Oubliez fanfiction et science-fiction: «Si jamais» est une série d'actu-fiction. Avec un principe simple: une actu, une fiction. Par Benoît Gallerey.
[thread] Ils sont + nombreux que les chauffeurs Uber et les livreurs Deliveroo, mais on ignore souvent leur existence : les microtravailleurs.
— Motet (@LaMotet) 25 avril 2019
Ils (et surtout elles) travaillent chez eux, entre 2 gardes d'enfants et ménages, pour quelques centimes par clichttps://t.co/XbzDoyLrEH
Condé-sur-Sarthe, 24 avril 2031
La légende de Dorian Sauvet, le célèbre activiste anti-reconnaissance faciale, commence le jour de son arrestation et de son incarcération immédiate, le 24 avril 2031 –si ce n'est que les premiers concernés sont souvent les derniers prévenus quand le destin décide d'en faire des mythes.
Comment, sur le coup, discerner une banale arrestation d'un événement fondateur? Dorian, jeune homme sage et prudent, ne s'y attendait pas et n'avait aucun plan. Sa première réaction d'ado mal dégrossi fut, bouche bée et bleuie par la peur, de ne rien comprendre à ce qui lui arrivait.
Heure H-26
À 10 heures du matin, menotté aux grilles d'une camionnette lancée à fond vers la prison, ballotté dans le silence accablant du moteur électrique et le mutisme du garde armé face à lui, Dorian oscille entre tétanie, incrédulité et descente d'organes.
Il a été arrêté chez lui, au lever du soleil, sans explication plausible, arraché à son studio parisien puis collé dans ce fourgon.
Triple homicide à Nice, lui a craché un gradé, avant d'enregistrer au pas de course sa déposition. Absurde, s'est défendu Dorian, qui vient en effet de Nice mais l'a quittée voilà trois ans pour la capitale. Et non pour devenir criminel, mais acteur. Les profs de son école de théâtre lui prédisent d'ailleurs un bel avenir: il sait tout jouer.
Ce matin, pourtant, il peine à se donner une contenance. Serait-il possible, afin de saisir ses intentions, de parler au metteur en scène de cette tragi-comédie grotesque?
– Te fatigue pas: quoi que tu dises, c'est plié, a coupé court le gradé en le poussant dans la fourgonnette.
L'idée de prison lui est si étrangère que Dorian, d'habitude si prompt à disserter sur ses états d'âme, est incapable définir ce qui l'habite. Prison. Taule. Les portes du pénitencier. Dernier endroit au monde où ce fils d'ingénieur, honnête et droit, pensait finir.
Peur? Rage? Dégoût? Abattement? Honte? Panique? Fin du monde? Des paquets d'émotions lui tombent dessus, trop volumineux, trop denses, trop noués pour être démêlés. Ils s'accumulent, s'entrechoquent, éclatent, se mélangent. Ils ne nourrissent pas la réflexion, ils l'empêchent. Ils l'écrasent. Dorian étouffe.
Le temps passe, et l'hypothèse de la blague potache agonise. Dorian s'y était un temps raccroché, mais le beau blond doit maintenant l'admettre: la camionnette roule depuis deux heures, la mitraillette du garde est en vrai métal, les écussons de son uniforme ont tout d'officiels... La complexité de la mise en scène dépasse de trop celle d'une plaisanterie.
Qu'est-ce qu'on lui reproche? Dorian fouille ses méninges sans dessus-dessous. Oui, il a toujours fumé un peu d'herbe, mais c'est légal, maintenant. Ils n'enferment quand même pas rétroactivement les fumeurs d'antan?
À travers la fenêtre sale, de ce que le grillage laisse apercevoir du paysage, rien pour accrocher l'œil de Dorian depuis des kilomètres. Plus plats que sa mer Méditerranée natale, les champs étalent leur boue à perte de vue sous une lumière grise de déprime. Quel est ce pays? Même les pousses de printemps y affichent un vert terne. Végétaux monotones, plantés rationnellement, en haies sans lilas bravaches. Couvercle morne de nuages bas. Rase campagne. Lui offrir une courbure, ce serait déjà trop de fantaisie pour le trait rectiligne qu'est l'horizon sarthois.
Tout au bout de ce rien, le centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe a des airs d'immense vaisseau spatial qui, attiré par la vaste étendue dégagée, se serait posé là un jour. Les êtres humains du coin, en quête d'emplois, semblent l'avoir piégé, ligoté de rangs serrés de fil de fer barbelé pour le maintenir au sol et l'empêcher de rejoindre sa galaxie sécuritaire. Ils l'ont punaisé solidement à chaque extrémité par des miradors truffés de capteurs et y ont ouvert une prison.
Un espace, pressent en tous cas Dorian, gorge sèche, où les lois terrestres ne s'appliquent pas.
Le fourgon stoppe dans un crissement de graviers. On pousse Dorian pour qu'il en descende, les mains toujours liées dans le dos. De près, la prison est moins accueillante encore que la soucoupe imaginée. Les fils de fer, eux, sont bien barbelés, sans décevoir, triplés de toute part.
Bitume, béton, cailloux. Pas une plante. Pas une mouche.
Dorian, qui même sonné garde le sens du drame, inspire profondément: une dernière bouffée de liberté avant le cachot. Mais déjà, au seuil de la prison, le vivant se fait rare: aucune odeur –ou peut-être un relent de poussière sèche soulevée par la fourgonnette qui repart.
Dorian donne un coup de menton, envoie valser sa mèche d'acteur pour un dernier coup d'œil au soleil. Bien sûr, il est ébloui et ne voit rien. Il n'y a qu'au cinéma que ça rend quelque chose, ces adieux au monde. Derrière lui, clac, on coupe ses menottes en plastique, il n'a pas le temps de remercier, on le pousse dans le dos, clac encore, la porte s'est refermée. Il est en prison.
Dédale de couloirs blancs sans fenêtre. Droite. Gauche. Les aboiements du garde, trois pas derrière lui, poussent Dorian à travers les carrefours à angles obtus et les demi-niveaux. Les gardiens sont guidés par GPS; détenus et visiteurs se sentent eux forcément perdus dans cet agencement tordu d'allées, de coursives et de portes semblables. C'est conçu pour.
La désorientation carcérale est même devenue un art retors dont certains cabinets d'architectes se sont faits les spécialistes, démocratisant le concept des prisons Supermax américaines: s'il ne sait pas où il est, un prisonnier ne risque pas de s'évader, pas même de mettre sur pied un petit trafic. Jamais chez lui, ni en confiance: voilà un délinquant qui se tient sage.
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Le garde lui hurle de tourner dans une salle à gauche, Dorian obéit. En vérité, ses jambes obéissent seules, tellement il a peur. Ses pensées qui court-circuitent font crépiter son encéphale. Il se répète pour ne pas paniquer qu'il a trop regardé de séries américaines, que la réalité n'aura évidemment rien à voir. Mais les cris du surveillant sont déjà trop agressifs pour ses nerfs. Cette méchanceté gratuite...
À travers les larmes qui lui gonflent les yeux, qu'il retient à grand-peine, il devine un comptoir flou, un employé derrière.
– Dorian Sauvet?
Dorian ouvre la bouche comme un poisson rouge hors de son bocal: rien ne sort.
– Vous fatiguez pas à répondre, l'ordi me dit que c'est bien vous.
De la manche, Dorian éponge ses cils humides; l'employé apparaît plus nettement. Son uniforme est du même bleu que celui des gardiens, mais sans l'attirail de guerre à la ceinture ni les coques en kevlar. Sa moustache s'agite au rythme de son laïus:
– D'ailleurs, vous pouvez oublier votre vrai nom: ici, au centre pénitentiaire de Condé, géré par la société Palentrox, vous serez DS3484. Pas la peine de le mémoriser: cet identifiant sera visible en permanence sur votre combinaison. Combinaison que je vais vous fournir pas plus tard que... tout d'suite!
Malgré cette promesse, il fait une pause, adopte un air contrit et finit par confier au jeune détenu:
– Elle est orange. Et obligatoire. Et quand j'vous dis “fournie” par Palentrox, c'est pas “offerte”: elle vous sera facturée.
Le moustachu fait durer sa moue désolée, guettant une réaction de DS3484. L'employé semble sincèrement compatir, c'est touchant, mais Dorian ne saurait dire ce qui l'attriste précisément. Est-ce le port quotidien d'une combinaison, sa couleur imposée ou bien son prix?
– 73 euros. Payables jusqu'à deux ans après votre sortie. Et c'est la dernière fois qu'on parle d'argent: ici, l'argent n'existe pas. Tout se passe en crédits. Pas de pacha, pas d'enfants gâtés. À Condé, chacun doit participer s'il veut améliorer son quotidien. Compris?
«Palentrox développe des pouponnières d'intelligences artificielles. Il faut bien que quelqu'un les éduque.»
Dorian hoche la tête docilement. Puisque l'employé continue à le toiser sans partir à la recherche de la combinaison, il finit par oser une question:
– Et… Pour gagner des crédits?
– Pour gagner des crédits, on répond à des questions. C'est tout.
L'employé en bleu ne lâche pas son comptoir. Il a le regard joueur. Il sait qu'il détient des infos cruciales pour la survie d'un jeune détenu. Il attend juste que Dorian le supplie un peu. Le jeune blond défait doit prendre sur lui pour relancer:
– Des questions. C'est-à-dire?
L'employé pointe fièrement le logo hexagonal qui orne le comptoir:
– Palentrox! Palentrox développe des pouponnières d'intelligences artificielles. On en croise partout de nos jours, mais il faut bien que quelqu'un les éduque. À chacune, faut donner le biberon, la base, les premières bonnes réponses qu'elles ne peuvent pas inventer: rouge ou vert, nez ou bouche, fromage ou dessert, etc.
L'employé se penche, sur un ton de confidence qui justifie de passer au tutoiement, selon lui plus rassurant:
– T'inquiète, y a de quoi faire pour tous les détenus, des millions de questions, parce qu'après, les soi-disant intelligences, il faut encore les aider à affiner leur analyse. C'est comme les mômes, en fait, ça n'arrête jamais... Tu verras bien. Le logiciel me dit que tu fais du M, c'est ça? Youhou, je te parle! Pour la combinaison, du M?
Le cœur de Dorian a des ratés. Ce n'est pas qu'il s'emballe, c'est qu'il perd le rythme, qu'il s'étrangle. Orange? Orange comme à Guantanamo?
– Mais je suis innocent, moi... C'est une erreur. Y a pas une couleur pour ceux qui vont sortir très vite, juste de passage, pas vraiment là?
Le préposé au guichet lui refait sa moue désolée:
– Moi, j'suis cool. Mais joue pas à ça avec les gardes. Eux sont pas là pour argumenter.
– Jouer à quoi?
– À ça! Jouer au malin. À la provoc. Au coup de l'innocence.
– Mais pas du tout, je...
– On n'est plus là pour juger, petit. Trop tard, c'est fait.
– Mais j'ai pas encore été jugé, justement
– Ah bon? C'est pareil. Laisse tes affaires personnelles dans la panière. On part sur du M.
Volte-face, cinq ou six pas, puis il se fige devant le rayonnage des combinaisons orange, prenant son temps, comparant, réévaluant à distance le gabarit du détenu, le toisant avec son pouce et son index formant un L, plissant les yeux. Comme s'il avait le choix. Est-ce qu'il plaisante? Est-ce qu'il surjoue l'importance de sa mission, convaincu qu'en dépend l'entier déroulé d'une incarcération?
Dorian, pas en état de goûter le comique de la situation, se concentre plutôt sur le garde, toujours à trois pas, Taser à bout de bras.
– Le Taser?, lance l'employé depuis ses étagères orangées. N'en fais pas une fierté personnelle, t'as pas l'air bien menaçant... Non, ils sont obligés de le porter pendant les déplacements, c'est tout. C'est le règlement. Comme les lentilles de contact.
Dorian trouvait au garde, sous son casque, l'œil particulièrement noir, inhumain: c'est donc parce qu'il porte des lentilles de contact. Des gadgets qui, en effet, ne sont pas conçus pour faire des yeux de biche.
Dorian en avait vu la présentation, il y a quelques années, dans un reportage sur l'armée. La lentille connectée affiche en réalité augmentée tout renseignement pertinent pour la mission en cours et identifie quiconque passe dans le champ de vision.
L'individu apparaît en vert si tout est en règle, en rouge s'il représente une menace à neutraliser, il clignote s'il n'a rien à faire là et doit immédiatement se justifier. Le logiciel détecte jusqu'aux expressions faciales inhabituelles, les discrets signes de stress chez les détenus qui pourraient trahir la préparation d'un mauvais coup. Efficace. Un brin déshumanisant, certes, mais efficace.
L'employé apporte un modèle on ne peut plus standard de combinaison orange qu'il dépose sur le guichet, fier comme un tailleur italien:
– Essaye ça. Et pour les chaussures…
Nouveau temps d'arrêt. Dorian lève le nez, prêt à jouer le jeu, peu pressé de rejoindre sa cellule et ses codétenus. Qu'on ne lui épargne aucun détail: longueur des lacets, nombre d'œillères, taille des semelles compensées, montantes, semi-montantes, daim ou nubuck, les différentes méthodes d'entretien, avantages et inconvénients… Mais l'employé, mutique, se contente d'observer, sourcils haussés, l'effet de son savant suspense sur l'arrivant.
Dorian capitule:
– Pour les chaussures, pardon, vous disiez?
– Pour les chaussures, en revanche, c'est taille unique. Il m'reste que ça.
Et d'extirper de derrière son comptoir une paire d'espadrilles noires gigantesques. Oubliée la moue désolée, les pompes le font franchement marrer:
– Si elles sont trop grandes, t'auras qu'à mettre du PQ dans le fond. Et puis, c'est pas comme si tu devais courir un marathon. Les déplacements sont assez limités, t'inquiète pas.
«Pour pouvoir éteindre la lumière la nuit, régler la clim ou regarder un film, les détenus cotisent par cellule.»
Cet employé devrait arrêter d'essayer d'être rassurant: «déplacements limités», voilà qui inquiète au contraire beaucoup Dorian. Son palpitant joue du PNL à l'envers, et pas les meilleurs titres. Il fixe les espadrilles qui, sur lui, font l'effet de skis de fond –ridicules comme peuvent l'être les détails d'un cauchemar.
– Écoute-moi, petit, au lieu de planer! Dernier truc, le plus important: la tablette. Tu dois toujours l'avoir sur toi. Son gros étui de protection t'est prêté avec: si tu l'abîmes, il te sera facturé. Ça sert à rien de vouloir parler aux gardiens: toute réclamation passe par la tablette. Les questions de vie pratique, les problèmes plus graves, même urgents: tablette. Cherche pas autrement: les gardiens ont ordre de n'intervenir que quand c'est validé dans l'appli. Compris?
– Compris.
– Bien. Bonne nouvelle: la cagnotte est déjà configurée à ton nom, tu peux dès maintenant commencer à répondre aux questions du logiciel et gagner des crédits. Pour pouvoir éteindre la lumière la nuit, régler la clim ou regarder un film, les détenus cotisent par cellule. C'est prévu par l'appli, tu suis le partage normal. Si on essaye de t'impressionner, sache que tout est surveillé, qu'un détenu ne peut pas payer plus que les autres sans explication crédible et que le racket est systématiquement et sévèrement puni.
– J'espère..., couine Dorian, qui lutte pour respirer.
Sa cage thoracique se comprime sous l'effet de la pression. Les exercices de respiration appris au théâtre ne lui sont plus d'aucun secours. Il zippe sa combinaison comme l'employé lui a indiqué, jusqu'à la glotte.
Dès que Dorian a validé la liste des effets personnels qui, promet l'employé, lui seront restitués à sa sortie, le garde au Taser lui fait signe de repartir dans le dédale de couloirs blancs. Dorian se permet, avant d'obtempérer, une dernière question au guichetier:
– Pardon d'abuser de votre patience, mais… Imaginons que quelqu'un veuille me forcer à lui acheter des trucs?
– Il est interdit de dépenser ses crédits pour un autre détenu.
– Ouf. Mais, attendez… Si un caïd me force à travailler à sa place sur sa tablette? S'il fait de moi son larbin qui doit remplir sa cagnotte?
– Impossible d'échanger les tablettes: les empreintes digitales le trahiraient immédiatement. Ou alors il faudrait que ce caïd te fasse déplacer son propre doigt, juste pour ne pas avoir à réfléchir? Ou gagner du temps pendant qu'il dort? Ce serait quand même chelou. Non, vraiment, keep cool. Aucun risque de ce côté là. Bon séjour à Condé!
Dorian voudrait que l'employé lui en dise plus sur les autres côtés, ceux qu'il sous-entend risqués, mais le gardien dans sa carapace n'a pas l'intention de patienter plus longtemps.
Un pied devant l'autre. La tête lui tourne de réaliser que c'est bien lui, Dorian l'artiste, le cérébral, qui défile en combi orange dans cette caricature de prison glaciale. À chaque inspiration, la sensation d'aspirer du verre pilé, dans les bronches, les tripes, ça picote jusque dans les paumes des mains.
Il suit les ordres tant bien que mal, essayant pour ne pas agacer le pangolin de garde de laisser le moins possible traîner sur le sol ses espadrilles raides comme du bois. Elles vont finir par s'assouplir, se faire à ses pieds. Quelle horrible pensée. Elles lui donnent pour l'instant un air d'estivant perdu dans un univers high-tech de béton sans vie. Pire décor de toute sa jeune carrière d'acteur. Pire rôle également. Et pires accessoires que ces tatanes.
Dorian n'a rien à faire là; il aimerait que le garde se retourne, admette que cela saute au yeux et l'invite à rejoindre la sortie sans heurts.
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Heure H-25
Au déclic du loquet, pourtant à peine audible, les deux lascars lèvent ensemble les yeux de leur écran de tablette. Les détenus avertis reconnaissent entre mille ce petit bruit qui annonce l'ouverture imminente de la porte. Wassim et Gabriel se lancent un regard d'antan, celui qui dehors signifiait: «T'attends quelqu'un?»
Ils savent pertinemment que non –jamais de visiteurs en cellule. Et en effet, comme à chaque fois qu'ils n'attendent personne, c'est un maton qui entre. Aujourd'hui, Marvin. Bras droit en avant, qui brandit un Taser anti-agression. Pas d'affolement côté détenus: ils savent que c'est la procédure.
Sous son bras gauche, en revanche, une espèce inconnue de gros surimi: des draps blancs et un matelas orange roulés ensemble. Marvin les lance par terre. Avec l'élan, le matelas se déplie, pas plus épais qu'un tapis de yoga.
– Si c'est pour nous construire un nid d'amour, ricane Wassim (le plus âgé des deux), j'veux dire merci, mais pas besoin.
– Un nouveau arrive. C'est son lit. Je compte sur vous pour que tout se passe bien, répond Marvin, très premier degré. DS3484, en cellule!
Wassim saute de son lit:
– Pardon, chef? Trois poilus dans huit mètres carrés? C'est pas possible! J'veux dire, vous avez pas le droit!
Les espadrilles de Dorian font leur entrée avant lui. Il ne les quitte pas des yeux, reste statique, debout près de la porte. Marvin lâche un clin d'œil de connard tout-puissant:
– Pas le choix. Et puis vous serez trois à cliquer, vous allez gagner plus de crédits pour la cellule. À vous la belle vie!
Un pouce calé dans la ceinture bleue à côté du spray au poivre, il disparaît à reculons derrière l'épaisse porte blanche qui, dès qu'il l'a franchie, se referme et se verrouille automatiquement.
«On n'aura jamais assez pour un Oscar de cette année, mais on va se payer autre chose qu'un vieux navet.»
Silence. Toujours debout, l'usé et frêle Wassim cherche du regard son jeune et athlétique codétenu. Gabriel l'ignore, déjà revenu à sa tablette, concentré –«Cliquez sur les images de chats». L'aîné, trop énervé pour se rasseoir ou se taire, explose:
– Trois dans ce placard? Ils nous humilient, Gabriel! C'est fait exprès. J'veux dire: alors que le seul amour qui nous reste, en zonzon, c'est l'amour propre, eux, ils nous humilient!
– Chut...
– Tu trouves normal qu'on nous entasse comme du bétail? Tu vois pas qu'ils veulent nous briser? Moi, je m'aime et je continuerai à m'aimer. Merde, j'veux dire. Merde!
– Wassim, m'énerve pas. Clique. Gagne ta part. J'veux mater un bon film ce soir.
– Et le nouveau, alors? Qu'est-ce qu'on en fait?
– J'sais pas, moi. Qu'il se pose et qu'il clique aussi. On n'aura jamais assez pour un Oscar de cette année, mais on va se payer autre chose qu'un vieux navet, pour une fois.
– Si le nouveau travaille d'arrache-doigt, oui!
– …
– C'est une vanne avec «arrache-pied», sauf que comme on bosse dans le digital… J'veux dire: laisse tomber.
Wassim soupire et finit par poser son regard sur Dorian, qui a allumé sa tablette dès que l'autre colosse a suggéré qu'il devrait cliquer. Le nouveau épie maintenant le moindre signal en provenance de ses codétenus. Face à leur silence, il prend les devants, tire un peu le tapis de yoga vers lui et commence à s'accroupir au pied du lit de Wassim.
– Tu fais quoi?, s'écrie le vieux teigneux. Hors de question. L'accès à la porte doit toujours rester dégagé. C'est quoi ton nom?
– Dorian.
– Bah, Dorian, tu dégages. J'veux dire.
Le jeune s'exécute, tire son matelas plus loin, vers le lit de Gabriel. Mais le gorille ici chez lui émet un grognement, sans même lever les yeux de sa tablette, qui convainc Dorian de ne point s'attarder. Il poursuit vers le dernier recoin libre: la douche. Il y dépose son lit en boule et s'assoie sur les toilettes pour pouvoir travailler et gagner les fameux crédits qui apaiseront ses codétenus.
– Tu plaisantes, Boris? Pourquoi tu bloques les chiottes?
– Moi c'est Dorian, pardon, non, je voulais pas déranger, pas bloquer, non...
– Bah tu déranges quand même, Doris. Réfléchis, j'veux dire. On va pas te demander à chaque fois pour aller pisser. Ça peut pas être ton spot.
Dorian a vite fait de balayer la cellule du regard. Les lits occupés par Wassim et Gabriel: deux dalles en béton, fondues dans le mur et dans le sol. Une tablette –étagère ou petit bureau, au choix– devant un tabouret en ciment, coulés ensemble dans un même élan paranoïaque. Un minuscule lavabo collé à côté de toilettes en inox, sans une seule vis, près d'une douche qu'il faut deviner, sans tuyau ni bouton: un trou au mur, un trou au sol. Débit, durée et température sont contrôlées à distance. Palentrox offre cinq minutes de douche froide à chaque détenu chaque semaine (le minimum exigé par l'État pour éviter les épidémies): ceux qui rêvent d'ininterrompues cascades brûlantes peuvent aligner leurs crédits sur la tablette.
Mais la douche n'est pas le bonus le plus réclamé par les détenus, surtout ceux qui purgent de longues peines. Chez Yassir et Gabriel, par exemple, le coin est resté sec depuis trois jours. En témoigne l'odeur de macération, qui malgré la ventilation règne, perfide, dans la cellule. Cherchant le côté positif pour ne pas sombrer, Dorian se dit qu'au moins, la puanteur lui coupera la faim.
Finalement, Dorian va s'installer, recroquevillé, sous l'évier. Il lance l'appli –«Cagnotte DS3484», scan de l'iris et de l'index à la première utilisation– en essayant de ne pas trop se demander comment passer la nuit. L'agencement est ainsi fait: quelle que soit sa position, allongé, sa tête sera trop près des toilettes. Peu de chances qu'il se réveille sec au matin. Ce serait parier gros sur les qualités de viseurs nocturnes de ses codétenus. Ce serait oublier surtout qu'ils sont privés de liberté, pas de leur facétie. La seule solution pour le bizut serait de dormir assis sous ce lavabo. Faut-il déjà atteindre la nuit.
La tablette lui demande de distinguer des photos de champs de blé parmi des photos de cheveux. Lui n'a plus les siens: après la combinaison, le garde a mené Dorian se faire tondre, gauche, droite, puis désinfecter, gauche, droite, et vacciner. Gauche, droite, il l'avait ensuite mené jusqu'à une énorme porte, qui avait coulissé et dévoilé une cour grillagée. Du solide, pas de la clôture de poulailler: des poutrelles métalliques mastocs, des câbles tressés par trois, inviolables, des caméras, des capteurs, un drone survolant le tout.
Devant l'incompréhension manifeste de Dorian, le surveillant avait lâché sa seule phrase construite de la visite:
– C'est ici que s'effectuent les promenades, si tu peux t'en offrir une un jour.
Promenade? Dans cette cage de combien, six, peut-être sept mètres carrés? Au fond d'un puits de béton qui ne laisse apercevoir qu'un carré de ciel? Pourquoi lui montrer fièrement cette infamie?
Maintenant, roulé en boule sous son évier, Dorian comprend: «C'est fait exprès», comme dit Wassim. Pour le briser. Pour lui ôter d'emblée tout espoir de vie agréable. Pour qu'il ne reste que la tablette.
La technique est grossière. Dorian pensait qu'être conscient de cette manipulation le protégerait de ses effets destructeurs: pas du tout. C'est diablement réussi, la vision de ces cages l'a dévasté.
Les deux autres, peut-être des tueurs, ignorent pour l'instant le nouveau venu –c'est déjà ça. Gabriel fronce ses sourcils, rétro-éclairé par l'écran, concentré. Wassim, encore souple pour son âge, a posé en soupirant sa tablette sur ses jambes en tailleur et bosse lui aussi depuis son lit. Car c'est un boulot, Dorian l'a déjà compris, même si Palentrox refuse le terme d'emploi. Un emploi impliquerait de parler salaire, droit du travail… Et pourquoi pas des syndicats de reclus, tant qu'on y est? La direction préfère le terme «compensations».
Le gouvernement approuve, c'est politiquement tenable: les nouveaux bagnards ne cassent pas des cailloux une chaîne à la cheville, on ne les envoie pas à la mine non plus, les criminels d'aujourd'hui font de la tablette.
Dans l'imaginaire collectif, c'est un jouet, sûrement pas une corvée. Encore moins un emploi. Avec la bénédiction de tous, la notion d'argent a donc disparu chez Palentrox: si les criminels veulent des douches chaudes, c'est leur problème, on ne va pas non plus les payer.
Le barème est simple: un crédit accordé toutes les cent questions validées. Les forçats peuvent les enchaîner tant que leurs paupières sont ouvertes, sans horaires définis.
En 2021, l'opinion publique avait frémi en apprenant que des enfants défavorisés du monde entier nourrissaient de leurs clics nos futiles logiciels. Dorian s'en souvient, il avait 13 ans; lui et ses potes du collège avaient fabriqué des pancartes anti-Amazon Mechanical Turk.
Ils n'avaient en revanche rien trouvé à redire quand Palentrox avait proposé que les détenus de chez nous s'y collent. Les médias avaient même salué une solution «éthique». C'est surtout que les embastillés français répondent mieux aux besoins des consommateurs français. Ils ont cet avantage sur les petits Chinois ou les jeunes Indiens de pouvoir faire la différence entre un camembert et du comté, reconnaître Gérard Depardieu, une vieille Twingo ou le ministre Bilal Hassani sur une photo.
Le système confie aux détenus qui sont seuls dans leur cellule l'éducation des voix de synthèse. La voix lit une phrase qui s'affiche à l'écran, le prisonnier valide ou non sa prononciation et peut la corriger.
L'exercice serait cacophonique dans une cellule à trois: le système y privilégie les photos. Wassim doit par exemple classer des bourgeons de bouleau du moins éclos au plus ouvert, alors qu'il a un mal fou à se concentrer.
Dorian le voit fixer longuement l'œil noir du projecteur, fiché en haut du mur, entre des haut-parleurs qui diffusent depuis trop longtemps les seuls messages de la direction.
– Cinéma, ce soir!, lance Wassim avec une joie forcée. T'es un chanceux, Doris. Ça fait quinze jours qu'on n'a rien commandé, parce qu'on avait envie de promenades et de sodas. Tu sais comment ça marche?
– Non, je...
– Première fois, j'veux dire?
– Premier jour, oui.
Wassim le regarde, sagement plié sous le lavabo. Le jeune ferait presque pitié. Ça ne le dispensera pas de dormir dans le dévers de la douche.
– Pas compliqué. On valide le choix d'un film sur notre tablette, j'veux dire, on cotise, on fixe le créneau de diffusion et à l'heure dite, cette cloison blanche va s'animer.
– Un rétroprojecteur? Génial..., tente de sourire Dorian pour s'intégrer.
– Non, c'est pas génial. La vieille télé, j'veux dire, elle restait allumée tout le temps. Mais ils ne veulent plus de gros objets dans les cellules, plus de prise électrique, plus de fil, plus aucun risque, rien. Et surtout, ils contrôlent tout ce qu'on regarde. D'ailleurs, qu'est-ce qu'on va se mater, Gabriel?
«On va garder l'estime de nous-mêmes, j'veux dire. C'est important de bien s'aimer, sinon qui le fera?»
Quand il bouge brusquement, Gabriel fait toujours un peu peur, même à Wassim, même après trois ans ensemble –la faute à sa carrure impressionnante. Pourtant, qui parvient à capter son regard n'y décèle aucune méchanceté. On serait bien en peine d'y déceler quoi que ce soit, d'ailleurs, tant ses yeux sont une fenêtre sur le grand vide de son cerveau.
– J'ai tellement la dalle, lâche-t-il d'une grosse voix sans intonation, que les trois secondes de l'interrogatoire dans Basic Instinct me suffiraient. J'crois qu'il est à 120 crédits.
– Ça fait un peu cher le croisé-décroisé… J'veux dire, j'pensais mettre moins, rechigne Wassim. Le Nom de la rose: 85 crédits. Et l'apparition de la sauvageonne dure plus longtemps que celle de Sharon Stone. On peut pas mettre pause, j'te rappelle.
– Je crois même que le glaçon fondant dans le nombril du premier Hot Shots!, à 72 crédits, me suffirait pour la nuit, admet Gabriel.
Dorian, intrigué, cherche sur sa tablette le catalogue des films disponibles.
– Non, non, on va pas s'brader. On va se mettre bien. Rien en dessous de 80 crédits. On va garder l'estime de nous-mêmes, j'veux dire. C'est important de bien s'aimer, sinon qui le fera? Et puis le nouveau va nous aider. Hein, Doris?
– Oui, bien sûr, sursaute Dorian.
Il l'a: la page des vidéos. Triée par coût croissant, elle se présente ainsi: d'abord les documentaires les moins chers, des niaiseries d'éducation civique et autre propagande algorithmo-patriotique, quasiment gratuites, puis les reportages animaliers, de la reproduction des amibes à la disparition des orangs-outans. Mais Wassim et Gabriel les ont déjà tous vus et, de leur propre aveu, ces programmes sont tellement chiants qu'un énième visionnage serait au-dessus de leurs forces.
– Perso, je m'aime raisonnablement. J'veux dire par là: un peu plus que de raison, assène théâtralement Wassim à un public qui ne l'écoute pas.
– Silence. Trie tes photos, gronde Gabriel.
Quand la grosse voix du colosse résonne entre les quatre murs serrés, Dorian aimerait posséder un squelette plus souple pour se faire plus petit encore. Wassim aussi a pâli:
– Il est inquiet, explique-t-il à Dorian surtout pour se rassurer lui-même, parce que si je ne suis pas concentré, si je réponds n'importe quoi, je vais perdre tous mes crédits. Et dans ce cas, j'veux dire, fini le bon film: il va encore se taper les bonobos.
– Comment ils savent que tu réponds n'importe quoi?, demande Dorian, osant sortir un peu la tête de sous le lavabo.
– Ils posent toutes les questions à au moins cent taulards différents. Ceux qui sont trop à côté de la plaque, ils vident leur cagnotte. Paf. Sans préavis.
– Alors tais-toi!, érupte à nouveau Gabriel, faisant se rétracter Dorian sous l'évier comme une tortue dans sa carapace. Concentrez-vous, tous les deux. J'veux pas mater un truc sur les hippocampes de Patagonie, là.
– Y a pas d'hippocampes en Patag…
– Ta gueule, Wassim! Clique!
Dorian se replonge sans moufter dans le catalogue. Viennent ensuite les antiques films en noir et blanc, rubrique cinémathèque, puis les couleurs criardes de la fin du XXe siècle, quelques séries antédiluviennes, des comédies soigneusement inoffensives, des films d'action des années 2000 devenus des moyens-métrages sans intérêt (dans la version prison du catalogue, toute effusion de sang est coupée au montage), des thrillers mous. Pas la peine de fouiller: zéro subversivité.
Alors pourquoi, bien en vue, tout en haut de l'échelle, trois pornos défraîchis (dont un gay)? Dorian ne saurait se l'expliquer. Ils coûtent chacun 100.000 crédits, confirmant l'expression «la peau du cul» –la vanne est de Wassim. Est-ce une carotte pour les détenus? La volonté de prouver une certaine ouverture d'esprit?
La légende de Condé-sur-Sarthe raconte qu'un de ces pornos a déjà été diffusé: un saint homme serait parvenu à se priver de tout pendant des années (hygiène, courrier, musique, promenades, cantine, sport, visites, friandises...) pour claquer sa fortune en une heure vingt.
Les rares fois où ils se croisent, les détenus en parlent avec respect, mais factuellement, personne dans le labyrinthe qu'est cette prison, pas même Wassim –pourtant ici depuis douze ans–, n'a jamais identifié le surhomme.
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Heure H-24
Marvin déteste être convoqué au PC sécurité. Au royaume calfeutré des planqués derrière leurs murs d'écrans, pendant que les gardiens comme lui se coltinent le vrai boulot et la puanteur des cellules.
Yanis, un des responsables qui se relaient 24h/24 et 7j/7 (calvitie, chemise en fibres intelligentes ajustée, fines lunettes, tout du planqué typique), lui fait signe d'approcher en pliant deux doigts.
– Salut Marvin. On a une alerte «menace de coups et blessures» dans ton secteur. Alvéole C78K, là où tu viens de caser un troisième gars.
– C'était prévisible. Pourquoi vous bourrez les cellules comme ça, aussi?
– Fais pas le naïf, soupire Yanis. Tu sais bien qu'on a trop de dangereux qui doivent rester seuls dans leur cellule. Trop de craquages, je sais pas si c'est la nouvelle clim', tous à l'isolement! Pour vous, dans les couloirs, ça fait moins de monde, c'est plus tranquille, mais pour Palentrox, là-haut, ça fait moins de doigts qui s'activent. Moins de rendement. Ça peut plus durer. Le boss était chez le ministre, hier, et il a obtenu que l'État nous envoie immédiatement une centaine de gars en renfort.
– C'est pour ça que débarque n'importe qui? Le nouveau qui se fait menacer, je l'ai entendu dire qu'il n'était même pas encore jugé! Qu'est-ce qu'il fout enfermé avec les vieux durs?
– DS3484? Sache que ton agneau a été formellement identifié sur une scène de triple homicide particulièrement crados. Si tu commences à faire dans les sentiments…
– J'fais pas dans les sentiments, je préviens que ça va vriller. Bon. Je peux voir la scène? Parce que j'ai un vrai travail, moi, je vais devoir y retourner...
Marvin sait que si l'algorithme chargé de faire respecter le règlement intérieur a fait remonter un problème aux agents qualifiés, il a automatiquement isolé le passage vidéo.
Sa carapace le fait suer dans cette pièce surchauffée de planqués. Marvin tapote sa ceinture bleue pour signifier son impatience. Yanis ne relève pas, impassible, et articule distinctement:
– Lancer la séquence vidéo signalée aujourd'hui en cellule C78K.
Le logiciel se connecte à la lentille de Marvin. La vidéo transmise est d'excellente qualité. On y voit Gabriel et Wassim assis sur leurs lits, Dorian apeuré sous son évier. Marvin soupire:
– Oui, il flippe, rien de grave. Un premier jour normal. Il va trouver sa place.
– Attends un peu! Mets ton oreillette, écoute ce qu'ils lui disent. Si c'était normal, Marvin, l'ordi ne nous l'aurait pas fait remonter.
Gabriel garde les yeux vides braqués sur sa tablette. Wassim, en tailleur sur sa dalle de béton chichement rembourrée, interroge le nouveau:
– Tu dois nous avouer pourquoi t'es là. C'est la règle. J'veux dire, j'passe pas la nuit avec un pédophile!
Le stress semble avoir fait de Dorian une pelote si serrée que plus rien ne peut circuler à l'intérieur. Tant mieux, pense Marvin en le voyant, sinon le gamin se ferait dessus. Un filet de voix s'en extirpe tout de même, articulant avec l'énergie du désespoir:
– Je suis pas pédophile. Je sais pas pourquoi j'ai fini là. Je vous jure que je ne sais pas. Je suis innocent.
Wassim dégaine la même moue désolée que le préposé aux combinaisons orange:
– Tu fais beaucoup de peine à Gabriel, en mentant comme ça. Je l'connais, j'veux dire, c'est un taiseux, le Gab', il t'en dira rien. Mais tu lui fais de la peine. Et ça, je peux pas le tolérer, j'veux dire. On t'a laissé t'installer tranquille, sans t'bousculer. Maintenant, tu nous dis pourquoi t'es là. Le juge t'a donné une raison, c'est obligé.
– J'ai pas vu de juge! Les flics sont venus m'arrêter ce matin. Je vous jure...
Wassim le fixe en inspirant et expirant fortement par le nez:
– Impossible, y a que des condamnés à Condé. Pas vrai, Gab'?
Gabriel fait signe qu'il s'en tape. Dorian bascule d'avant en arrière sous son lavabo enchâssé. Wassim fait des petits bruits embêtés avec sa bouche:
– Gabriel, désolé d'insister, mais on en fait quoi, j'veux dire, de c'pédophile?
«Si dans vingt-quatre heures tu ne nous as pas lâché pourquoi t'es là, on te traitera en conséquence.»
Le colosse lève enfin un œil. Wassim le concerte du regard –ou plutôt: Wassim cherche une lueur de quoi que soit dans les yeux de Gabriel, n'y trouve généralement rien et décide seul. Qu'importe, l'ancien fait toujours mine de le consulter: la paix dans leur duo est bâtie sur ce simulacre de démocratie.
– Écoute, Borian. On va pas passer la soirée là-dessus, Gabriel veut voir son film, tu vas te remettre au travail pour cotiser. Mais si dans vingt-quatre heures tu ne nous as pas lâché pourquoi t'es là, c'est que t'as fait le pire, j'veux dire. Et on te traitera en conséquence. Pas vrai, Gab'?
Gabriel, à nouveau absorbé par sa tablette, hoche la tête comme on signe d'une croix en bas d'un document que l'on n'a pas lu.
L'image se fige. Fin de la séquence.
– C'est tout?
– Ils le menacent de mort dans les vingt-quatre heures!
– Et? Qu'est-ce que je peux y faire?
– Reste toujours près de leur cellule. Dès que le logiciel détecte que ça chauffe, je t'envoie, suggère Yanis en déplaçant nerveusement ses lunettes sur son nez. Si ça dégénère alors que le logiciel nous avait prévenus, ça va nous retomber sur la gueule, tu le sais très bien.
– Détends-toi, Yanis. Ils lui ont donné une journée, non? Donc il ne se passera rien avant. Et moi, d't'façon, dans deux heures, j'ai fini.
Yanis se garde bien de se mesurer physiquement à Marvin, mais derrière ses lunettes brille une lueur de défi quand il lui balance:
– Tu t'en fous, en fait, Marvin? Ou tu joues juste les gros durs?
– Ni l'un ni l'autre. Je suis saoulé qu'on nous envoie des gamins pas condamnés au milieu de longues peines. C'est n'importe quoi à tous les niveaux, mais pour les trente euros par jour qu'ils rapportent chacun en cliquant, on les récupère. Le boss les réclame, même, tu viens de me l'apprendre! Et après, qui doit gérer le merdier? Marvin! Mais comment il va faire, Marvin, quand il y en aura six ou sept ou cent comme lui à aller border tous les soirs? Vous voulez que je les sauve et que je leur talque le cul, aussi? Bande de guignols, allez!
Après un «bande de guignols» lâché suffisamment fort dans un open space, généralement, n'importe quelle sortie a la classe. Mais dans une carapace en kevlar, éclairée différemment à chaque pas suivant les rangées d'écrans, sans un regard pour les pousse-boutons à lunettes qu'il laisse derrière lui, Marvin frôle la perfection.
La multiporte à sas blindé du PC sécurité se referme. Maintenant seul avec ses troupes (cinq personnes pour contrôler toute la prison: plus besoin de centaines d'yeux devant les écrans des heures durant, ce sont des logiciels bien plus performants qui décortiquent désormais les flux d'images), Yanis se racle la gorge et agite une touillette en bois dans un gobelet vide.
Son équipe s'active comme si de rien n'était pour ne pas le vexer, mais la vérité balancée par le Rambo de l'aile C a jeté un froid: cette surpopulation, dans un établissement haute-sécurité où rien n'est modulable, ça va forcément finir en drame.
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Condé-sur-Sarthe, 25 avril 2031
Heure H-12
L'emballage de la barre énergétique crisse dans l'obscurité de la cellule. Dorian, crispé, tente de le déchirer sans bruit, millimètre par millimètre. Il se maudit de prendre un tel risque, mais les supplications de son estomac sont devenues trop pressantes pour les ignorer.
Au dîner, Dorian n'a pas voulu manger sa barre Palentrox; plus tard, les yeux grand ouverts dans la nuit, elle était devenue son obsession. Il l'a retrouvée son sous matelas et l'a tirée doucement à lui.
Chaque soir, afin que survivent ceux qui n'ont pas les crédits suffisants pour manger à la cantine, passe un robot qui glisse dans les cellules ce concentré de nutriments –de quoi rester en assez bonne santé pour cliquer, guère mieux. Sur l'application officielle, le médecin de la prison recommande fortement aux détenus une fréquentation régulière du réfectoire.
Avant de dormir, Wassim et Gabriel avait chacun leur tour uriné tout près de Fabien et tiré la chasse. Dorian n'avait osé vérifier s'ils laissaient quelques gouttes où il devait dormir. Et maintenant, il ne voit plus rien.
Dorian croque la pâte inodore, le premier contact évoque un champignon spongieux ou, plus sec, un muscle atrophié. Ça gonfle en bouche, aspirant la salive. C'est sucré en fait, très sucré, avec un arrière-goût de kiwi pourri. Un cœur étrange d'une autre consistance, saveur soja. Les cuistots sachant le public captif, ils n'ont fait aucun effort. Toujours en quête de positif, Dorian se dit que de toute façon, puisqu'il ne parviendra jamais à chier devant les deux autres, mieux vaut qu'il ne mange pas trop.
La dernière fois qu'il a osé l'éclairer sous les draps, la tablette indiquait minuit quarante. Dorian ne le refait pas, de peur d'attirer l'attention des deux brutes. Ce n'est pas qu'ils soient menaçants (ils ont commandé un film qu'ils croyaient érotique à cause du résumé, Madame Doubtfire, ils ont été déçus, ils se sont branlés quand même et maintenant ils ronflent), mais comment dormir?
Ils lui ont promis l'enfer, sans lui dire quoi exactement –ce qui pour Dorian est déjà l'enfer. Un tourbillon de pensées plus effrayantes les unes que les autres (tortures et mises à mort variées, mille et un suicides) bouillonne en lui, comme au fond de la cuvette quand on vient de tirer la chasse. Sauf que ça ne s'arrête pas. L'enfer est en fait une éternelle chasse d'eau que viendraient tirer Wassim, puis Gabriel, puis Wassim, puis Gabriel...
Dorian finit sa bouchée, laisse le reste à portée de main. Sans aucun bruit ne parvenant de l'extérieur, il a perdu toute notion du temps. Les murs de Condé sont ultra-isolés, pour éviter que les détenus ne communiquent en morse. L'effet étouffé rappelle à Dorian une nuit passée dans une habitation troglodyte, il y a des années. Dans une cavité sous cent mètres de roche, il avait ressenti un confinement, une petitesse, une vulnérabilité finalement assez proches de cette première nuit au trou.
Sans ses longues mèches d'acteur, il frissonne. Il a froid aux tempes, une incertitude surtout le glace: Gabriel, gentil bourru ou tueur sanguinaire? Il ne semble pas violent au premier abord, mais ce vide dans les yeux, ce silence, ces mains d'égorgeur, ces omoplates d'équarrisseur, cette absence totale de motivation dans les gestes...
Dorian redoute que ce volcan éteint ne s'éveille comme le font les volcans: soudain et en semant la mort. Et le vieux teigneux n'est pas plus rassurant, à lui attiser le cratère sans cesse.
S'il doit mourir demain, puisqu'il n'a rien à leur avouer, Dorian se dit qu'après tout, il pourrait s'allonger. En chien de fusil, s'il ose glisser la tête sous la couchette de Gabriel, il pourrait même éviter qu'on lui pisse dessus. Les risques de se faire piétiner dans le noir sont encore élevés, mais la perspective d'être couché reste séduisante. Juste une heure, puis Dorian retournera s'asseoir à l'abri sous le lavabo.
Son seul espoir de survivre demain: s'offrir assez d'activités pour ne pas passer trop de temps en cellule avec les deux autres. Dans le catalogue des compensations, les promenades sont chères, mais le sport est relativement abordable: une heure dans la salle sans agrès, ni matériel cardio, ni tapis roulant coûte cinq crédits. Le vendredi, il existe même un atelier Scrabble, une heure trente pour seulement trois crédits –«sous réserve qu'il y ait au moins deux inscrits».
Dorian est loin d'être assez riche pour s'absenter toute la journée. Que va-t-il pouvoir raconter à ses bourreaux? La vérité? Qu'il a été arrêté pour un triple homicide, lui, avec son duvet de blondinet sous le nez et ses yeux plein de larmes?
Wassim et Gabriel ne vont pas le croire; Dorian lui-même n'y croit pas. Ils vont lui casser les dents et pire, ces codétenus sont manifestement instables. Comment ne pas le devenir? L'isolement, la lumière artificielle, la tablette tout le temps... Dorian a beau creuser, se remémorer ses plus beaux monologues adaptés à l'occasion, rien de ce qu'il pourrait leur dire ne saurait calmer leur paranoïa.
C'est d'autant plus vrai que Dorian n'a rien à leur dire.
Grâce au travail forcé sur la tablette, au moins, il ne se retrouvera pas dans un atelier avec eux. Pas de masse, pas de tournevis, pas de tronçonneuse, pas de pelle, pas de couteau de cuisine… Voilà un aspect positif qui devrait rassurer Dorian.
Il se mordille l'intérieur des joues jusqu'au sang, en attendant le sommeil qui ne vient pas.
Heure H-6
L'aurore artificielle est arrivée du fond de la cellule. Le mur y est percé d'une meurtrière d'environ un mètre de haut, recouverte d'une vitre opaque: à l'intérieur, une bande lumineuse contrôlée de l'extérieur fait la pluie et le beau temps, le jour et la nuit.
Les deux autres ronflent encore. Dorian bosse depuis longtemps déjà, tentant de récolter le plus de crédits possible avant qu'ils ne se réveillent, les paupières gonflées sous son lavabo, la pulpe des doigts douloureuse à force de heurter l'écran.
«Cliquez sur les images représentant Georges Brassens.» Il n'a qu'une vague idée de la gueule dudit Brassens: Dorian veut être acteur, pas historien de la musique. Dans le doute, armé du seul souvenir d'un CD croisé chez son grand-père, il tapote sur tout ce qui porte pipe et moustache.
Il a engrangé assez de crédits pour l'heure de gym ce matin, bientôt assez pour l'atelier Scrabble cet après-midi. L'idéal serait de gratter encore trois crédits avant le déjeuner, pour s'offrir un œuf-mayo et partir à la cantine. Le huis clos en serait encore réduit.
Avant d'enchaîner les questions, cette nuit, Dorian a rempli en ligne un formulaire pour voir un avocat au plus vite. Réponse automatique de l'appli: «Votre demande sera examinée dans les plus brefs délais.»
Le déclic du loquet, pourtant léger, fait sursauter Wassim et Gabriel. Dorian, réflexe idiot, réfugie lui sa tête entre ses jambes. Il est en position fœtale quand la porte s'ouvre sur un garde suréquipé.
L'œil noir, aussi chaleureux que le Taser qu'il brandit, le maton avance d'un pas robotique:
– Check du matin! BN7528?
Wassim dévoile son torse maigrelet en s'asseyant sur son lit:
– Présent.
– CP9633?
Redresser son énorme carcasse nécessite des efforts surhumains, il y a forcément un temps de latence, alors la grosse voix de Gabriel s'échappe des draps avant lui:
– Présent.
«Silence. Tu m'parles pas. Je venais t'dire de te préparer, DS3484: parloir dans dix minutes.»
– DS3484?
Dorian n'a pas le temps de répondre, il sent comme des coups répétés dans son abdomen, puis dans le dos, les bras, ça pique et ça brûle, non: ça paralyse. Il est encore tétanisé quand il réalise, devant le bras tendu du maton, qu'il vient de se prendre un coup de Taser:
– Pou… Pourquoi?
– T'as rien à faire sous le lavabo, encore moins avec des affaires en vrac à côté.
– Mais c'est mon drap et mon matelas!
– C'est pas prévu par le règlement. T'étais en rouge, point barre.
– Pas prévu? Vous plaisantez? C'est vous qui me collez par terre sans lit et...
Nouvelle tambourinade dans l'abdomen. Son cœur se serre, Dorian est pris de spasmes, il se tord au sol tel un lombric.
– Silence, aboie le garde. Tu m'parles pas. Jamais. C'est moi qui parle. Je venais t'dire de te préparer, DS3484: parloir dans dix minutes.
– Parloir? Avec qui?, s'étonne Dorian toujours au sol, les mains sur son ventre endolori.
Le garde s'approche encore d'un pas, Taser noir braqué vers Dorian. Le blond se reprend aussitôt:
– Je me tais. Compris. Je plie mes affaires.
Le garde opine du chef, satisfait: comme quoi, deux-trois coups de grille-pain et la notion de respect finit par entrer. Il s'éloigne à reculons comme pour mieux contempler son œuvre: trois détenus sages, tous en vert. Wassim et Gabriel n'ont pas bronché pendant la scène, pas même cligné des yeux. D'expérience, ils savent qu'on a vite fait de se prendre une décharge. La porte se referme, éclipsant l'uniforme bleu.
Silence. Les deux taulards sur leurs lits dévisagent Dorian, en bas. La lueur dans les yeux du vieux Wassim le trahit: il brûle de jalousie. Le mot «parloir» lui a rappelé des visages qui lui manquent, rappelé que ceux-là, il ne les croise jamais sur sa tablette. Gabriel, lui, ses épais sourcils ainsi froncés lui donnent presque l'air de penser, mais à quoi? Roc impénétrable, mont nimbé de mystère, il se gratte la cuisse de ses gros doigts.
– J'espère que c'est quelqu'un qui va résoudre tes trous de mémoire, grince Wassim. Sinon tu sais c'qui t'attend, j'veux dire.
Heure H-3
Après une nuit blanche sur la tablette, Dorian ne voit déjà plus les gens que comme des catégories à cliquer: blonds, roux, nez arqués ou épatés, canines pointues, quenottes ou râtelier pourri par le tabac, souriant, menaçant, chauve…
Son avocat, par exemple, valide les catégories suivantes: brun, petit, trapu, cheveux longs gominés en arrière, sourcils pédants, regard outré, nez pincé, lèvre supérieure frémissante de colère, vilain bouc, costard noir que l'usure fait briller par plaques irrégulières, voix de crécelle insupportable de confiance en soi et de supériorité morale. Il est parfait. Maître Souza.
Dorian l'observe incrédule hacher menu les employés de Palentrox qui se succèdent devant lui. La dernière est partie penaude chercher son supérieur, Yanis Sitoni, en s'excusant d'avance:
– Maître, je suis désolée, en l'absence fortuite du directeur, vous ne pourrez pas rencontrer plus haut placé dans l'organigramme aujourd'hui que monsieur Sitoni.
L'avocat en a pris bonne note, Yanis est arrivé la bouche en cul-de-poule et ramasse depuis pour toute la direction. Durant les rares silences ménagés par Maître Souza, il ne peut que bafouiller quelques piteuses excuses en déplaçant nerveusement ses fines lunettes sur l'arrête de son nez.
– Et voilà que j'apprends dans le dossier que mon client a, de plus, subi des menaces de mort! Non seulement il n'a rien à faire là, mais vous le jetez en pâture à des criminels endurcis!
– Nous étions prêts à intervenir, je vous assure, promet Yanis. La situation était totalement sous contrôle. Nos détenus savent que leurs peines sont immédiatement alourdies en cas de violences, que notre logiciel voit tout. Du coup, on a très peu de cas. Et on avait mis monsieur Sauvet avec deux nounours, vraiment.
– Deux nounours qui l'ont menacé de mort.
– Ce sont des choses qu'on se dit parfois entre détenus, vous savez, faut remettre dans le contexte...
– Deux longues peines.
– Certes, transpire Yanis. Mais aucun des deux pour coups et blessures, je vous rassure: Gabriel est là pour vol de gyropodes, multiples récidives; le plus âgé volait lui des identités d'enfants, pour toutes sortes d'arnaques en ligne. Pourquoi des enfants, on se demande? Parce que figurez-vous que les concernés ne soupçonnent souvent rien avant leur majorité, jusqu'à ce qu'ils doivent créer leurs comptes officiels un peu partout… Ça laisse du temps.
«Palentrox a obtenu avant-hier, après une entrevue avec le ministre, cent détenus supplémentaires.»
Maître Souza balaie l'air de la main pour signifier que cette digression ne l'intéresse pas. À cours de diversion, Yanis se racle la gorge avant de poursuivre, hésitant, les yeux baissés, exposant sa calvitie:
– Si monsieur Sauvet s'est retrouvé dans notre établissement avec ces longues peines, encore une fois, ce n'est pas du ressort de Palentrox. Tournez-vous plutôt vers mes confrères du ministère de la Justice, les dysfonctionnements viennent de chez eux. Clairement.
– Ne vous inquiétez pas pour eux, chacun son tour, lâche Maître Souza, agacé par tant de lâcheté. J'aimerais savoir: vous en recevez fréquemment, ici, des simples prévenus, pas encore jugés?
– Je… Non, c'est exceptionnel.
– Et vous ne vérifiez rien? Ça ne vous a pas mis la puce à l'oreille?
– Encore une fois, nous ne choisissons pas les détenus. Vous devriez vous en prendre à mes collègues de l'admini...
– Je les ai eus, merci. C'est marrant, parce qu'eux me disent que Palentrox a obtenu avant-hier, après une entrevue avec le ministre, cent détenus supplémentaires. Et alors, ils ne savent pas exactement comment cet ordre a été interprété par leur algorithme, celui qui dispatche les prisonniers partout en France, mais a priori, l'engin a pris cela pour une priorité absolue. Pour tenir vos quotas, il a capté le moindre suspect de France.
– Eh bien… Le mystère des algorithmes, sans doute, essaye Yanis. Vous savez, personne ne sait trop ce qu'il se passe là-dedans... Je peux pas être tenu responsable de ça, quand même, pas à mon échelle? J'ai rien à voir avec le ministère, hein. Je peux pas être inquiété, si?
Yanis n'est pas du genre à faire dans la provocation, encore moins dans le cynisme. Il demande sincèrement conseil au professionnel du droit assis en face de lui. Mais l'avocat a choisi son camp:
–Mon client a dormi assis sous un lavabo: ça, en tout cas, c'était de votre ressort, et je serais étonné que cela respecte les termes de votre contrat avec l'État. Un innocent privé de sommeil, affamé, tondu, électrocuté, menacé de mort, tout ça chez Palentrox? Vous savez que ses cheveux étaient pour lui un outil de travail? Vous pouvez conseiller à votre patron de commencer à provisionner deux budgets: un pour dédommager mon client, l'autre pour tenter de restaurer votre image auprès du public.
Yanis tord une moue désolée, mais différente de celles que Dorian a croisées jusqu'alors entre ces murs: celle-ci est une moue d'enfant puni, sans aucune supériorité ou condescendance. Maître Souza claque ses cuisses puis se relève:
– Je ne vous dis pas adieu, monsieur Sitoni, j'imagine que nous nous reverrons. Merci d'aller chercher les affaires personnelles de mon client et de les lui restituer fissa: il est hors de question que Dorian reste une minute de plus dans votre trou à rat.
Yanis, suant malgré la clim et la fraîcheur inhérente au béton, agite une dernière fois ses lunettes le long de son nez, avant de se résigner à céder.
– Attendez-moi là.
Il s'éloigne à pas feutrés vers le couloir, univers où il est encore le chef et va pouvoir hurler sur quelqu'un d'aller lui chercher les putains d'affaires de Dorian Sauvet.
Un clin d'œil graisseux sous des cheveux gominés, Dorian l'intellectuel aurait pu trouver cela vulgaire, mais venant de Maître Souza, le geste lui semble d'une classe absolue.
– On va te sortir de là, gamin. Et par la grande porte. Je les ai tous conviés, il y a bien quelques journalistes qui doivent nous attendre.
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Heure H
– Dorian Sauvet est la preuve vivante que nous ne devons pas céder aux algorithmes, assène Maître Souza, nullement impressionné par les caméras. Cette affaire doit être un électrochoc collectif! Un jeune premier en train de se faire un nom, un gamin bourré de talent, traîné dans la boue, rasé, tout ça parce qu'un logiciel de reconnaissance faciale l'a identifié à tort sur la scène d'un crime à 900 kilomètres! Aucun humain, nulle part, pour arrêter la machine qui s'emballe? Nous laissons faire, les yeux ailleurs... Dorian doit nous faire réaliser à quel point notre société est en roue libre, mesdames et messieurs!
– Mais sur l'erreur de base, le triple meurtre à Nice, Dorian, vous pouvez nous en dire plus?, lance l'une des journalistes, bien placée dans la cohue qui agite le parking du centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe.
Maître Souza encourage d'un regard souriant son client à répondre, mais une armée de micros qui se bousculent et leurs propriétaires qui jouent des coudes sur le macadam, ce n'est pas exactement le public dont Dorian a l'habitude.
Pour le rassurer, l'avocat avait conseillé qu'ils restent épaule contre épaule durant l'interview. Dorian avait acquiescé mais, sur pieds, son sauveur est trop petit: Dorian hésite à plier les genoux pour que comme convenu, leurs épaules soient à la même hauteur. Trop inconfortable. Pas optimal non plus pour reprendre confiance en lui. Tant pis, il se lance, légèrement courbé:
– Bah, non. C'est justement le problème: je ne savais rien de cette affaire de meurtres, c'est mon avocat qui m'a tout raconté. Je n'avais aucune, mais alors aucune idée de pourquoi j'étais là.
Sa voix se nouant, Dorian invite du plat de la main son avocat à poursuivre, qui ne se fait pas prier:
– Je vous l'ai dit, mon client est un acteur. Sa carrière débute, prometteuse. Dorian a déjà quelques pièces à son actif, quelques publicités également, pour lesquelles il a posé. Quand le triple homicide a eu lieu dans le tramway de Nice, il se trouve que la rame passait justement devant l'une de ces publicités où l'on peut voir Dorian Sauvet. Je vous épargne les détails techniques, mais avec le mouvement du tramway, la grande taille de la photo, même si elle était éloignée et à travers la vitre, le logiciel a cru que Dorian était dans la rame à ce moment précis. Donc coupable.
– Vous avez pu voir la vidéo? L'erreur est compréhensible?
– Aucunement. N'importe quel humain aurait vu que c'était une pub, pas un meurtrier.
– Vous voulez dire qu'avant vous, personne ne l'avait visionnée?
– Exactement. Dès qu'on m'a commis d'office, j'ai demandé à voir les images et j'ai découvert l'effroyable erreur judiciaire qui s'abattait sur Dorian. Tellement grotesque qu'on aurait pu en rire, sauf qu'à cause de cela, mon client était déjà en train de trimer dans une des pires prisons de l'Hexagone.
– Dorian, pensez-vous que ce genre de mésaventure peut se reproduire?
«J'ai eu l'impression d'une négation totale de mes droits, j'veux dire...»
C'est typiquement le moment où, avant l'incarcération, le blond tripotait ses longues mèches, l'air inspiré, pour gagner du temps quand on lui soumettait un problème qui demande réflexion. Sans ses cheveux, il se retrouve à tortiller ses mains l'une dans l'autre devant son nombril, rassurant l'assemblée de légers mouvements de bouche: il va finir par répondre.
Maître Souza lui avait conseillé de garder sa combinaison pour «marquer les esprits», mais les gardes ont refusé que Dorian sorte avec. Propriété de Palentrox. Comme les espadrilles. L'avocat avait prévu le coup et sorti du coffre de sa voiture un t-shirt orange vif du plus bel effet sur Dorian. Face à la presse, ce midi: un cône de chantier hébété.
– Je n'ai pas eu l'impression de vivre une mésaventure. J'ai eu l'impression d'une négation totale de mes droits, j'veux dire...
Dorian garde la bouche ouverte, sans avoir l'air de trouver les ressources pour approfondir –une histoire à propos de s'aimer un peu plus que de raison. Le silence ayant duré jusqu'à devenir gênant, et puisque l'assemblée grouillante ne va pas le respecter encore très longtemps, Maître Souza enchaîne:
– J'ai évidemment contacté le ministère pour une explication officielle. On m'a répondu qu'en raison d'un «engorgement temporaire des services», il était, je les cite, «possible qu'en ce moment, tout ne soit pas vérifié et revérifié cent fois». Doux euphémisme... Selon la data que j'ai récoltée, le logiciel s'est contenté de la première vérification, à savoir: s'il était grosso-modo plausible que l'accusé soit sur les lieux du crime.
– Et?, s'impatiente un reporter chétif, sur la pointe des pieds à force d'être poussé par les autres.
– Mon client se rend en effet régulièrement à Nice, pour voir ses parents. Pas le jour du crime, mais à quoi bon vérifier? Pour l'État français, c'est déjà accablant, affaire pliée!
– Pardon, mais vous dramatisez, temporise un moustachu au sourire goguenard. Dorian allait voir un juge, un jour ou l'autre. Il n'y a pas mort d'homme non plus, le malentendu ne pouvait pas durer très longtemps…
Maître Souza l'a remarqué: il y en a toujours un, dans les troupeaux de journalistes, pour se croire plus malin que les autres et jouer le contre-pied. Éditorialiser sa question, qui en est d'ailleurs rarement une. Plutôt un exposé. Pas toujours débile, immanquablement indécent.
– Eh bien parfait, s'il n'y a pas mort d'homme, alors allons-y!, s'écrie Maître Souza en agitant les bras, dans l'espoir de remuer ciel et terre –ça rend bien à l'écran. Réveillons les citoyens à l'aube pour rien du tout, jetons-les à l'ombre avec des assassins, sans aucune explication! Mieux: laissons les logiciels décider de tout, sans contrôle! C'est vraiment la France dans laquelle vous voulez vivre? Pas moi!
Si on était dans un film américain à soixante crédits du catalogue de la prison, il s'arrêterait là, sur l'image figée de Maître Souza, index levé, les yeux foudroyant la foule, avec un reflet de soleil pile où il faut sur les cheveux gominés pour qu'il soit nimbé de divin. Tout aussi figé, le regard fasciné que Dorian pose sur lui.
Apparaîtrait alors un court texte en surimpression:
«C'est à cet instant que Dorian Sauvet a décidé de devenir avocat.
Il racontera plus tard avoir réalisé devant la performance de Maître Souza qu'avocat, c'était comme acteur, mais avec un sens. Et sans doute plus d'argent à la fin du mois.
Finalement, les études de droit le décourageront: lui voulait du concret, du rapide. Il monta donc une association qui fit tomber en deux ans, sous les hourras des réseaux sociaux, le logiciel de reconnaissance faciale du tramway niçois.
Il s'attaque aujourd'hui à la RATP qui a recours à des logiciels semblables, officiellement pour diffuser des publicités ciblées aux voyageurs. Dans cette lutte juridique encore en cours, Dorian est conseillé par Maître Souza, qu'il fréquente toujours, qui est même devenu son ami.
L'avocat aux costumes désormais sur-mesure, aux cheveux parfaitement plaqués, s'est pour sa part spécialisé dans les affaires d'abus de reconnaissance faciale sur les lieux de travail. Les employeurs se croyant autorisés à traquer au plus près leur personnel sont si nombreux que Maître Souza est devenu richissime.
Gabriel et Wassim purgent toujours leur peine à Condé-sur-Sarthe, sans espoir d'évasion.»