Sports / Culture

De Sócrates à Gilberto Gil, quand football et musique s'alliaient contre la dictature au Brésil

Temps de lecture : 5 min

Entre 1983 et 1985, les personnalités sportives et musicales du pays ont participé à la chute de la junte militaire et contribué à l'instauration d'élections libres.

Lors d'un match entre les Corinthians et Palmeiras le 4 décembre 2011 au stade du Pacaembu (São Paulo), une bannière est déployée en hommage à l'ancien footballeur brésilien Sócrates, principal instigateur de la «démocratie corinthiane», décédé ce jour-là à 57 ans d'une infection intestinale. | Yasuyoshi Chiba / AFP
Lors d'un match entre les Corinthians et Palmeiras le 4 décembre 2011 au stade du Pacaembu (São Paulo), une bannière est déployée en hommage à l'ancien footballeur brésilien Sócrates, principal instigateur de la «démocratie corinthiane», décédé ce jour-là à 57 ans d'une infection intestinale. | Yasuyoshi Chiba / AFP

Le 31 mars 1983 est une date clé dans l'histoire du Brésil. À l'extrême est du pays, dans la ville portuaire d'Abreu e Lima (située dans l'État du Pernambouc), a lieu la première manifestation du mouvement «Diretas Já» réclamant des élections libres (le nom du mouvement signifie «des élections directes maintenant» en portugais). La junte militaire est alors au pouvoir depuis 1964, soit dix-neuf ans, et commence, doucement, à vaciller.

Cet élan populaire, massif, aura la particularité de mobiliser un grand nombre de personnalités artistiques, politiques, religieuses et également sportives. Aux avant-postes, il y a déjà un futur président de la République (entre 2003 et 2011 et depuis 2023), Lula, le futur président de la Chambre des députés (entre 1985 et 1989), Ulysses Guimarães, mais également des sportifs comme le footballeur Sócrates ou des musiciens, tels que Caetano Veloso, Chico Buarque ou Alceu Valença. Cette alliance des pans de la société civile, du football et de la musique, est inédite.

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Un alignement des planètes

Sócrates demeure très certainement le personnage le plus fameux, hors politique, de «Diretas Já». Capitaine de la sélection brésilienne, adepte d'un jeu porté sur l'offensive et le collectif, il est également le joueur emblématique des Corinthians, l'un des clubs phares de São Paulo, qui vit pourtant des heures difficiles au début des années 1980. Relégué en seconde division du championnat, empêtré dans des conflits internes, le Sport Club Corinthians Paulista va devenir en quelques mois un emblème du pays.

Ses joueurs, emmenés par Sócrates, Wladimir et Walter Casagrande Júnior, décident d'un nouveau fonctionnement basé sur l'autogestion, sur un pouvoir réparti entre les différents acteurs de la structure et qui concerne aussi bien la tactique sur le terrain que la vie en dehors des stades. Chaque décision importante est désormais soumise à un vote, que ce soit le choix du coach, les horaires des entraînements, leurs aménagements, le transport des joueurs, les mises au vert, etc. Ils font naître la «démocratie corinthiane» et influent d'abord sur le club, puis sur le football brésilien en général, jusqu'à tenter de faire infuser leurs idées dans la sphère politique brésilienne.

Dès 1982, les footballeurs et désormais acteurs politiques diffusent des messages incitant la population à aller voter lors des élections du gouverneur de São Paulo en novembre. La «démocratie corinthiane» trouve une forme d'apogée lorsque l'équipe parvient à remporter, en 1982 et 1983, la finale du championnat de l'État de São Paulo en battant le club rival du São Paulo FC, réputé proche de la bourgeoisie locale.

En parallèle, le mouvement «Diretas Já» prend forme à des centaines de kilomètres de là, à Abreu e Lima, et gagne en ampleur dans tout le pays. Naturellement, Sócrates et ses coéquipiers se mêlent aux contestataires. Parmi ces derniers, on retrouve un grand nombre de musiciens.

Chanter la liberté

Pour comprendre l'investissement des musiciens brésiliens dans cette grande réclamation d'élections libres, il faut remonter à la fin des années 1960, aux premières années de la dictature militaire (1964-1985). À cette époque, une génération de chanteurs et chanteuses s'inspire du mouvement hippie américain et du psychédélisme artistique pour créer ce que l'on a appelé le tropicalisme, pour contrer culturellement la rigueur du pouvoir en place.

S'y joignent notamment Chico Buarque, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Jorge Ben, Tom Zé, le groupe Os Mutantes emmené par la chanteuse Rita Lee, ou encore Gal Costa. Caetano Veloso et Gilberto Gil, entre autres, seront même emprisonnés quelques mois. Quinze ans plus tard, alors que «Diretas Já» grandit, ces icônes passées, mais encore très actuelles, rejoignent cette continuité politique qu'ils avaient participé à initier. Ce nouveau mouvement est une corrélation entre l'opposition politique, le football démocratique et l'héritage du tropicalisme.

Le 21 janvier 1984, l'un des plus grands rassemblements liés à «Diretas Já» a lieu dans la ville de Salvador de Bahia (sur la côte centre-est du Brésil). Environ 20.000 personnes y participent, dont Sócrates, Caetano Veloso et Ulysses Guimarães, alors président du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), le parti de la social-démocratie brésilienne, tête de gondole de la contestation.

Durant les nombreuses manifestations et prises de parole, plusieurs personnalités plus singulières, moins connues en nos contrées, donnent de la voix. Xuxa, par exemple, est une jeune mannequin devenue présentatrice à la télévision locale de Rio de Janeiro, qui deviendra plus tard une célébrité versatile. Il y a également le chanteur Djavan, l'un des plus populaires du pays, qui collaborera avec Stevie Wonder, Carmen McRae ou Al Jarreau dans une carrière ponctuée par un magnifique album, Lilás, paru en 1984. Le morceau qui clôt le disque se nomme «Liberdade», faisant écho au contexte politique et culturel d'alors.

L'échec suivi du succès

Le 10 avril 1984, la plus grande ville du pays, São Paulo, est le théâtre d'une manifestation monstre réunissant près d'un million de personnes. Sur l'estrade, Sócrates prend le micro, et prononce ces mots: «Si l'amendement est accepté, je ne quitterai pas le pays.» Cet amendement, proposé dès janvier 1983 par le député Dante de Oliveira, vise à inscrire l'organisation d'élections libres dans la Constitution brésilienne, et est au cœur des revendications grandissantes, qui verront 1,5 million de personnes se réunir la semaine suivante, dans la même ville, poussant la junte militaire à déclarer l'état d'urgence durant soixante jours.

Quelques jours plus tard, soumis à des pressions et des arrangements, le Congrès brésilien rejette l'amendement, provoquant en partie le départ de Sócrates en Italie, dans le club de la Fiorentina. Un échec cuisant pour «Diretas Já». Il faut attendre janvier 1985 pour que le mouvement populaire parvienne à ses fins et que des élections dignes de ce nom se tiennent, hissant à la tête du pays un certain José Sarney [il remplace Tancredo Neves en mars 1985, président élu mais mort avant son investiture, ndlr], qui devient alors le premier civil à diriger le Brésil depuis vingt-et-un ans.

L'anthropologue brésilien Roberto Da Matta a dit: «Le plus grand professeur de démocratie que le Brésil n'ait jamais eu, c'est le football.» Il aurait pu, peut-être, ajouter la musique, tant les fers de lance de la MPB (música popular brasileira), la musique populaire brésilienne, ont eu des répercussions sur la culture contestataire et permis le rayonnement de «Diretas Já». Au-delà de son impact immédiat et concret, le mouvement a également fait émerger des figures politiques qui ont occupé des postes majeurs, mêlant les disciplines, à l'image de Gilberto Gil, qui deviendra ministre de la Culture de 2003 à 2008.

Le football brésilien, lui, est désormais bien éloigné de l'idéal de Sócrates. De nombreux grands joueurs ont récemment et ouvertement apporté leur soutien à Jair Bolsonaro, président du pays entre 2019 et 2023, candidat malheureux à sa réélection, nostalgique de la junte militaire défaite en 1985. Les temps changent, et pas toujours dans le bon sens.

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