Tout l’été, nous vous proposerons des portraits d’hommes et de femmes qui, par leurs travaux ou leur engagement, ont contribué à libérer la sexualité du tabou et du sentiment de culpabilité qui l'enfermaient dans les sociétés occidentales il y a encore soixante-dix ans.
ÉPISODE 3 • Grisélidis Réal, péripatéticienne suisse et militante, qui s’est battue à partir de la fin des années 1970 pour rassembler les prostituées d’Europe afin de défendre le libre exercice de leur métier, et à travers elles, celui des clients de venir trouver leur équilibre sexuel auprès de professionnelles.
C’est la pute militante la plus connue d’Europe. Grisélidis Réal, «écrivain, peintre, prostituée» comme l’indique son épitaphe gravée sur sa tombe à Genève, est une femme que le destin a conduit à la prostitution. À trois reprises: dans les années 1960 puis à la fin des années 1970, dont deux fois où, sans un sou, elle ne voyait pas d’autre issue. Gamine naïve et romantique, elle aura eu quatre enfants de trois pères différents, aura été stigmatisée parce que mère célibataire. Elle aura surtout repoussé chaque limite que la société voulait lui imposer pour jouir comme elle l’entendait, faire le métier pour lequel elle était douée et défendre non pas la prostitution comme principe, mais le droit des prostituées à se choisir ce métier… et des clients à bénéficier de leurs services.
Grisélidis Réal (1929-2005), dite «Grisélidis», défend même l’idée que, sans être amoureuse, une femme puisse avoir un orgasme d’une façon absolument mécanique, dans une pratique qui est un contrat: elle fait l’amour parce qu’elle prend de l’argent pour ça, sans aucun désir pour l’homme en question. «Donc c’est exactement comme les hommes, se réjouit Coraly Zahonero, comédienne de la Comédie-Française, qui a écrit, mis en scène et interprété un spectacle sur cette femme, seule en scène, en 2016. Ça ne veut pas dire que la sexualité, c’est ça. Ça veut dire qu’elle met un principe d’égalité mécanique dans le corps, et il a fallu qu’elle en passe par la prostitution pour pouvoir le verbaliser.»
Grisélidis est un visage de la «Révolution des prostituées» qui a lieu en 1975. Tout commence en juin, quand elles sont des dizaines à occuper l’église Saint-Nizier à Lyon pour protester contre le harcèlement policier et social. À Paris, où se trouve Grisélidis, plus de 500 prostituées investissent la chapelle Saint-Bernard pour réclamer la reconnaissance de leurs droits. Si elle est un visage, c’est que Grisélidis est l’une des premières à ne plus se cacher. Elle est suisse et dans son pays, la liberté de se prostituer est légale depuis 1942. «Elle a montré qu’elle était belle, qu’elle était intelligente, qu’elle avait du talent, et qu’en fait une pute ce n’était pas une demeurée ou une fille violée par son grand-père quand elle était petite», martèle Coraly Zahonero.
Grisélidis Réal dans le film Prostitution réalisé par Jean-François Davy en 1975.
Pour elle –qui a fouillé pendant trois ans dans les archives et les relations de Grisélidis– voilà le message de la Suissesse quand celle-ci s’exhibe: «Je suis issue de la grande bourgeoisie, mes parents étaient cultivés, on m’a donné une éducation, et j’ai choisi de devenir pute et de gagner ma vie comme ça parce que je suis libre, totalement libre et je vous emmerde». Sonia Verstappen, prostituée à la retraite, amie de Grisélidis et militante à ses côtés, souligne que «Grisélidis combattait les réseaux». Elle développe: «Nous défendions l'idée que les femmes ont le droit au respect, que nous exercions un métier qui n’était pas moins digne qu’un autre, et que tous les clients n’étaient pas des ordures».
Pour faire passer le message, Grisélidis ne s’est pas seulement montrée. Elle a mis des mots sur sa condition de femme, de mère et de «courtisane» comme elle aime s’appeler. Ces mots forts, elle les pose dans son ouvrage autobiographique, Le Noir est une Couleur, publié en 1974. En défendant le droit d’un accès à la sexualité pour tous, elle s’érige avant tout en rempart contre la misère sexuelle. «Au travers de sa pratique, elle voulait montrer comment on pouvait réparer quelqu’un en réparant sa sexualité, explique Coraly Zahonero. Elle voulait montrer qu’une sexualité massacrée produit des douleurs, que des couples peuvent en être brisés.» Pour la comédienne, «Grisélidis est quelqu’un de très en phase avec les méfaits de la religion, de l’éducation, de tout ce que cela peut éteindre chez un individu».
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Une sensualité opprimée, une frigidité à faire exploser
Grisélidis est en phase parce qu’elle a subi ces méfaits pendant son enfance. La découverte de sa sexualité n’est que honte, culpabilité et répression. Nous sommes à la fin des années 1930: le sexe hors mariage est fortement réprouvé, notamment dans le milieu bourgeois et chrétien dans lequel elle est élevée. L’éducation sexuelle n’existe pas. Une règle: ne pas en parler. Son père meurt quand elle a 8 ans et demi. Elle vit en Suisse avec ses deux sœurs et sa mère, une femme stricte.
«Quand elle était petite, la mère les faisait s’aligner toutes les trois, s’allonger sur un lit et elle observait leur petit vagin, raconte Coraly Zahonero. Celle qui était rouge, elle la battait.» Il s’avère que le vagin de Grisélidis l’était souvent. «Grisélidis devait se tripoter beaucoup, sa sensualité s’exprimait déjà», déduit la comédienne. Jamais une explication: c’est juste mal. Cette petite fille grandit, partagée entre ce que son instinct lui dicte –découvrir son corps par elle-même–, et cet interdit auquel se conformer.
Elle se marie à 20 ans, à peine sortie des arts décoratifs de Zurich, où une grande fantaisie s’exprime déjà dans ses dessins. Mais rien ne fonctionne au sein du couple, encore moins au lit. «Elle était frigide, c’est une jeune femme qui n’existe pas sexuellement et qui, a priori reproduit le modèle dans lequel on se marie pour fonder une famille», selon Coraly Zahonero.
«Grisélidis se sent victime d’une société qui l’oppresse, qui l’empêche de pouvoir être elle-même, de faire ce qu’elle a envie et qui la punit»
Tout explose lors du divorce, plus de trois ans après. Le couple vient d’avoir un bébé, Igor. Les grands-parents paternels, conservateurs, ne veulent pas que leur petit-fils soit élevé par une femme célibataire qui ne gagne pas sa vie. Ils prennent l’enfant. Deux ans plus tard, Léonore, sa fille, naît d’une aventure avec un sculpteur. Puis Boris arrive l’année suivante, des suites d’une nuit imprévue avec le premier père. Elle aura en 1959 un quatrième enfant, Aurélien, fils d’un comédien français.
Dès le divorce avec le père d’Igor (et de Boris), «elle a commencé à ne plus correspondre à ce que la société attendait d’elle, analyse Coraly Zahonero. Elle va doucement aller à la recherche de sa sexualité et très vite se rendre compte qu’y avoir accès, c’est se mettre en marge». De nature romantique, elle se laisse aller au gré des rencontres, oublie l’idée d’un mariage. Elle prendra conscience bien plus tard qu’il lui faudra assumer ses enfants seule, sans pension.
Grisélidis est surveillée par les services sociaux suisses, conséquence d’une querelle avec sa propre mère au sujet de Léonore. La grand-mère estime que sa fille est incapable d’élever ses enfants. «Elle n’avait pas forcément tort, reconnaît Coraly Zahonero. Mais Grisélidis se sent absolument victime d’une société qui l’oppresse, qui l’empêche de pouvoir être elle-même, de faire ce qu’elle a envie de faire et qui la punit.» À 32 ans, elle s’échappe avec Bill, un ancien GI noir, schizophrène, qu’elle sort d’un asile. Igor vit toujours chez ses grands-parents, Aurélien est en pension en France –Grisélidis a caché sa grossesse, a accouché là-bas et y a laissé l’enfant. Elle embarque les deux autres à Munich.
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Une autodestruction avant la révolte
«Elle pense que ça y est, la vie s’ouvre à elle», explique Coraly Zahonero. Fait essentiel pour comprendre Grisélidis, selon elle, cette femme interagit avec ce qu’elle appelle elle-même des «magiciens», des petits personnages qu’elle affirme voir, et qui la guident dans ses choix. Selon son fils Igor, avec qui elle renouera quand il sera adulte, sa mère montre alors des signes de troubles de la personnalité (synonyme d'une grande impulsivité et d'une hyperémotivité).
Malgré les magiciens, le conte de fées ne prend pas. Bill, qui reçoit une pension de ses parents, n’a pas l’intention d’entretenir Grisélidis. Elle cherche de l’aide auprès des religieuses, puis s’essaie en tant que femme de ménage. Trop dur pour elle. Quelque temps plus tard, elle veut se rendre à Nuremberg, où elle a entendu parler d’une académie de peinture dans la forêt, pour se faire engager comme modèle. Un homme la prend en auto-stop sur le chemin. Elle lui raconte ses déboires avec l’argent. Il lui promet vingt marks contre une faveur, si elle est d’accord. Elle a faim, ses enfants sont à la crèche à crédit. Il l’emmène au fond d’un chemin, l’attache et la fouette avec une corde. Grisélidis accepte d’assouvir les fantasmes sado-masochistes de cet homme quelques autres fois. Puis elle sera un temps modèle pour des peintres et des photographes.
Grisélidis Réal en 1985. | Droits réservés
Les sautes d’humeur de Bill sont de plus en plus violentes. Une nuit, il lui jette: «Tu devrais gagner de l’argent avec les hommes, tu es faite pour ça [...] et surtout n’oublie pas de te laver. Si tu ramènes une maladie, je te tue». Grisélidis a peur de lui. Elle sort dans la rue. Elle y rencontre un homme. Sa première passe sera un annulingus. «Je suis passée de l’autre côté, celui d’où on ne revient plus», écrira-t-elle dans Le Noir est une Couleur, roman de sa vie en Allemagne dans les années 1960. Elle entre chez elle, Bill la félicite en voyant l’argent. Elle écrit: «Avant de m’endormir, une pauvre joie me donne des visions, tout ce qu’on va pouvoir s’acheter pour manger enfin à notre faim».
Grisélidis débute sa carrière de putain en 1961. Les débuts sont atroces. Les années qui suivent seront partagées entre désespoirs et moments qu’elle décrit comme sublimes. Elle quitte Bill cette même année en acquérant son indépendance financière, et se trouve une place dans un bordel de Munich, un repère pour les anciens GI afro-américains. Elle y rencontre Ronald Rodwel, lui aussi soldat noir américain. Ils tombent follement amoureux. Grisélidis s’épanouit sexuellement, et découvre des pratiques inconnues. Le cunnilingus par exemple. Elle a 34 ans, lui la vingtaine, au moment de cette révélation.
«Grisélidis a eu besoin de passer par l’autodestruction pour se trouver, par la sexualité de tous les hommes pour avoir accès à la sienne»
Hormis cet homme, toutes ses histoires d’amour auront été destructrices. «Grisélidis a eu besoin de passer par l’autodestruction pour se trouver, de passer par la sexualité de tous les hommes pour avoir accès à la sienne», atteste Coraly Zahonero.
Au début des années 1960, elle est condamnée pour avoir vendu du haschich. «Elle découvre en prison ces hommes blancs –dont d’anciens nazis– qu’elle vomit, qui sont totalement déconnectés de leur sensualité», raconte la comédienne. Elle y découvre aussi, dans la cour, des femmes enfermées parce que «putains» ou parce qu’elles «luttent contre l’avortement».
Grisélidis y nourrit la révolte qui sommeille en elle. Cette révolte grandit quand, une fois sa peine purgée, elle retourne en Suisse. Vous ne pouvez pas travailler parce que vous avez un casier judiciaire, lui dit-on. Elle se prostitue de nouveau. Une prostitution à nouveau subie et très mal vécue. Pour se sortir de là, elle décide de terminer Le Noir est une Couleur qu’elle a commencé en prison. Au début des années 1970, elle monte à Paris pour trouver un éditeur. Mais le livre est un échec.
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Une grande gueule humaniste, mais sans limite
Juin 1975, rue du Cherche-Midi, dans son petit appartement de la capitale, elle tente de se suicider –il s’agit là d’une énième tentative, consécutive à ses déprimes régulières. Elle est sauvée de justesse par des voisins et voisines. L’une d’entre elles lui parle de la chapelle Saint-Bernard, QG de la «Révolution des prostituées» parisiennes. Elle est curieuse, bien qu’elle ne se prostitue plus. «Si tu entres, tu ne ressors plus», la prévient l’une des militantes à l’entrée. Grisélidis ne cessera pas le combat une seconde, jusqu’à sa mort trente ans plus tard.
«D’un coup, les putes sont devenues pour elle le symbole absolu de toutes les injustices de la société, souligne Coraly Zahonero, l’incarnation de tout ce que peut être une femme qui survit, qui aime, qui se démerde toute seule, qui ose s’émanciper contre l’avis de tous, qui ose être vue comme la pire des merdes.»
Grisélidis retourne à Genève et s’inscrit au registre des prostituées. Elle assume, et cette fois se délecte de son métier. Elle défend coûte que coûte son gagne-pain, et ne respecte aucune règle. Pas même celles des prostituées. Elle accepte que son carnet noir, celui où est écrit le nom de ses clients, ce qu’ils aiment, leurs petites habitudes, soit publié. Les putes protègent leurs clients, c’est la règle. Selon Coraly Zahonero, elle rétorque: «Si c'est secret et que personne ne dit rien, on ne va jamais sortir de la merde dans laquelle on est, donc il faut que ça se sache maintenant».
Grisélidis Réal en 1970. | Droits réservés
Elle balance le nom de l’Abbé Pierre dans l’une des émissions de «Ciel, mon mardi!», animée par Christophe Dechavanne en 1990. Elle exerce alors à Genève, à son retour d’Allemagne, dans une «maison de rendez-vous [maison close, ndlr] plus ou moins clandestine» tenue par une Française. «J’ai vu une fois quelqu’un qui n’aurait pas dû y être, lâche-t-elle sur le plateau, mais j’ai trouvé magnifique d’y voir cette personne. [...] C’était quelqu’un d'extraordinaire qui a fait beaucoup de bien à l’humanité, que je respecte infiniment. [...] Jamais je n’en ai parlé, mais aujourd'hui je ne peux plus me taire, c’était un Abbé… C’était l’Abbé Pierre, et je l’ai vu!»
«C’était une façon pour elle de dénoncer les hypocrisies», selon Coraly Zahonero. Elle dit ici: c’est un homme génial, mais cet ecclésiastique n’a pas d’autre solution que d’aller voir des prostituées pour accéder à sa sexualité. L’Abbé Pierre dément. Elle maintient sa version en exprimant quelque regret, dans une lettre à son ami Jean-Luc Hennig. Ce courrier sera découvert dans La Passe imaginaire, ouvrage publié par Jean-Luc Hennig lui-même, qui concentre leurs correspondances entre 1986 et 1991. «Quant à mes “excuses” à l’Abbé Pierre, les gens qui me connaissent bien savent que c’était du cinéma (nécessaire, et même indispensable, pour sauver et redorer la cause des Putes). D’ailleurs, attention! J’ai dit “que je n’avais pas voulu lui faire du mal et que je lui demandais pardon de l’avoir cité”, c’est tout. Je ne me suis en aucun cas rétractée.»1
«Avec sa patience, sa connaissance du corps, elle était devenue comme une thérapeute»
Elle recevait même des clients dont personne ne voulait. «Il y a des pages merveilleuses dans ses écrits sur ces ouvriers qui venaient du Maghreb, qui se retrouvaient sans femme pendant des années, décrit Sonia Verstappen. Elle se disait: “Si moi je ne le fais pas, où ils vont aller, qui va les toucher?”»
Grisélidis dit que la prostitution est un art, un humanisme et une science. Un art «parce que nous sommes de grandes comédiennes, explique Sonia Verstappen, c’est un art de rendre ces hommes heureux, d’entrer dans leur monde. Une bonne pute c’est vraiment une grande artiste». Un humanisme et une science, parce qu’il «faut connaître le corps, savoir ce qu’on peut ou ne peut pas faire sans faire mal, appréhender la personne qu’on a en face de soi, être en confiance avec soi, se connaître, ne pas sortir du boulot un jour en ayant eu honte, et dépasser ses limites».
Une fois connue et reconnue –elle va même au siège des Nations unies le 1er octobre 1980 présenter avec «sœurs de révolution» un rapport qui accable le gouvernement français dans sa gestion de la prostitution–, des sexologues lui téléphonent pour lui envoyer des personnes. «Ils se rendaient compte que leur patient avait besoin d’aller avec une femme pour connaître la sexualité, dénouer certains blocages, déclare Sonia Verstappen. Avec sa patience, sa connaissance du corps, elle était devenue comme une thérapeute.»
Au printemps 2005, Grisélidis est en phase terminale de son cancer, elle ne nourrit via une perfusion depuis plus d’un mois. «Elle a passé une semaine à Paris, à se trimbaler avec sa perf, pour la réédition du Noir est une Couleur», raconte Igor. Quand il la retrouve en Suisse, à la sortie du train, il voit «un cadavre ambulant, elle arrivait à peine à marcher», lâche-t-il. Direction les soins palliatifs: «Même là, elle a reçu une journaliste qui réalisait un documentaire», précise-t-il. Elle décède quelques semaines plus tard. Écrivaine, peintre, prostituée, et toujours aussi révoltée.
1 — En 2005, l’Abbé Pierre publie un ouvrage avec le sociologue Frédéric Lenoir, Mon Dieu, pourquoi?. Il y confie avoir eu des relations occasionnelles, sans faire une référence aux prostituées ou à Grisélidis. Il écrit que consacrer sa vie à Dieu «n’enlève rien à la force du désir, et il m’est arrivé d’y céder de manière passagère. Mais je n’ai jamais eu de liaison régulière car je n’ai pas laissé le désir sexuel prendre racine. [...] J'ai donc connu l'expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction». Retourner à l'article