur en chef de Crisis, se demandant comment l’association peut continuer de vouloir faire interdire Naissance d’une nation tout en s’opposant aux restrictions imposées par certains États du Sud à l’encontre de film dépeignant des personnages noirs de manière positive. Les piquets et les manifestations, dit-il, sont des modes d’action valides mais «lorsque l’on en vient à la question de la censure gouvernementale, le problème devient nettement plus compliqué».
Mégaphone
À ce stade, les partisans et opposants de la censure pouvaient chacun affirmer avoir eu raison. Si la NAACP n’avait jamais fait campagne, elle aurait manqué une occasion en or d’accroître le poids de son organisation naissante. Le nombre d’adhésion double pour atteindre 10.000 membres fin 1915 et atteint 80.000 à la fin de la décennie.
La NAACP établit un fort réseau national et se retrouve à la pointe de tactiques d’actions directes qui allaient porter leurs fruits lors du mouvement pour les droits civiques et poussent les activistes noirs à élargir leurs demandes. Elle galvanise également les antiracistes, met en lumière l’état des relations entre les communautés au sein de chaque ville américaine qui considère que la projection du film pourrait provoquer une émeute et force des publications qui détestent la censure à décrier le film, parfois pour la première fois.
Mais imaginons une autre histoire. Que se serait-il passé si la NAACP était parvenue à faire interdire la diffusion de Naissance d’une nation avant même sa sortie? L’activisme, les avancées dans l’organisation, le vigoureux débat national qui s’étendit jusqu’au perron de la Maison Blanche, tout cela n’aura jamais eu lieu et D. W. Griffith comme Thomas Dixon Jr. seraient peut-être devenus des martyrs de la liberté d’expression.
L’incapacité initiale de la NAACP a faire interdire Naissance d’une nation peut donc apparaître comme une défaite démoralisante, mais les campagnes successives menées ensuite permirent ce que les réunions entre censeurs, à huis clos, n’auraient pas pu permettre. En ne parvenant pas à interdire le film, les contestataires se sont dotés eux-mêmes d’un mégaphone et ont fait un boucan de tous les diables. En perdant leur première guerre contre Naissance d’une nation et sa version pernicieuse de l’histoire américaine, ils ont gagné la guerre.