Société

Au seuil des vacances: le statut ambigu des villes-portes

Temps de lecture : 5 min

[Épisode 1] On s'y arrête, mais on n'y séjourne pas. Ces villes sont l'antichambre des lieux touristiques dont elles gagnent à obtenir le label.

Digne-les-Bains bénéficie du titre de «Ville-porte du Parc naturel régional du Verdon», une association à la Provence qui lui apporte une valeur ajoutée en matière de tourisme. | Service de communication de la ville via Wikipédia
Digne-les-Bains bénéficie du titre de «Ville-porte du Parc naturel régional du Verdon», une association à la Provence qui lui apporte une valeur ajoutée en matière de tourisme. | Service de communication de la ville via Wikipédia

C'est une étape obligée pour se rendre au pays des vacances: on s'y arrête en train ou on la traverse après la sortie d'autoroute. L'architecture y est marquée par le caractère régional sans être pour autant remarquable. On sent que la ville aimerait basculer vers l'univers des vacances éternelles, mais quelque chose dans son ambiance la rattache encore à la vie quotidienne. Le petit supermarché vend des cartes postales qui évoquent les joyaux touristiques de la région, mais rarement la ville elle-même. Ville de transit, elle ne constitue en aucun cas la destination finale sur le GPS: c'est la ville-porte.

Les villes-portes sont comme les banlieues du pittoresque français. Elles forment une famille ingrate de postes-frontières installés à l'orée du plaisir vacancier. On ne part pas en vacances à Draguignan, en revanche la commune est labellisée «ville-porte du Verdon». Bures-sur-Yvette en région parisienne s'enorgueillit du titre de «ville-porte du Parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse». Cergy-Pontoise est ville-porte du Vexin. Verdun fait partie des villes-portes du Parc naturel régional de Lorraine.

Verdun, sur la Meuse, et son palais épiscopal. | Oursinbenjamin via Wikipédia

J'ai fini par trouver un site qui rendait bien compte de la stratégie des villes-portes. Extrait: «Construite sur une complémentarité géographique, sociale et économique, et traduisant une solidarité ville-campagne, la notion de “ville porte” correspond à une situation géographique, immédiate périphérie ou porte d'entrée sur le territoire, lieu d'accueil ou étape relais, ainsi que sur un partenariat basé sur des actions partagées.»

En creusant en peu le sujet, j'ai découvert que la France était couverte de villes-portes. «Le Parc naturel régional des Baronnies provençales a la chance de pouvoir s'appuyer sur sept villes-portes à forte identité culturelle et patrimoniale: Dieulefit, Grignan, Montélimar, Sisteron, Vaison-la-Romaine, Valréas, Veynes.» Vous avez bien lu. Sept portes. Tout le monde veut être de la fête. Le territoire du Vercors va encore plus loin, qui identifie treize communes comme villes-portes dont Montaud, Claix, Sassenage ou Romans-sur-Isère. Crest, dans la Drôme, est pour sa part «ville-porte de la Clairette». C'est la première ville sur le tracé œnotouristique de la «Route de la Clairette», et d'ailleurs une série de sculptures en témoigne sur un rond-point de la ville.

Aux côtés de cette grande famille des villes-portes officiellement reconnues comme telles, on trouve des communes qui jouxtent un territoire touristiquement valorisé. Ainsi du Territoire de la Porte des Alpes, regroupement de cinquante-cinq communes entre Bourgoin-Jallieu et l'Isle d'Abeau –dont la communauté d'agglomération Porte d'Isère. Entre Lyon et Grenoble, c'est un secteur dans lequel on se rend peu en vacances, sauf à visiter le tout récent village de marques The Village, situé sur le territoire de Villefontaine et de la Verpillière, au cœur d'une vaste zone industrielle et logistique. La stratégie de cet outlet flambant neuf, inauguré en mai 2018, est précisément de capter les flux de vacancièr·es qui descendent vers les stations de montagne par l'A43.

Signe qui ne trompe pas: alors que la plupart des villages de marque implantés en Normandie, en Provence ou dans le Nord choisissent de pasticher l'architecture folklorique de leur environnement, celui du Nord-Isère est resté neutre et a plutôt misé sur l'art de vivre générique à la française (jeux d'eau inspirés de Versailles, charte graphique en noir et blanc qui revendique un positionnement luxe).

Il faut des villes-portes pour qu'il y ait des paradis touristiques

Mais revenons aux villes-portes situées sur le perron des vacances. La ville-porte n'a pas d'existence touristique autonome. Parasite sur le plan du marketing territorial, elle vampirise la réputation de son illustre voisine. Le fondement de la stratégie de ces villes trahit d'ailleurs l'obsession de la notoriété qui s'est emparée des territoires.

Il évoque aussi les techniques des agents immobiliers, qui accrochent le regard de la personne qui va potentiellement acheter un bien en faisant figurer dans le titre de l'annonce le spot touristique le plus connu des environs, même si la maison se situe en fait trois communes plus loin… D'ailleurs les villes-portes sont saturées d'offres de logement AirBnb vers lesquelles la ou le vacancier est redirigé une fois qu'il a constaté que rien n'était disponible dans la zone de recherche de son premier choix.

Si le village de charme se prend pour un petit paradis, la ville-porte est le “back office” qui signe le retour aux réalités terrestres.

La relation de dépendance entre territoire touristique et ville-porte fonctionne cependant dans les deux sens. Si le village de charme se prend pour un petit paradis, un territoire de fantaisie dont il imite la perfection, la ville-porte est le back office qui signe le retour aux réalités terrestres. Elle remplit une fonction essentielle de base arrière logistique.

C'est sur ses épaules que repose le bon fonctionnement du territoire touristique dont elle emprunte le titre: les cabinets médicaux et les maisons de santé soignent les estivant·es des blessures et des insolations, les hélicoptères des pompiers partent les secourir depuis leur plateforme lorsqu'elles ou ils se perdent en pleine nature, les supermarchés et les centres commerciaux les ravitaillent, les garagistes réparent leur voiture en panne. Les personnes qui travaillent à faire tourner le tourisme y résident souvent –tout le monde ne peut pas vivre au pays des vacances. C'est dans la ville-porte que l'on retrouve une architecture et un urbanisme de la banalité qui échappe au pittoresque: pavillons et résidences, et quelque chose comme une vie normale.

Porte des Alpes ou Porte de la Provence?

Arrêtons-nous sur le cas de Digne-les-Bains, préfecture du département des Alpes-de-Haute-Provence, dont j'ai découvert tout récemment qu'elle bénéficiait depuis 2019 du titre de «Ville-porte du Parc naturel régional du Verdon» –c'est la porte d'accès nord, là où Draguignan est l'accès sud. Étant passé chaque année par Digne pour monter dans les Alpes, jamais pour descendre vers le Verdon, j'ai d'abord été un peu interloqué par ce choix. Pour moi, Digne, c'est plutôt la porte de la montagne. Pourtant quand on s'arrête à la maison de la presse, dont l'offre est soit dit en passant extrêmement riche, les présentoirs exposent des calendriers et des cartes postales qui alignent les champs de lavande. À Digne se tient d'ailleurs une foire de la lavande.

Le territoire est, plus qu'une porte, un sas: une zone de transition entre deux aires surchargées d'images et de symboles. Au nord, les Alpes, berceau du tourisme de montagne, au sud, la Provence, située dans le top 5 des régions dont l'image touristique est la plus solidement installée au monde. Comment vivre entre deux parents qui prennent autant de place à table? Digne a dû choisir, et s'est tournée vers la Durance et la Provence, «parce que la Provence est à la mode», comme le résume une habitante d'un village voisin –côté Alpes.

La notoriété des gorges du Verdon ne peut que profiter à sa ville-porte, Digne-les-Bains. | Benh Lieu Song via Wikipédia

S'associer au Verdon, c'est pour la ville «gagnant-gagnant en matière de renvoi de flux touristiques et de sentiment d'appartenance à une dynamique forte pour les habitants et les acteurs locaux grâce à la notoriété du Verdon et aux valeurs véhiculés par le Parc naturel régional», peut-on lire sur un site qui décrypte la stratégie d'image de la ville. D'autant que le «Verdon est la Porte des Alpes pour les bas-provençaux». On le voit, être une ville-porte tourne souvent au casse-tête identitaire.

La vogue des villes-portes illustre l'ambition croissante de chaque portion du territoire de devenir une marque, quitte à n'être qu'une marque de second choix. Peut-être que face à cette saturation sémiotique du territoire, bientôt une commune revendiquera d'être la porte de nulle part.

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