Depuis cet été, nous vous proposons des portraits d’hommes et de femmes qui, par leurs travaux ou leur engagement, ont contribué à libérer la sexualité du tabou et du sentiment de culpabilité qui l’enfermaient dans les sociétés occidentales il y a encore soixante-dix ans.
Treizième et dernier épisode: Odile Fillod, chercheuse indépendante qui a créé en 2016 un clitoris en 3D, à taille réelle, pour tenter de faire prendre conscience du fonctionnement du seul organe entièrement dédié au plaisir sexuel et d'aider les femmes à reprendre le contrôle de leur corps en le connaissant davantage.
Ce n’est pas qu'un simple petit bouton qui dépasse, caché sous deux grandes lèvres. Le clitoris est bien plus que ça. Il est en fait, chez la femme, l’homologue du pénis chez l’homme. Comme lui, il se gorge de sang; comme lui, il fait l’objet d'érections. Dans l’histoire de l’humanité, personne –ou presque– n’a jamais su comment cet organe fonctionne, à quoi il ressemble. Peu savent encore qu’il est au cœur du plaisir sexuel des femmes.
Depuis qu’elle ne fait plus partie des ignorantes, Odile Fillod veut rendre au clitoris ce qui est au clitoris, et remettre au centre des débats l’ignorance de l’être humain sur la jouissance des femmes. Cette chercheuse indépendante, aujourd’hui âgée de 46 ans, spécialiste des questions de genre, décide en 2016 d’en faire un modèle imprimable en 3D, à taille réelle.
Le succès est retentissant. Elle est invitée sur les plateaux français, comme celui de «Quotidien», l’émission de Yann Barthès sur TMC.
La presse internationale s'empare du sujet, du Brésil à la Grande-Bretagne, de la République tchèque à l'Allemagne. Des acteurs t actrices de l’éducation et la santé sexuelles, pour beaucoup des sexologues, la contactent pour travailler avec elle.
Enjeu symbolique, intérêt pratique
Si la chercheuse se décrit comme une femme comblée qui n’a jamais eu de problème pour accéder à son propre plaisir sexuel, elle a été marquée par sa découverte de la vérité sur cet organe. Elle avait 32 ans. C’était en 2004, dans un documentaire de Michèle Dominici, Le clitoris, ce cher inconnu.
«Le jour où j’ai compris sa fonction, sa taille réelle, sa configuration, explique-t-elle, ça a vraiment changé quelque chose pour moi dans mon ressenti, dans la manière d’interpréter les sensations que je pouvais avoir»: ce petit «ah, mais ça marche comme ça», qui pour elle a amélioré sa «conscience de soi». Elle n’imaginait pas que dix ans plus tard, elle-même travaillerait sur le sujet.
Pour Odile Fillod, l'enjeu de son modèle de clitoris en 3D est d'abord symbolique: «Selon les représentations profondément ancrées, c’est comme si d’un côté les hommes avaient un phallus, et de l’autre les femmes n’avaient rien, déplore-t-elle. Ces représentations imposent une vision des femmes comme des êtres à qui il manquerait quelque chose, et induit même une notion de passivité chez elles, parce qu’elles n’ont pas l’outil.»
Mais il a également un intérêt pratique. «Parmi les inégalités entre les hommes et les femmes, il y a un inégal accès au plaisir, note-t-elle. Forcément, si les femmes et leurs partenaires ne savent pas quel organe procure l’orgasme, ça n’aide pas à accéder à une vie sexuelle très épanouie.» Et s’il y a encore débat sur la question de l’origine du plaisir sexuel chez la femme, Odile Fillod explique que d'un point de vue anatomique, il n’existe rien dans la paroi du vagin qui s’apparenterait à un point G.
Avant de se lancer dans la conception 3D, une longue phase de recherches s'est imposée à Odile Fillod. Elle passe des journées entières à consulter des rapports d’anatomistes, des dessins et images de dissections.
La chercheuse comprend que le plaisir ressenti lors d’une pénétration vaginale –uniquement selon un aspect physiologique, sans facteur psychique– provient de la stimulation, de diverses manières, du clitoris. Que celui-ci suit épouse à peu près les contours du vagin, et mesure en moyenne dix centimètres. Qu’il est composé du corps de clitoris, coudé au gland, et de deux sortes de tiges, les piliers; que deux bulbes sont accrochés sous le corps du clitoris. Que la pénétration vaginale avec un pénis, qui va compresser les bulbes et chasser le sang qu’ils contiennent vers le corps du clitoris, n’est qu’une des possibilités de stimulation.
Représentation ludique
Odile Fillod n’est pas pionnière dans l’idée de représenter le clitoris, mais elle a innové sur la forme. Son modèle, mis à disposition en accès libre et imprimable en 3D, représente pour la première fois l’organe dans son entièreté et à taille réelle, tout en pouvant être pris en main.
Les anatomistes décrivent la partie cachée du clitoris pour la première fois au XVIe siècle, mais sans inclure les bulbes. Il faut attendre 1842 pour qu'un médecin allemand, Georg Ludwig Kobelt, le décrive dans sa totalité.
Peu après, il est définitivement acquis que le clitoris ne joue aucun rôle ni dans l'ovulation, ni dans la fécondation, et qu'il n'a d'autre fonction que de procurer le plaisir sexuel. C’est la raison pour laquelle la médecine et l'enseignement se désintéressent de lui, contrairement au pénis, qui sert lui à procréer.
Le clitoris est remis au goût du jour au XXe siècle, avec la naissance de la sexologie scientifique dans les années 1950. À partir des années 1980, des mouvements féministes et des chercheuses comme Helen O’Connell cherchent à le pousser sur le devant de la scène, mais leurs initiatives retombent souvent rapidement dans l'oubli.
Avec Odile Fillod, ça prend. Peut-être parce que sa démarche est scientifique, et non militante –du moins officiellement. Et sûrement parce que son modèle montre la forme du clitoris et son fonctionnement de façon bien plus concrète qu'un schéma.
De multiples chaînes télévisées réalisent par exemple des reportages où les journalistes interpellent des personnes dans la rue, clito en main, pour leur demander ce que c’est. Les bonnes réponses se comptent sur les doigts de la main. «Certains ont même répondu: “Un os de poulet”», s’amuse Odile Fillod.
Détours de parcours
Sereine et calme en surface, elle est dans le fond une femme révoltée, depuis toute petite. Odile Fillod a grandi dans un environnement qu’elle qualifie de «sexiste», avec une répartition des rôles parentaux très traditionnelle –un père «apporteur de ressources», dominant et peu présent, une mère au foyer «infériorisée», en charge du quotidien. Le fils et les filles ne sont pas traitées de la même manière. «Mon frère comme ma sœur avaient des difficultés scolaires: mon père s’est énormément investi pour que mon frère réussisse ses études, alors que ma sœur était abandonnée», illustre-t-elle.
La future chercheuse, elle, se cherche un peu. Un mélange d’obstination, de questionnement et de hasard la mène à travailler sur des sujets aussi variés que l'ingénierie et la différenciation entre les sexes.
Après le bac, elle se retrouve en Maths sup par défaut; durant l'année de Maths spé, elle projette d'aller en fac de psychologie. Mais, reçue au concours de Centrale Paris en 1991, elle n'ose pas rejeter cette chance et devient ingénieure –comme son père. Odile Fillod sort du moule un temps, quand elle attaque trois ans plus tard un Master 2 en sciences cognitives, mais elle abandonne l’idée d’un doctorat, qui ne lui correspond pas tout à fait.
Sans projet défini, elle passe un entretien organisé par un cabinet de recrutement et prend le premier emploi qu'on lui propose. Elle atterrit dans une société de service en informatique, puis devient consultante au sein d'un grand cabinet de conseil; elle intègre ensuite une banque, où elle finira par s'occuper des méthodologies d’audit interne.
Fin 2007, elle plaque tout. «Je voulais faire quelque chose de plus utile et en rapport avec mes centres d'intérêt, les questions de genre et les neurosciences cognitives», raconte-t-elle. Elle s’inscrit à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Après une année de master de sociologie du genre, elle entame une thèse sur «la naturalisation des différences psychiques entre hommes et femmes par les sciences biomédicales contemporaines» –en clair: la production et la vulgarisation des études alimentant l'idée qu'il existe des différences cognitives ou comportementales naturelles entre les sexes.
Au cours de sa thèse, qu’elle abandonnera après cinq ans de travail, Odile Fillod crée un blog, Allodoxia. Depuis 2012, elle y présente une partie de ses recherches et critique la vulgarisation de certaines études. Elle se fait un nom dans le milieu, est appelée pour des conférences puis pour des projets, et commence à publier ses travaux dans les revues scientifiques.
Après avoir si longtemps travaillé pour de grands groupes, Odile Fillod décide de se lancer en freelance et devient chercheuse indépendante. Ses activités étant pour la plupart bénévoles, elle vit grâce à l'argent qu’elle a mis de côté pendant sa première vie –exception faite de la traduction du livre Hormones, sexe et cerveau de Rebecca M. Jordan-Young, d’une bourse de deux ans reçue de l’Institut des sciences cognitives (IEC) sous la forme d'un CDD de chercheuse à l'EHESS, et de quelques cours et conférences.
Des manuels scolaires à l'impression 3D
Ce sont de petits hasards et des opportunités qui conduisent Odile Fillod à créer son modèle de clitoris. Un think tank, République et diversité, la sollicite –avec d'autres chercheurs et chercheuses– pour élaborer une critique des manuels scolaires et des recommandations afin d’éviter les biais liés au sexe, à l’orientation sexuelle et à l’origine. Elle s’attèle aux Sciences de la vie et de la Terre (SVT), et dénonce notamment le fait que le clitoris n’est pas ou est mal représenté sur l’ensemble des manuels.
Une association toulousaine, qui a entendu parler du projet, lui demande en 2016 de participer à une plateforme, Matilda.education. Soutenue par le ministère de l’Éducation nationale, elle rassemble des dizaines de vidéos sur le thème de l’égalité entre les sexes, à destination de publics de la primaire au lycée. Son but est de concevoir et diffuser des contenus pédagogiques corrigeant les défauts des manuels scolaires.
Odile Fillod décide de montrer dans une vidéo à quoi ressemble l'organe, et imagine le créer en cire. L'amie à qui elle demande d'en sculpter un, Marie Docher, lui suggère l'impression 3D. L’aventure commence.
La chercheuse sollicite plusieurs fablabs, des laboratoires de fabrication, pour l’épauler dans la modélisation de son objet Celui de la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, le Carrefour numérique2, est le premier à accepter le projet. Mélissa Richard, sa médiatrice, devient la principale collaboratrice du projet d’Odile Fillod: celle-ci s’occupe de toute la documentation, et Mélissa Richard de la modélisation en 3D et de l'impression.
De ses longues discussions avec Odile Fillod, qu’elle décrit comme une femme très franche et intransigeante aux premiers abords –ce qu’elle apprécie–, elle tire une conclusion: «On va pouvoir se réapproprier cette partie-là de notre corps, et si ça ne change pas les rapports avec les hommes, au moins c’est important pour nous, en tant que femmes».
Après plusieurs semaines de travail, le clitoris est imprimé, puis filmé pour la plateforme Matilda. Odile Fillod laisse en libre accès les instructions, méthodes et détails pour que tout le monde puisse fabriquer son propre clitoris en 3D.
L’idée aurait pu s’arrêter là. Mais la vidéo de Marie Docher sur la conception du clitoris en 3D rencontre un succès inattendu auprès du grand public: publiée sur Vimeo, elle a été vue plus de 530.000 fois.
La science contre les inégalités
Depuis la fin 2016, associations, féministes, sexologues et médecins contactent Odile Fillod; beaucoup souhaitent utiliser l’objet comme support pour des cours d’éducation sexuelle. C’est notamment le cas du Planning familial suédois.
Une édition de livres scolaires, Magnard, a même changé son manuel de SVT pour les classes de cinquième à troisième, en y représentant totalement et correctement le clitoris. Dans les autres manuels, il est encore représenté sous forme de point (la partie émergée) –quand il y figure tout court.
Le clitoris en 3D sert également d'outil de santé sexuelle. «Une praticienne hospitalière qui prend en charge des femmes excisées venant de pays d’Afrique s'en sert pour expliquer à ces femmes ce qu’est le clitoris, et en quoi consiste la chirurgie réparatrice de cet organe, indique Odile Fillod. Cela permet de leur dire: “On ne vous a pas enlevé tout le clitoris, juste le bout, donc on va vous opérer et tirer la partie qu’il reste vers l’extérieur, pour faire de nouveau dépasser une partie vers l’extérieur.”» Si elles ont de nouveau des sensations par un toucher direct, la chercheuse insiste: «Les terminaisons nerveuses ne sont pas les mêmes, et le gland du clitoris reste perdu pour toujours.»
Face à l’engouement pour son projet, Odile Fillod crée en 2017 un site dédié au clitoris, Clit’info. Pour le reste, elle continue ses activités de chercheuse indépendante, et n’oublie jamais d’alimenter son autre blog, Allodoxia.
Comme depuis des années, Odile Fillod réalise un travail de veille minutieux, sur des sujets allant de l’anatomie du clitoris à la génétique de la schizophrénie. Sa méthode: prendre une étude, en vérifier les résultats –sa formation scientifique est ici précieuse–, et signaler au besoin les inepties. Ce fut le cas récemment pour une étude affirmant qu’à un mois, le cerveau d’un garçon et d’une fille sont totalement différents.
Que ce soit quand elle donne une conférence sur le thème «Genre et sexualité» ou qu'elle signe un texte sur l'éducation sexuelle pour l'organisme belge Université des femmes, Odile Fillod applique le même schéma: déconstruire les idées reçues pour mieux construire. Avec un espoir en tête: que les femmes et les hommes soient à armes égales pour s’épanouir sexuellement.