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Ne vous y trompez pas, les Etats-Unis sont en guerre avec le Yémen

Temps de lecture : 8 min

La Maison Blanche refuse seulement de l'admettre.

Après un bombardement près de l'aéroport de Sanaa, le 26 mars 2015. REUTERS/Khaled Abdullah
Après un bombardement près de l'aéroport de Sanaa, le 26 mars 2015. REUTERS/Khaled Abdullah

C'est par le biais d'un communiqué de presse lu par le porte-parole du Conseil national de sécurité (NSC) que l’administration Obama a révélé que les Etats-Unis participaient à une nouvelle intervention militaire au Moyen-Orient. Cette fois-ci, c'est au Yémen. Le 25 mars, la Maison Blanche a posté sur son site un texte où l’on pouvait lire:

«Le président Obama a autorisé la provision de soutien logistique et de renseignement aux opérations militaires menées par le GCC (Gulf Cooperation Council, Conseil de coopération du Golfe).»

Il ne s’agissait pas d’une annonce prononcée par le président des Etats-Unis ou le secrétaire à la Défense –les deux seules personnes dont l’autorité nationale peut décider de la participation des troupes américaines à une opérations militaire. Il n’y eut pas non plus de déclaration du département de la Défense, l’agence fédérale responsable des forces armées qui soutiennent le GCC ni de commentaire de l’US Central Command, l’unité de commandement dont dépendent géographiquement les membres du GCC et le Yémen lui-même. Non. Un porte-parole du NSC nous a simplement informés.

Les représentants américains ont ensuite insisté sur le fait qu’en aidant des pays partenaires dans leur intervention au Yémen, les Etats-Unis ne faisaient que «fournir un soutien adapté» selon les mots du général Michael Fantini, directeur pour le Moyen-Orient du Bureau du secrétaire adjoint à la Défense pour les Affaires de sécurité internationale, prononcés lors d’une audition au Congrès. La NSC a par ailleurs assuré que «les forces américaines ne mènent pas des actions militaires directes au Yémen». Mais ne vous y trompez pas: les Etats-Unis sont bel et bien partie prenante de cette opération.

Des justifications contradictoires

Les Etats-Unis fournissent des renseignement ciblés, comme le Wall Street Journal l’a révélé:

«Les stratèges américains utilisent des flux de renseignement issus des survols de reconnaissance du Yémen pour aider l’Arabie saoudite à décider de ce qu’elle doit bombarder et quand, a déclaré un représentant américain.»

Ces vidéos sont fournies par des drones américains, car les avions américains ne volent pas actuellement dans le ciel yéménite. (Il convient de se poser cette question: les vidéos fournies et collectées par les Etats-Unis ont-elles aidé à diriger les frappes aériennes qui ont récemment provoqué des pertes civiles?) En tout état de cause, cette aide dépasse de loin la «logistique» et le «renseignement»: le ministre de la Défense saoudien a annoncé qu’était entreprise une mission par un hélicoptère HH-60 américain décollant de Djibouti afin de récupérer deux pilotes saoudiens contraints de s’éjecter de leur F-15SA au-dessus du Golfe d’Aden. Oh, et sinon, les Etats-Unis fournissent apparemment du ravitaillement en vol aux chasseurs saoudiens.

Voilà qui sonne comme une routine pour un président qui avait pourtant déclaré, dans son discours inaugural de 2013 qu’une «décennie de guerre (était) en train de se terminer». L’administration Obama a initié (en Libye, en Syrie et en Irak) et étendu (en Afghanistan) des opérations militaires sans presque aucun débat public ni même intervention formelle du Congrès –une situation que le peuple américain et ses représentants ont tacitement accepté dans le cadre général de la guerre contre le terrorisme.

Même si Code Pink, le rassemblement de femmes contre la guerre en Irak, n’est pas venu manifester contre la guerre au Yémen, il est tout de même bon de tenter de comprendre et d’évaluer la logique et les objectifs du soutien américain à cette intervention dirigée par l’Arabie saoudite.

Je ne connais pas actuellement les objectifs spécifiques de la campagne saoudienne, et il faudrait que je les connaisse pour pouvoir évaluer les chances de succès.

Général Lloyd Austin, à la tête du Commandement central

Une opération militaire qui manque de clarté dans son modus operandi, d’objectifs cohérents sur le terrain et d’objectif global n’est rien d’autre qu’un emploi aveugle et sans but d’une force militaire contre un ennemi.

Comme avec toutes les interventions militaires, on trouve énormément de justifications –parfois contradictoires– énoncées par les représentants américains. La NSC a ainsi proclamé que l’objectif était de «défendre les frontières saoudiennes et de protéger le gouvernement légitime du Yémen». Le département d’Etat a suggéré que son objectif était de «promouvoir une transition politique pacifique et de montrer la désapprobation des actes agressifs des Houthis» en déclarant le 27 mars que les Etats-Unis soutenaient le GCC car «ils répondent à une demande du président [Abed Rabbo Mansour] Hadi, qui est le président légitime du Yemen» (on peut pourtant supposer que l’administration Obama ne soutiendrait pas, en Egypte, une opération visant à remettre au pouvoir le président démocratiquement élu, Mohammed Morsi).

La Maison Blanche est ensuite entrée dans la danse, avec Eric Schultz, le porte-parole adjoint, qui a le premier évoqué une campagne destinée à «défendre les frontières saoudiennes» et à empêcher l’établissement d’une base arrière d’al-Qaida dans la Péninsule arabique. Un peu plus tard, le porte-parole numéro un de la Maison Blanche, Josh Earnest, a légèrement transformé le message en affirmant que l’objectif de l’opération visait à «rassembler, autour de la table, des factions actuellement en grand désaccord, afin qu’elles négocient et que la situation du pays se stabilise».

Qui va s’assoir autour de cette table? La chose n’est pas claire, car il n’y a manifestement eu aucun effort entrepris ni par le GCC, ni par l’ONU, ni par l'envoyé spécial au Yémen Jamal Benomar ou de représentants des Houthis pour que ces négociations débutent.

Pendant ce temps, à Washington, des législateurs entrent eux aussi dans la danse des explications. Le sénateur Richard Burr (Républicain, Caroline du Nord) a ainsi affirmé que l’intervention était nécessaire parce que les pays arabes «ne peuvent se permettre de voir l’Iran prendre pied au Yémen… On peut bien les appeler Houthis, mais c’est l’Iran», déclare Burr, qui simplifie la question à l’extrême. Le représentant Adam Schiff (Démocrate, Californie) a quant a lui insisté sur le besoin de «soutenir les Saoudiens… car ils pourraient ainsi sentir que quand bien même nous atteindrions un accord avec l’Iran sur son programme nucléaire, cela ne signifie pas que nous ne sommes pas prêts à affronter l’Iran quand il tente d’étendre son influence néfaste». Le représentant John Boehner (Républicain, Ohio) a déclaré que le but de l’opération visait à «protéger le territoire saoudien et à protéger ses voisins». Pour finir, le représentant Ed Royce (Républicain, Californie) a approuvé l’intervention américaine avec la justification la plus basique qui soit: cette guerre civile «menace les intérêts de sécurité intérieure tant pour nos partenaires dans la région que pour les Etats-Unis».

Le Pentagone, quant à lui, ne tente pas de noyer le poisson. Le général Lloyd Austin, à la tête du Commandement central, a répondu franchement à la question des objectifs de la campagne:

«Je ne connais pas actuellement les objectifs spécifiques de la campagne saoudienne, et il faudrait que je les connaisse pour pouvoir évaluer les chances de succès.»

Bien que ce général reconnaisse, de manière stupéfiante, qu’il n’a aucune idée des objectifs de cette opération et qu’il n’en a été averti que quelques heures avant son déclenchement, Austin déclare que «ce que nous avons pu voir pour l’instant est très encourageant».

Du contre-terrorisme?

Il est pourtant intéressant de constater que l’Arabie saoudite n’a que très peu fait mention de la défense de ses frontières, son ambassadeur aux Etats-Unis, Adel al-Jubeir, ayant déclaré que l’objectif de l’intervention était de «protéger les Yéménites d’une organisation radicale qui s’est alliée à l’Iran et au Hezbollah et s’est presque entièrement rendue maîtresse du pays. Elle vise également à défendre le gouvernement légitime du Yémen. Et elle est ouverte à des pourparlers politiques, afin que le Yémen puisse terminer sa période de transition et que les choses s’apaisent». Jubeir a également déclaré, à propos des guerres par procuration:

«Il ne s’agit pas d’une guerre par procuration, nous faisons cela pour protéger le Yémen.»

Récapitulons donc, si vous le voulez bien: les Etats-Unis fournissent donc un soutien opérationnel à une intervention menée par l’Arabie saoudite au Yémen afin de

  • 1) Défendre les frontières saoudienne et montrer leur attachement à l’Arabie saoudite;
  • 2) Empêcher qu’al-Qaida y installe un sanctuaire;
  • 3) Protéger les civils yéménites;
  • 4) Rassurer les membres du GCC sur la question d’un accord sur le nucléaire iranien;
  • 5) Mettre un terme, d’une manière générale, à l’expansionnisme iranien;
  • 6) Protéger les intérêts des pays voisins
  • 7) Encourager un retour au pouvoir pacifique du gouvernement légal du Yémen.

Et tout cela alors que le commandant militaire américain de la région n’a aucune idée des «objectifs spécifiques et du but final» du bombardement du Yémen par les alliés des Etats-Unis. C’est grotesque.

Etonnamment, l’administration continue de défendre les affirmations d’Obama selon lesquelles la «stratégie visant à mettre hors d’état de nuire des terroristes qui nous menacent tout en soutenant nos partenaire en première ligne est la stratégie que nous poursuivons avec succès au Yémen» (le gras a été rajouté, il le fallait). Le porte-parole de la Maison Blanche a affirmé que cette déclaration était valide car «au Yémen, le but n’est pas de bâtir une nation. C’est du contre-terrorisme», alors que le département d’Etat ajoute que «c’est un succès et cela depuis de nombreuses années en raison de nos efforts constants pour repousser et contrer al-Qaida au Yémen».

Malgré ces deux déclarations tout à fait officielles, il vous sera difficile de trouver quiconque au sein du gouvernement américain pour marquer son accord en off. Les drones qui servaient autrefois à attaquer des terroristes sont à présent utilisés pour aider les Saoudiens à frapper leurs cibles. Et le partenaire de première ligne dans la lutte contre al-Qaida, le président Hadi, est actuellement en exil à Riyad. Ça ne ressemble pas vraiment à une stratégie couronnée de succès.

Voir le Yémen exclusivement à travers le prisme des buts du contre-terrorisme américain et de le considérer comme un succès de politique étrangère n’est pas seulement une insulte à l’endroit des populations civiles du Yémen, qui vivent dans le chaos le plus total, c’est faire preuve d’une immense myopie –voire d’une totale hypocrisie.

Il est en effet totalement impossible que le buffet à volonté des sept justifications et objectifs de la guerre au Yémen connaisse le moindre succès. Oh, et tant que je vous tiens, voici une autre salade que l’on nous sert: ce conflit est bientôt fini.

Le porte-parole du département d’Etat, Jeff Rathke a ainsi déclaré le 27 mars:

«Nous ne souhaitons pas que cette campagne militaire s’éternise.»

Bien sûr. Personne ne le veut, quand bien même ceux qui orchestrent cette campagne ont affirmé qu’elle ne prendra fin qu’avec la reddition totale des Houthis.

Il ne fait aucun doute que la majorité des infrastructures civiles et militaires devra être reconstruite. Il s’agit donc bien de reconstruire une nation, une fois encore.

Comme Fred Iklé l’avait écrit dans son classique de 1971 intitulé Every War Must End:

«C’est l’issue de la guerre, et pas l’issue de ses campagnes, qui détermine à quel point ces dernières ont servi ou non les intérêts de la nation.»

La manière et la rapidité avec lesquelles l’administration Obama a décidé de soutenir un des deux camps dans cette guerre civile par procuration qui déchire le Yémen –sans objectifs clairs– devrait nous alarmer. Malheureusement, cette façon de faire est devenue la manière habituelle, pour les Etats-Unis, de livrer chacune de leurs nouvelles guerres.

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