Oubliez fanfiction et science-fiction: «Si jamais» est une série d'actu-fiction. Avec un principe simple: une actu, une fiction. Par Benoît Gallerey.
A bionic suit helped this incredible paralyzed woman walk 10 miles for charity pic.twitter.com/amqB0fRsc4
— Mashable (@mashable) 15 janvier 2019
Villefranche-de-Rouergue, 12 février 2032
10h03: en marche
C’est le grand jour. Louna contracte la fesse droite, l'exosquelette comprend qu'elle veut aller à droite, les tiges en carbone pivotent et le bassin part à droite, comme prévu, puis une jambe, l’autre: la kiné valide d’un tapotement d’index sur sa tablette.
Sans grincement, sans bruit de robot, sans à-coup, les jambes mortes de Louna se meuvent et la portent à nouveau à travers l'espace. Ce n’est qu’un tapis de gym usé et verdâtre, mais la jeune femme le foule aussi fièrement que s'il s'agissait du tapis rouge du Festival de Cannes. Ne manquent que les admirateurs éblouis. La famille au complet devait assister à l'examen de sortie, qu'est-ce qu'ils fabriquent? Louna aurait voulu entendre son père murmurer «ma championne», voir les larmes submerger les yeux clairs de sa mère... Regardez, tout le monde, Louna remarche! Mais personne.
Elle doit rester concentrée sur les obstacles en mousse, retrouver ce port de menton altier dont elle avait fait sa signature, ne pas laisser la déception gâcher sa performance. Mamie doit être alitée de force, sinon elle serait là. Elle a toujours encouragé sa petite-fille à devenir une femme forte, indépendante, à tracer sa voie –dans le handball ou ailleurs.
Les parents ne sautaient pas de joie à l'idée que Louna parte en sport-études, la grand-mère applaudissait à tout rompre pour étouffer leurs réserves. Mamie était devenue fan des Bleues pendant leur doublé (championnes du monde en 2017, d'Europe en 2018): c’est elle qui avait inscrite Louna au hand en 2019 et l'accompagnait, petite, chaque mercredi à la salle de Saint-Christophe. Elle lui avait même offert le maillot d’Alexandra Lacrabère (qu'elle avait d'ailleurs dû fabriquer elle-même, pense Louna avec le recul, puisqu’à l’époque, le sport féminin n’intéressait personne).
Encore un pas, à gauche cette fois. L'épreuve prend la forme d’un tapis jaune pisse en léger dévers. Louna grimace: sa grand-mère doit être bien malade pour rater ce moment. Son grand frère, Pierre, c’est différent: il est toujours en retard. Un gros bosseur, débordé, doublé d’un étourdi. Un matheux. Mais ce relou avait promis d’être là.
Seule présente: Zineb, la kinésithérapeute, qui soutient du regard la fluide progression de sa patiente. Rarement a-t-elle croisé une telle rage de vaincre chez une accidentée. Pendant trois ans, la belle brune a tenu ses proches à l’écart, fière, appliquée, son être entièrement tendu vers un seul objectif: marcher.
Ses parents l’ont vue en fauteuil, quand ils sont venus lui apporter des vêtements ou quelques affaires personnelles –le strict minimum. Louna réduisait ces entrevues à des échanges pratiques, sans jamais se plaindre. La vérité, c’est qu’elle ne pouvait pas porter la tristesse de ses parents: si elle avait ouvert les vannes, elle craignait qu’ils ne fassent de même. Évidemment, personne n’était autorisé à assister aux séances de rééducation. Elle ne voulait leur montrer que la dernière: celle de sa victoire sur l’accident. Celle du retour à la maison, loin de cette foutue clinique où le sort l’a clouée trois longues années.
Un pied dans chaque cerceau, doucement, comme ça, parfait.
Au début, Louna voulait être debout pour attraper seule des choses sur les étagères. Elle a découvert meilleure récompense: participer à une discussion sans que les gens ne baissent les yeux ou ne l’ignorent. Occuper à nouveau le niveau du regard.
L’installation de l’exosquelette exige de lourdes opérations: Louna a passé l’année de ses dix-neuf ans sur le billard, charcutée tous les mois pour trouver les nerfs encore vifs, les relier au logiciel et fixer les armatures en carbone.
Ce n’est que le début du processus: pour marcher, la patiente et l’équipement doivent ensuite s’apprivoiser l’une l’autre –deux ans d’apprentissage mutuel. À force de chutes, de désaccords, de mouvements non sollicités, désordonnés ou trop brutaux, l’intelligence artificielle incluse dans le squelette high-tech décode au mieux les influx nerveux de son hôte, jusqu’à se faire oublier. Plus le temps passe, plus le logiciel s’adapte, devine, affine le rythme selon le contexte: il mesure le niveau de fatigue, gère l'effort, consulte sur l’agenda les types d’activité à venir, plage ou montagne, température, alcoolémie, attitude des personnes alentour…
Louna, qui dompte le sien depuis quelques jours seulement, doit maintenant enjamber une frite géante violette, puis s’asseoir sur un cheval d'arçon posé au sol. Silence dans la salle trop vaste pour les deux femmes. L'exosquelette s'exécute avec souplesse. Assise. Genoux serrés. Au sol. En tailleur. Jambes tendues à l’équerre. Debout. L’index de la kiné satisfaite tapote sur la tablette: tous les signaux sont au vert.
Encore un petit slalom entre trois cônes, quatre génuflexions devant le dernier plot bleu pâle et l’examen de sortie sera validé.
Qu’est-ce qu’ils fabriquent? Ils se sont trompés de jour? Une météorite a détruit Najac et leurs maisons durant la nuit?
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10h27: les adieux aux murs
Dire au revoir à un couloir, Louna l’admet, c’est très con. Mais elle a ressenti ce besoin, pourquoi lutter?
Sa chambre, bizarrement, elle s’en fout, elle n’a jamais voulu s’y sentir chez elle. Un box qu’elle a laissé nu et dont il a toujours été question de s’extirper. C’était même le projet de base: se barrer de cette chambre. Debout. Elle prend son sac et sort sans se retourner.
Le long couloir, en revanche, avec ses lumières blanches qui accentuent sa froideur banale de centre hospitalier, est pour Louna chargé d’émotions. Elle l’a emprunté chaque matin, sur son fauteuil roulant, jusqu’à la salle d’exercice, se jurant les dents serrées qu’elle le traverserait un jour dressée sur ses deux jambes.
Sans smartphone, pas de selfie, mais l’instant en aurait mérité un: elle, debout, dans cette interminable enfilade de portes privée de toute fantaisie, comme seuls osent encore les dessiner les architectes d'hôpitaux. Une unique baie vitrée tout au bout, loin là-bas, donne sur le parking, la ville, la lumière, les stades, la vie.
Elle dirige sans bruit son exosquelette vers ce panorama qui fut sa carotte, laissant la pulpe de ses doigts glisser le long du mur granuleux. Si ni ses parents ni son frère ne sont là dans dix minutes, Louna sortira seule, tant pis. Pour aller où? Rejoindre la pharmacie familiale, où l'on saura la renseigner, implique de faire du stop jusqu’à Najac avec ses tiges de Robocop autour des jambes. Pourquoi pas?
Louna se croyait maline d’avoir jeté son smartphone un jour de colère. Le retour à la vraie vie va lui faire tout drôle: elle ne connaît aucun numéro par cœur, ne peut joindre qui que ce soit. Elle fait une pause, vaincue, devant la salle de repos du personnel soignant. La porte est entrouverte, personne ne l’a repérée.
Zineb Peck, sa kiné, s’est laissée choir sur l'un des frêles tabourets en plastique. Les pieds s’arc-boutent sous son poids, pourtant raisonnable: le mobilier mis à disposition des personnels n’offre pas le confort d’un fauteuil club –une volonté de la direction. Qu’importe, Zineb pousse un profond soupir de soulagement et effectue de lentes rotations de tête pour faire craquer sa nuque. Des poches de sa blouse blanche, profondes, elle extirpe lentement une vapoteuse à café, tire quatre longues bouffées –parfum latte noisette, Louna connaît ses goûts– avant de sourire tristement à ses collègues fourbus, elles et eux pareillement cassés en trois ou quatre sur les tabourets inconfortables du local sans fenêtre.
– Ça fait toujours quelque chose, quand personne ne vient chercher une patiente qui prend son envol...
– La handballeuse? C’est aujourd’hui qu’elle sort?, demande Noël, le superviseur du ménage de la clinique, pas ému pour un sou.
– La grande Louna, tu l’appelles encore «la handballeuse», toi? Au bout de trois ans, faut être cruel, corrige une voix de femme –Louna, depuis son angle, ne voit pas qui. T’imagines les trucs douloureux que ça lui rappelle? Elle aurait pu devenir championne, cette gamine…
– Oh, ça va, c’est pas la plus malheureuse! Elle marche, elle, grince le chef des robots-balais-serpillères.
«Tu fais le malin, Noël, mais imagine: t’es sélectionnée en équipe de France et bim, accident, les jambes en bouillie.»
Louna se penche, l’éclairage ne met pas en valeur le visage du quinqua du ménage: le spot au-dessus de lui étant mort, les autres y projettent en biais des ombres qui soulignent son gros nez. Un nez si épais qu’il laisse peu de place aux narines, étrangement petites. Minuscules, même, par contraste.
Louna se pencherait volontiers plus avant, pour découvrir qui la défend, mais elle craint tout interrompre si on l’aperçoit. Elle hésite: l’exosquelette n’y comprend plus rien, commence à vaciller. Louna se rétablit d’un coup de bassin, un pas en arrière. Son avocate improvisée poursuit:
– Tu fais le malin, Noël, mais imagine: t’es sélectionnée en équipe de France et bim, accident, les jambes en bouillie. La pauvre, elle ne comptait pas seulement «marcher», dans la vie…
– La pauvre? Alors là, sûrement pas. J’ai vu l’exosquelette que vous lui avez dressé, faut pouvoir se le payer. Il a beau être ultraléger, il pèse plus que ce que tu gagneras dans toute ta vie d’aide-soignante!
– Idiot. Les assurances vont payer, c'était un accident...
– Sauf que là, y a pas de responsable. T’as pas suivi? Attends, moi, j’ai lu le dossier, c’est hallucinant, lâche le moche en partant jeter la barquette en carton qu’il a vidée de son quinoa.
Fesse droite, fesse gauche, lentement, Louna ordonne à son exosquelette de reculer de quelques centimètres supplémentaires. Prudence. Si quelqu’un surgit, elle n’est pas encore capable de détaler.
À l’intérieur de la pièce, Noël laisse un silence, sans doute satisfait de son petit suspense. Louna n’entrevoit plus que Zineb, de trois quarts dos, qui observe ses collègues, stoïque, en vapotant toujours. Le chef d’orchestre des robots du ménage poursuit son show:
– J’te résume l’embrouille. Le constructeur du gyropode dit qu’il n’y est pour rien si elle est allée se coincer dans une grille d’arbre, que c’est «hors des conditions d’utilisation». Zéro remboursement de rien. Et elle a aussi perdu son procès contre la voiture qui lui a écrasé les jambes. Déjà, légalement, quand la victime est hors passage piéton, c’est mal barré pour toucher le jackpot. Mais là, ils ont prouvé que la procédure a été respectée: freinage d’urgence déclenché dans la milliseconde, plus vite qu’un être humain. Votre championne, là, elle est tombée sur la chaussée juste devant le véhicule aussi, y a pas de miracle.
– Pouvait pas donner un coup de volant?, tente l’alliée anonyme de Louna.
– Y avait un vélo en face, enrage Noël. C'est l'exemple typique: maintenant, ces putains de robots décident quel être humain va crever, quel autre va vivre. Ouvrez les yeux, ces saletés ont droit de vie et de mort sur nous! Quel monde de merde…
Cette fine analyse ressemblant à une conclusion, Louna doit commencer à s'éloigner si elle ne veut pas tomber nez à nez avec ledit Noël. Elle glisse négligemment un œil en passant devant la porte: il ne part pas, il déguste son effet, tout en nettoyant à l'aide d'une lingettele bout de table où il a mangé. Et il continue:
– Vous me prenez pour un con parce que je ne suis pas médecin, mais question exosquelette, j'en connais un rayon. J'en gère depuis plus longtemps que vous.
Sa vitesse de pointe étant encore à améliorer, Louna a le temps d’entendre la fin du dialogue avant que la distance ne rende les échanges imperceptibles:
– Personne ne te prend pour un con, Noël. Reconnais juste que les exosquelettes médicaux sont plus complexes que tes assistants de ménage.
– J’vois pas en quoi. J’équipe mes employés de bras automatiques pré-réglés qui peuvent répéter des gestes, porter des seaux sans forcer, soulever des lits avec les patients dedans, c’est pareil!
– Non. Nous, c’est pour guérir les gens. Toi, c’est pour leur imposer des tâches inhumaines à des rythmes infernaux qui finissent par leur créer des tendinites et des dépressions. Rien à voir.
Louna, ventre noué, muscles crispés sur les armatures, s’éloigne en encaissant le coup: elle ne savait pas, pour les procès perdus. La version de son père, qui lui avait juré ne pas être inquiet, c’était que le cas avait pris du retard à cause de sa complexité, mais que le constructeur de la voiture finirait évidemment par payer l’exosquelette et celui du gyropode le séjour en clinique.
La tête lui tourne. Il y a toujours, dans les couloirs d'hôpitaux, une plinthe à un mètre cinquante du sol, sans doute là où viennent taper les brancards. Louna s’y accroche de ses doigts fins, sinon elle basculerait. Trois inspirations brèves, une profonde expiration. Trois inspirations brèves, une profonde expiration.
Elle pourrait pleurer, mais ça ne servirait à rien. Il faut rationaliser. Rien n’est perdu tant que l’arbitre n’a pas sifflé. Il semble avoir sifflé la fin des procès, certes, mais en tant que sportive de haut niveau, Louna avait souscrit une excellente mutuelle. Si son père ne lui a pas parlé d’argent, c’est que le contrat doit couvrir l’essentiel. Pourvu que Mamie ne soit pas malade au point qu’ils soient tous retenus à son chevet. Louna veut rentrer maintenant, en avoir le cœur net. Elle connaît encore l’adresse de chez elle, merci, elle va se débrouiller.
«Écoute-toi. Fais-toi confiance. Construis-toi par toi-même, loin de l’aisance financière de tes parents. Le sport, pour savoir ce que tu vaux vraiment, toi toute seule, c’est une excellente idée»: voilà le genre de trucs que Mamie lui disait quand les parents la faisaient douter.
C’est à elle que Louna pensait quand elle marquait un but.
C’est elle qu’elle voulait rendre fière.
On dirait la voiture de son père, garée en bas, mais ça ne veut rien dire: ils sont encore nombreux à traîner comme lui un vieux Dacia Duster gris-de-rat.
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11h08: la liste de Pierre
Dehors, marcher avec l’exosquelette devient une autre histoire. Pourtant, pas de plot pernicieux, aucun vicieux boudin en mousse: il y a finalement moins d’obstacles que dans la salle de kiné. C’est peut-être le vent, peut-être le froid, peut-être la profondeur de champ, l’absence des repères visuels habituels (les murs de la salle, les couleurs), peut-être rien d'autre que le tournis de la liberté: Louna tangue. Heureusement, le logiciel de stabilisation fonctionne à plein –il contrebalance même le poids du sac jeté sur son épaule.
Louna voit le chewing-gum par terre, l’exosquelette lève un peu plus haut la basket pour l’éviter. Elle est encore à dix mètres de la porte de la clinique, cahin-caha, mais c’est la technique de déplacement la plus probante pour l’instant: les yeux au sol.
L’immensité du parking, l’horizon derrière les immeubles, c’est comme si les grands espaces rendaient ses tiges de carbones toutes flagadas. Elle aimerait tellement la compagnie d’un proche –même l’apparition de son odieuse cousine Nelly serait un miracle. Elle est prise d’hallucinations auditives. Elle croit entendre… Elle croit entendre son père.
– Assassin!
C’est bien la voix de son père. Elle relève le menton (voilà qui lui ressemble plus): personne.
– Lâche-le, Pierre, je t’en prie! Pierre! Lâche ton père!
La voix de sa mère maintenant, prononçant le prénom de son frère: l’exosquelette a déjà compris qu’il fallait fissa se diriger vers les cris. Il traverse la route sans s’inquiéter des voitures: un rappel à l’ordre en matière de sécurité routière s’impose. Plus tard, car pour le moment, Louna aperçoit derrière un Duster la touffe de cheveux de son frère, puis son frère tout entier, ses bras notamment, qui maintiennent collé contre le Duster son père violacé. Puis sa mère qui hurle à côté d’arrêter ça tout de suite.
Louna mêle sa voix au vacarme:
– Mais arrête, Pierre! T’es devenu dingue?
Il tourne la tête vers sa sœur et, en effet, exhibe des yeux furieux. La joie de la voir debout le distrait un instant de l’envie d’écrabouiller son père. Ce dernier profite du flottement pour se libérer, s’éloigne de son immense fils pendant que la mère, gênée, ouvre grand ses bras maigrelets dans l’espoir de masquer le drame. Elle avance vers sa fille, la bouche en cul de poule:
– Louna! Tu marches!
Le père lisse les cheveux qu'il lui reste et tente de remettre sa chemise dans son pantalon, mais son fils revient à la charge. Le père mouline avec les bras pour l’empêcher d’attraper à nouveau son col. La mère sourit devant Louna:
– Alors, ma chérie, comment ça s’est passé, cette dernière séance?
– Tu déconnes ou quoi? Qu’est-ce que vous faites sur ce parking à vous étriper? Pierre! Arrête!
– Pierre, raisonne le père, tu voulais que je rate la sortie de Louna: c’est fait, maintenant, tu peux me lâcher.
– C’est pas vrai, Louna. C’est lui qui refuse d’être dans la même pièce que moi depuis qu’il me traite de meurtrier. C’est lui qui voulait que je rate ta sortie pour pouvoir y être. Mais pour quelle raison lui serait entré et pas moi? J’ai dit: si je la vois pas, tu la verras pas non plus, point barre. Et je l’ai collé à la voiture. Sans taper.
«Pardon? C’est moi qui en rajoute, là? Papa, c’est quoi cette histoire d’assassinat? Pierre a tué qui, exactement?»
Force est de constater qu’il n’avait pas poussé son plan plus loin: maintenant que Louna est là, Pierre ne sait plus trop quoi faire, à part garder les poings fermés. La mère tortille sa ballerine sur le bitume, avant de confier:
– Ils n’ont pas des rapports faciles en ce moment.
– Et toi? Tu pouvais pas venir me prévenir au lieu de me laisser m’inquiéter? Je croyais que vous m’aviez abandonnée!
– Moi, je les empêchais d’en venir aux mains.
– Avec cette efficacité qui a fait ta légende...
– S’il te plaît, Louna, la situation est assez tendue sans que tu en rajoutes!
– Pardon? C’est moi qui en rajoute, là? Papa, c’est quoi cette histoire d’assassinat? Pierre a tué qui, exactement?
– Mamie.
Pierre fait signe à sa sœur, d’un index tournant près de sa tempe, que le vieux perd les pédales.
– Attendez. Mamie est morte?, panique Louna.
– Non, grince son père, mais le logiciel de vautours codé par ton frère n’attend que ça!
Louna interroge Pierre du regard: il ferme les yeux et hoche la tête pour nier.
– Papa, sois plus clair, parce que là, tu me fais des frayeurs. Qu’est-ce que tu reproches à Pierre, si Mamie n’est pas morte?
– Il l’a condamnée.
Le frère soupire et lève les yeux au ciel, la mère fixe ses ballerines, le père enchaîne:
– Tu sais, son grand projet de code, sa mission secrète pendant des mois, c’était ça: condamner Mamie à mort!
– Fais un effort, papa, je ne comprends rien.
– Ton tordu de frangin a adapté pour le gouvernement français un algorithme américain qui prédit qui va mourir dans l’année. Il leur a livré, le machin est opérationnel et il a coupé les remboursements de Mamie!
– J’ai rien à voir là-dedans, mon pauvre vieux. C’est toi le tordu qui n’acceptes pas que sa mère puisse mourir un jour.
Louna a retrouvé ses esprits et son exosquelette sa vivacité. Elle s’est interposée à temps, une main sur chaque torse:
– Vous reculez. Maintenant. Tous les deux. Maman, emmène papa faire un tour, le temps que Pierre s’explique, parce que là, on ne va pas s’en sortir.
Le frère, joues rouges, est encore secoué par la colère, mais présenter son algorithme, dérouler son pitch, il l’a tellement fait ses derniers temps qu'il en est encore capable:
– Tu vois, Louna, avec toutes les données que l'on possède aujourd’hui sur les individus (cadre de vie, alimentation, historique médical, arbre généalogique, génome complet), il est possible de savoir, avec certitude, qui ne passera pas l’année. Résultats imparables: la marge d’erreur est infinitésimale. Des patients condamnés quoi que l’on fasse, qui occasionnent pourtant un quart des dépenses de l'Assurance maladie. Tu entends? Un quart! En déremboursant ces gens-là, aux traitements souvent très lourds, les Américains comptent économiser cette année la coquette somme de 250 milliards de dollars. Rien que ça.
– Et tu… T’en fais quoi, des malades?, bafouille Louna.
– On arrête les traitements et on se concentre uniquement sur leur confort: accompagnement psy, aide aux plus vaillants pour qu’ils réalisent un dernier rêve, proposition de sédation encadrée, marijuana à gogo pour ceux qui n’osent pas franchir le pas... Tout le monde y gagnerait, franchement.
– Sauf celui qui apprend par SMS que la société le laisse tomber et qu’il va crever sans soins! N’écoute pas ce croque-mort, Louna!
La mère le retient en freinant de ses deux ballerines sur le bitume, mais le père surgit de derrière le buisson. Louna immobilise son frère en lui tenant fermement le poignet.
– Maman, vous deviez partir loin!
La mère se contente de lever une main frêle en guise de barrière de sécurité quand son mari agite son poing sous le nez de son fils:
– Maximisons comme des cochons, voilà la devise des ingénieurs comme toi! C’est un projet de société, ça? L’individualisme à ce point? Une calculette en guise de cœur? Honteux! Dégueulasse, même.
– Mon chéri, calme-toi. Vous avez déjà eu cette discussion, ça ne mène nulle part...
– Les gens ne sont pas du chiendent, Pierre! Ce n’est pas à tes ordinateurs de décider qui parmi nous va pouvoir se soigner et qui on va laisser crever. Quel genre de société prend de l’oseille pour abandonner ses mourants? C’est comme ça que je t’ai élevé? Et ta sœur, t’en fais quoi? Dans son état, elle peut encore rapporter assez d’argent au système ou tu préfèrerais l’achever?
Louna en est bouche bée. Son sac glisse le long de son épaule, tombe au sol, l’exosquelette rétablit l’équilibre. Jamais, dans ses plus lointains souvenirs, elle n’avait vu sa famille se déchirer aussi violemment.
– Je regrette, ma fille, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais son algorithme, là, il va aller jusqu’à où? Euthanasier les enfants qui ont des maladies génétiques rares, donc hors de prix? On peut même dépister pas mal de cochonneries avant que les bébés naissent: dis-nous, Pierre, on ne pourrait pas économiser un peu plus si on piquait dans l’utérus tous ceux qui ont un petit défaut?
Pierre soupire à nouveau, les yeux au ciel, cette fois accompagnés des bras.
– OK, papa, on a compris. Moi, j’ai écouté des malades en fin de vie, lu des rapports. Toi, tu fais de la philo Facebook. On ne nous mettra pas d’accord. D’ailleurs, tu t’énerves pour rien: ce n’est même pas encore appliqué en France, les patients décident eux-mêmes. Bref... Louna, je suis venu pour t’emmener chez Mamie. Elle veut te voir.
– Ne traîne pas avec cet assassin, Louna. Viens manger à la maison avec ta mère et moi. Et toi, Pierre, tu enlèves le nom de ma mère de ta liste de matheux sans cœur à la con ou sinon je…
– Oui? Tu?
– Je te déshérite! Je t’interdis de porter mon nom de famille! Et je dirai à tes enfants, si un jour t’arrives à en avoir à force de te palucher derrière tes écrans, que tu as tué leur arrière-grand-mère! De sang froid! Enlève son nom de ta liste ou tu ne remettras plus jamais les pieds ch…
– Ça suffit, le combat de coqs, coupe Louna. Je n’en peux plus. Allez vous calmer chacun dans votre voiture pendant que je fais le point avec la seule personne calme ici: maman. C’est peut-être dû à ses antidépresseurs, n’empêche qu’elle est calme. Et pas vous. Allez. Dans vos voitures. Maintenant.
Pierre prend son souffle pour protester, mais il comprend au regard glacé de Louna qu’il n’a aucune chance de plaider son cas. Le père aussi connaît assez sa fille pour filer sans moufter vers son Duster: il se permet, hors de portée, d’en claquer la portière. Son fils claque la sienne plus fort encore, question d'honneur.
Plongés dans ceux de Louna, les grand yeux clairs s’embuent de désespoir:
– Ah non, maman, tu vas pas pleurer! J’ai besoin de toi, là. C’est n’importe quoi, faut que tu m’expliques. Attends…
Elle la prend par l’épaule et, sans trop la pousser, la mène à une jardinière au rebord assez large pour s’y poser. La station debout est pour Louna plus agréable, mais s’asseoir détendra un peu sa mère et lui permettra au moins de reprendre son souffle.
La quinquagénaire chétive, teint maladif souligné par sa teinture rousse, semble à bout. Louna patiente tout ce qu’elle peut –vingt secondes– avant de lui demander:
– On n’a jamais eu de disputes dans cette famille, c’est quoi ces histoires? Ça n’a aucun sens. J’ai appris que j’ai perdu les procès, c’est vrai? Tu ne comptais rien me dire?
– Ton père ne voulait pas que tu penses à autre chose qu’à marcher.
– Je sais. J’étais ravie, c’est même pour ça que je lui ai signé les procurations, pour qu’il gère l’argent. Parce qu’au début, je planais à cause des antidouleurs, parce que les chiffres m’ont toujours gavée, parce que papa connaît des avocats et pas moi.…
– Il a fait ça pour ton bien.
– Je te crois, maman. Sauf que si on n’a pas été indemnisés… Qui rembourse? Et pas de mensonge, cette fois!
La mère tire sur sa jupe jusqu’à ce que le tissu recouvre ses genoux. Le vent est froid, par rafales qui coulent de nulle part et empêchent l’esprit surchauffé de Louna de s’enflammer. Sa mère ose un œil vers elle et avoue, à peine plus fort que les sifflements du vent:
– Tu n'es pas beaucoup remboursée.
– Et ma mutuelle?
– Tu l’avais surtout bétonnée s’il t’arrivait malheur sur un terrain de hand. Mais un gyropode, ils disent que ça ne rentre pas dans les clauses. Ils ont fixé les plafonds au minimum. Ils cherchent même à se retirer complètement, car ce serait une «prise de risques inconsidérée».
– Tu comptais m’en parler quand?
– Je voulais t’en parler quand ils ont commencé à fouiner partout, à ce moment-là, quand ils ont cherché des excuses pour dénoncer le contrat. L’avocat m’avait envoyé te dire de ne plus poster quoi que ce soit sur les réseaux sociaux. Ils exploitent la moindre info. Mais quand j’ai regardé en ligne, la veille de ma visite, j’ai vu que tu avais supprimé tous tes profils. Plus rien. Alors… Je n’ai pas su quoi dire.
– Et?
– Bah, je n’ai rien dit.
– Tu ne m’as pas demandé pourquoi j’avais disparu d’internet? Tu t’en fous de moi, en fait.
– C’est reparti!
– Tout ce que tu veux, c’est pas d’embrouille sur les réseaux, la réputation de la pharmacie, ah ça, c’est important! Mais ce que je ressens, que je n’aie plus aucun contact avec personne, jamais tu t’en soucies.
– Faux. Complètement faux.
– Alors demande-moi.
– Quoi?
– Pourquoi j’ai disparu des réseaux, pourquoi j’ai jeté mon téléphone!
– C’est normal, tu voulais rester concentrée.
– Non. Demande-moi.
«J’ai écrit des mails, j’ai supplié, j’ai coché, j’ai désactivé, j’ai réactivé... Ça me brisait lentement, intérieurement, tu comprends?»
Sur son mur, la mère a d’abord un petit mouvement d’agacement –la main qui s’agite au-dessus du genou, le geste grâce auquel elle a toujours fui ses responsabilités, avec lequel elle leur signifiait: «Zou, allez demander à votre père.» Mais, croisant le regard sans ambiguïté de sa fille, elle se reprend à temps:
– Mais si c’est passé, comment veux-tu que je te dem… OK. J’ai compris. D’accord. Je te le demande: pourquoi, ma fille, as-tu supprimé tes profils sur les réseaux?
– Parce que je ne me tapais que des pubs de sport, maman. Tout le temps. Des infos de sport. Des films de sport. Partout. Des médicaments pour le sport. Une alimentation pour le sport. J’étais encore dans mon fauteuil: un calvaire. Jusqu’à l’accident, je ne m’étais intéressée qu’à ça, alors forcément, tous les algorithmes de profilage m’avaient cataloguée et continuaient à me bombarder sans répit. Des semelles intelligentes, des ballons, des pilules énergétiques, des skis autofartés, des tenues de running boostant les perfs, des applis qui avaient l’air géniales, des stages de judo au CREPS de Mâcon, des marathons, des triathlons, des pentathlons, des décathlons... Impossible d’arrêter le délire, même avec le temps. J’ai écrit des mails, j’ai supplié, j’ai coché, j’ai désactivé, j’ai réactivé... Ça me brisait lentement, intérieurement, tu comprends? Au bout d’un an, j’ai cru devenir folle. Un matin, une photo de maillot de bain Speedo a surgi. Rien de spécial, uni, une pièce, noir avec une bande blanche: j’ai pleuré pendant trois jours. Trois séances de kiné gâchées, aucun progrès possible. Alors je suis revenue dans ma chambre et j’ai tout effacé. J’ai donné mon smartphone à une dame du ménage.
– Ma pauvre chérie. Les pubs ne font pas semblant quand il est question de matraquer, ça, c’est vrai.
Sa main reste sagement posée sur son genou, maman fait des efforts. Mais son œil est ailleurs, vers le Duster. Louna le remarque, poursuit quand même:
– Mes amis ne s’en sont même pas rendu compte, je crois. C’était tous des sportifs de haut niveau, ils ne venaient plus me voir depuis longtemps, de toute façon: rien de plus effrayant pour eux que l’hôpital. Rien de pire que de s’imaginer comme moi, parfaitement consciente et infirme.
Sa mère ne relancera pas, Louna le sait, mais elle se devait d’essayer. Au moins, elle lui aura dit. Le véhicule paternel agit sur madame comme un aimant: elle sera toujours plus inquiète pour son mari que pour ses enfants.
– Et Mamie, alors? Qui veut la tuer? Pourquoi papa est dans cet état?
– Ils ne veulent plus rembourser ses médicaments pour le cœur. Mais ton frère t’expliquera mieux que moi. Tu devrais aller avec lui, voir Mamie.
– Papa voulait que je déjeune avec vous à la maison.
– Il attendra ce soir, il avait qu’à ne pas crier. Tu dînes à la maison, quand même?
– Bien sûr.
– Alors file rejoindre ton frère. Va, maintenant, que je te vois marcher.
Louna s’exécute, ose même un pas chassé pour prouver son habileté. Elle capte enfin l’attention maternelle. C’est avec ces yeux-là que sa mère a dû l'admirer faire ses premiers pas.
– C’est dingue! Tu marches, ma fille. Tu marches! Tu es magnifique.
Un sourire éclaire les ridules de la rousse fatiguée. Louna concède en s'éloignant qu’une fille miraculée constitue sans doute, pour une mère, un fait d’armes plus excitant à raconter, les jours de marché sous les arcades du faubourg, qu’une fille qui déprime car elle n’a plus d’amis.
12h19: le coût du squelette
Pierre est devant l’entrée. Il attend à quelques mètres, sourcils en l’air, perplexe devant les soudaines difficultés de sa sœur. L’exosquelette, lui, a compris que Louna ne pouvait plus avancer, encore moins sonner chez Mamie. Et puis les pavés médiévaux du faubourg sont des obstacles qui exigent beaucoup de concentration: Louna n’en a plus en stock après ce que Pierre lui a dit dans la voiture.
Comment sourire à Mamie quand elle va ouvrir? Comment ne pas lui sourire? Des questions aussi stupides qui tournent aussi vite dans sa tête, Louna n’avait pas ressenti pareil tourbillon depuis l’enfance et ses grandes prises de conscience. L’exosquelette lui soutient le fessier comme un strapontin, le temps qu’elle reprenne ses esprits.
Résonne encore en elle la voix de son père sur le parking de la clinique, qui a crié une dernière fois sur son frère, avant qu’ils ne partent, en agitant le poing par la fenêtre de sa voiture:
– Tu rentres le nom de ma mère dans ton putain de logiciel, petit con, ou je te corrige à l’ancienne!
– Je ne peux pas, papa. Je n’entre aucun nom. Je code des règles qui me préexistent, avait soupiré le fils, avant que sa portière ne se referme derrière lui sans autre bruit qu’un petit clic high-tech.
Pierre avait lancé à Louna un regard désolé, puis avait articulé plus nettement:
– Démarrage conduite. Nous allons chez ma grand-mère, adresse habituelle, Najac.
Le véhicule autoguidé, après identification de l’iris de son propriétaire, s’était mis en mouvement de la manière la plus feutrée qui soit. Le moteur électrique ne faisant aucun bruit, Louna avait demandé, pour briser le silence:
– Et elle va vite, ta soucoupe?
– Non. Mais c’est le top du confort. Touche les sièges: on dirait des pancakes!
Il en rajoutait dans la bonne humeur pour conjurer le moment où il devrait s’expliquer plus avant sur les tristes accusations d’avoir assassiné Mamie.
– Pour aller au boulot jusqu’à Toulouse, depuis Albi, je mets une heure vingt. On ne bat pas des records, j’avoue, mais je m’en fous: pendant ce temps, je lis, je mate un film, je dors, je rédige mes mails… Je vais même te dire, sœurette: c’est mon moment préféré de la journée. Dans ma bulle, avec ma zik pourrie à fond si je veux, personne pour me faire chier…
– Pierre…
Ils se faisaient face, comme dans une limousine, chacun sur sa banquette crème. Louna tapotait impatiemment sur la sienne. Pierre tapotait aussi, mais sur une télécommande, pour actionner la projection vidéo sur le pare-brise –haute définition mêlant au paysage de fond de vallée aveyronnaise les images bouillantes d’un clip de salsa-électro.
– Je n’ai pas regretté un seul instant m’être ruiné en achetant ça. Pas un seul instant.
– Pierre!
– Oui? C’est une Tesla parmi les plus abordables des Tesla, mais ça reste une Tesla, alors forcément, ça chiffre vite.
– Pierre, bordel! Je me fous de ta caisse. C’est quoi cette histoire avec Mamie? Qu’est-ce que t’as fait?
Il avait éteint la fille en paréo sur le pare-brise, glissé la télécommande dans un réceptacle prévu à cet effet sur le côté de la banquette, et avait lancé à Louna, en lui prenant les mains, son regard de grand frère rassurant. Celui qu’il affichait pour elle quand ils entendaient les parents crier dans le salon. Il avait parlé posément, pour ne pas avoir à se répéter, comme on répond une fois pour toutes à un détecteur de mensonges:
– Je n’ai rien fait à Mamie, détends-toi. J’ai juste codé un algorithme qui sert au ministère de la Santé à repérer les patients en fin de vie.
– Pour les dérembourser, comme aux États-Unis?
– Mais non. Enfin, pas encore. En France, ça bloque, t’as bien vu la réaction de papa!
Depuis Villefranche, la départementale qui mène à Najac a des airs de route de montagne. À trente mètres –toujours– derrière la voiture précédente, la Tesla de Pierre ne prenait aucun risque.
– Mamie est dans cette liste du ministère, c’est ça?
Pierre avait repris la télécommande, histoire de se donner une contenance. Le problème des voitures autoguidées, c’est qu’on ne peut pas échapper à une conversation en fronçant les sourcils pour faire mine de se concentrer sur la circulation, niréclamer le silence après avoir décelé un bruit suspect dans la boîte de vitesse. Le grand chevelu n’a aucune excuse pour ne pas regarder sa sœur dans les yeux, alors il redresse la tête:
– Mamie est dedans. Et ça me fait autant mal qu’à toi. Mais ça n’a rien à voir avec mon logiciel. Je te jure, ça n’a aucun sens. Tu n’es pas aussi bornée que Papa? Il est persuadé que Mamie a de graves soucis de santé parce qu’elle est dans ma liste. Il me hait de l’avoir “mise dedans”. Mais c’est l’inverse, tu comprends? C’est parce qu’elle a de graves soucis de santé qu’elle est dans la liste. Je n’y suis pour rien. Personne n’y est pour rien, à part peut-être Mamie elle-même, qui aurait dû freiner sur les pâtisseries...
Louna lui décoche un coup de pied dans le tibia.
– C’est pas le moment de blaguer, espèce de sociopathe.
Jadis, il aurait répliqué à coups de brûlures indiennes, mais pour cette fois, il s’était retenu: sa sœur avait sa moue boudeuse, mais ses yeux aux longs cils bruns l’avaient déjà absous.
– Lounette...
– Tu fais quand même un boulot de gros connard.
– C’est pourtant avec ce job que j’ai financé cette magnifique voiture... et ton exosquelette.
– Quoi? C’est toi? Mais… Les parents sont au courant?
– Forcément. Les parents, ils voulaient vendre la pharmacie pour toi. Mais ils n'ont même pas eu d'offre, papa est vexé comme un pou. Tu penses bien qu’il n’allait pas t’en parler. Tout le monde commande sur internet maintenant, même les retraités. Il n'y a plus que les Parisiens et les Anglais pour acheter leur crème solaire plein pot en pharmacie. Si l'un de ces touristes d’août prend avec la crème solaire une boîte de Doliprane, accusant notre vin de piquer un peu, ou de quoi digérer une overdose d’aligot, les parents signent leur plus grosse journée de l’année. Tu vois l’ambiance? Heureusement que j’ai eu ce contrat avec le ministère, et puis la maintenance du bidule pour les dix ans à venir. Tu parles d’un boulot de connard? Tant mieux: mes tarifs ne sont pas non plus ceux d’un mec sympa. Je les facture comme un porc. N'empêche, ça n’a pas suffi: avec ta mutuelle qui se défilait, l'hôpital voulait d’autres garanties financières avant de t'équiper d'un exosquelette. C'est là que Mamie entre en scène.
– Mamie? Mais elle n'a pas un radis, comme elle dit…
– Tu veux pas qu’on regarde les clips de salsa, plutôt? Elle t’expliquera elle-même. On arrive dans combien de temps?
– Douze minutes, répond une voix de synthèse.
– Pierre, tu plaisantes?
– Quoi? La voix d’Emma Watson? Oui, j’ai codé pour ma voiture la voix d’Emma Watson. J’adore Emma Watson, j’adore ses vieux films. Et alors? Il y a un problème avec ça?
– Pierre…
– Je devrais avoir honte de ça? D’être encore, à mon âge, un peu amoureux d’Emma Watson?
– Pierre, calme-toi. Je me fous d’Emma Watson comme de tes clips de salsa. “Mamie entre scène”, tu disais, et quoi? Qu’est-ce qu’elle a fait, bordel?
– Ah. Ça. Bien. Tu l’as constaté, cette histoire d’identifier les gens en fin de vie a encore du mal à passer. Donc pour lancer le mouvement, en quelque sorte démocratiser la pratique, le gouvernement offre des conditions spéciales aux premiers volontaires: ils peuvent léguer à un proche une partie des remboursements qu’ils auraient touchés, et ainsi s’assurer du confort des leurs. Pour Bercy, ce sont déjà quelques économies.
– Ne me dis pas…
– Si. Mamie t’as transféré ses droits. Avec une telle garantie de l’État, t’es devenue solvable, c’est ce qui a permis de débloquer ton appareil et la rééducation.
Derrière les cheveux de Pierre qui masquent une grande partie de la fenêtre, Louna cherche le repère de son enfance. Il n’est pourtant pas discret: haut perché, surplombant le village de ses tours dodues, certaines étêtées, érodées comme les montagnes de la région, le château fort surgit comme un phare. Les touristes l’appellent «forteresse royale de Najac», mais Louna a toujours su que la seule vraie reine dans le coin, c’est sa grand-mère.
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12h33: Mamie, la mort et la mer
Louna lui a dit mille fois: la déco laser ne fonctionne pas sur les vieilles pierres. Si l’on projette des couleurs, c’est sur un mur blanc. Et pour que l’effet 3D soit crédible, il faut que ce mur soit plat. Vierge. Prêt à accueillir l’illusion.
Chez Mamie, le guéridon virtuel de l'entrée tremble au gré des reliefs des murs antiques. La pierre assombrit tous les faux bibelots, comme si une bombe de suie avait explosé au milieu du salon, recouvrant le mobilier et le faux papier peint d’une même teinte grisâtre. L'intérieur est tout de même coquet. Louna s’y sent chez elle, en tous cas.
– Ce Pierre! Qu’il est beau, sous ses cheveux! Qu’il est grand! J’avais oublié, il ne vient jamais me voir. Grand comme une fouace de Saint-Barthélémy: au moins deux mètres. Oui. Asseyez-vous, ne restez pas plantés là!
Mamie, 82 ans, va chercher des gâteaux et du jus d’orange à la cuisine –pas la peine d’insister, elle refuse qu’on l’aide dans ce rituel– en faisant glisser ses chaussons sur le parquet –mais pas dans un frottement pénible et fatigué, joyeusement, comme un DJ fait du scratch.
– Mamie..., commence Louna quand l'aïeule revient jusqu’à la table basse, une vraie, pour y poser les victuailles.
Elles sont assez connectées pour que Louna comprenne: cette petite caresse sur la joue et ce regard signifient «On va en parler, petite, mais d’abord, mange un gâteau». Mamie est bien maigre, mais on ne s’en rend pas trop compte, ébloui qu’on est par ses beaux cheveux blancs. Elle s’installe dans son fauteuil favori et lance:
– Relève-toi ma Louna, et rassois-toi. Je voulais surveiller discrètement quand tu l’as fait, et puis à cause des biscuits, j’ai tout raté. Je perds la boule! Fais voir, à ta vieille grand-mère, le travail accompli.
Louna s’exécute, ravie puis émue puis ravie puis émue par vagues successives.
– J’ai raté ta sortie, ce matin. Désolée. T’as pris un gâteau? Pierre, toi non plus tu ne manges rien: prends un gâteau! Ne tortille pas du nez, ce sont tes préférés. Je m’en souviens. Ça fait bien longtemps que tu n’es pas venu goûter chez moi, mais je m’en souviens.
– Mamie, il est treize heures…
– Je. Oui, mon Pierrot. Treize heures. Bien sûr. Je me disais, aussi: que fait ce rôti sur la table? Eh bien j’ai ma réponse: il nous attendait. Pierre, mon chat, remets-le un peu au four, tu seras gentil. Toutes ces histoires, là, ça me tourneboule!
– Justement, Mamie, ose Louna, ce n'est peut-être pas le moment de prendre des décisions graves et définitives.
– Tu parles du déremboursement?
– Du déremboursement en ma faveur, oui. C'est une bêtise. Je veux ma Mamie, moi, pas de l'argent.
– Je t'aime beaucoup, tu le sais, mais ça n'a rien à voir avec toi, ma chérie. Si le programme de ton frère le dit, détends-toi, pas d’acharnement. Je n'ai jamais voulu mourir entubée de partout.
– Mais sans médicaments ni suivi, ton cœur ne va pas tenir longtemps!
– Pour qu'il tienne, il faudrait doubler la dose. Si on double la dose, le foie lâche. Pour guérir le foie, un produit existe, mais il brûle le pancréas. Et mes reins ne supporteraient pas un traitement pour une pancréatite. Donc bon… Je ne sais plus si c'est dans cet ordre, je ne toucherai pas le Quinté, mais tu vois le problème: ma barque prend l'eau de toutes parts. Si je bouche une fuite, ça empire ailleurs. C'est la nature, tu sais…
– C'est quoi le Quinté?, demande Pierre, revenu de la cuisine, la bouche pleine de gâteau, sans remarquer que sa sœur le fusille du regard.
– C'était des courses de chevaux où tu pouvais jouer de l'argent, mais certains ont dit que c'était de la torture animale et ça a été interdit.
Silence. Louna a du mal à retenir ses larmes. Pierre reprend un gâteau puisque, c’est vrai, il adore toujours autant ces conneries de Dinosaurus.
– Tu ne vas rien manger de mon rôti, Pierre!, gronde Mamie.
– Maintenant qu’ils sont ouverts, on ne va pas les laisser ramollir.
Mamie, faussement fâchée, prend l'assiette de gâteaux et la pose en haut du vaisselier, comme quand ils étaient petits. Sauf qu'aujourd'hui, les deux mètres de Pierre lui permettraient de reprendre l’assiette sans avoir besoin d'un tabouret ou de se mettre sur la pointe des pieds.
– Réfléchis encore, Mamie, supplie Louna.
– C'est tout vu: j'ai signé ce matin. C'était ça, le rendez-vous qui me retenait loin de toi.
«J'ai déjà bien vécu, ne t’inquiète pas. J'ai évité l'Ehpad, j'ai toute ma tête, c'est tout ce que je souhaitais.»
L'exosquelette se redresse d'un bond:
– Je refuse ton argent! Je refuse tes droits! Je préfère encore revenir en fauteuil. Je refuse que tu meures!
– Et moi? Tu y as pensé, à moi? Tu es mignonne, ma chérie, mais fichtrement égoïste. Allez, assieds-toi, parlons calmement. Pierre, rends-toi utile, retourne surveiller le rôti!
Le grand échalas obéit, mais pique un Dinosaurus au passage, d’un geste bravache. Quand il est chez Mamie, c'est encore pire que d'habitude: il a huit ans d'âge mental. Mamie soupire pour la forme, mais elle est déjà concentrée sur sa petite-fille:
– Ma Louna, regarde-moi. Tu crois que j'ai envie de prendre encore plus de médicaments qui me donnent envie de vomir ou me constipent, qui m’abrutissent, me font voir flou, m'obligent à suivre des régimes ultra casse-pieds?
Louna hausse les épaules:
– Si c'est le prix à payer pour vivre..
– J'ai déjà bien vécu, ne t’inquiète pas. J'ai évité l'Ehpad, j'ai toute ma tête, c'est tout ce que je souhaitais. Je ne suis pas une philosophe, ni une suicidaire, mais je crois que la nature a parlé. Le nouveau traitement qui maintiendrait mon cœur, il faudrait que je prenne un anticoagulant avec. Et c’est incompatible avec ce que je prends déjà pour un autre souci, les phlébites, je crois. Bref, on ne peut rien y faire, ma chérie. Et tant mieux. Le pire, ce serait qu’ils croient pouvoir me guérir et de finir ma vie en enchaînant les rendez-vous à l'hôpital. Déjà que jeune, c’est pas marrant d’y aller, alors à mon âge… Les trajets me fatiguent, les prises de sang me font des bleus énormes qui ne partent plus, les scanners bizarres pendant des heures, le personnel qui te parle comme à une débile, lentement, très fort. Enfin, la gentille débile, c’est quand ça se passe bien: le plus souvent, ta seule présence les exaspère. Ils ont trop de travail: autant les laisser secouer ceux qu’ils peuvent vraiment sauver. Non, crois-moi, je suis ravie d'esquiver cela. Fichu pour fichu, autant aller voir la mer.
Trois inspirations brèves, une profonde expiration. Trois inspirations brèves, une profonde expiration.
Louna se retient de pleurer, mais son menton qui se fripe en tremblant la trahit. Perlant sur ses longs cils bruns, une larme menace de couler sur sa joue livide. Mamie préfère mettre cette blancheur sur le compte de l’enfermement: la petite n’a pas beaucoup profité du soleil, ces dernières années. Elles devraient aller voir la mer ensemble, tiens! Mamie lui proposera tout à l’heure, avant qu’elle parte, quand il sera temps de la consoler.
– Tu as dû te renfermer pour t’endurcir, devenir une Louna de combat, surmonter les obstacles que la vie a mis sur ton parcours. Et tu es si forte que tu as réussi. Grâce aussi à ton frère qui t’aime, qui a bataillé pour toi, dans l’ombre. Je suis infiniment fière de vous. Mais maintenant, ma chérie, il va falloir relever le nez de ton nombril! T’as la vie devant toi, certes, mais tu verras: la vie, ce n'est marrant que si on la partage avec d’autres. Et pour qu’ils restent un peu, les autres, il faut t’intéresser à eux. Un minimum, t’inquiète pas, certains ne sont pas très exigeants.
De sa paupière molle, elle lui décoche un clin d’œil rieur:
– Plus jamais de séjour en hôpital, c’est pas beau, ça, comme promesse d’avenir?
Son pouce fin comme un petit doigt vient essuyer la larme qui a fini par rouler jusqu’au menton de Louna. Mamie lui prend les joues à pleines mains, l’embrasse sur le front –exactement au milieu, comme toujours. Ses lèvres rose pâle, avalées par les rides, réduites à un trait presque invisible, sourient paisiblement. Une mèche blanche se balade, contrastant avec ses pupilles d’un noir brillant dans leur iris délavé. Louna, absorbée par sa contemplation, sursaute quand Mamie lance avec entrain vers la cuisine:
– Et notre repas, Pierre, il est cuit?
– On dirait bien.
– Alors, qu’est-ce que tu attends? Tu veux affamer deux pauvres femmes? Ramène vite ce rôti sur la table. Et un couteau qui coupe, que je nous partage ça.