De leurs études à la fin de leur carrière, les soignants accompagnent leurs patients, parfois jusqu'au dernier souffle. Bien que la mort fasse souvent partie de leur choix professionnel, personne ne s'y habitue jamais. Beaucoup de personnels soignants se retrouvent seuls face à cet événement. Cette charge s'est accrue depuis la crise du Covid-19 et l'augmentation de décès dans des conditions pénibles.
Les suicides de cinq internes en médecine, survenus au début de cette année, sont le signal le plus grave de leur épuisement, sans oublier les nombreux personnels en grande détresse psychologique. Comment les soignants et les soignantes voient la mort dans leur vie professionnelle? Qui prend soin d'eux quand elle leur est trop insupportable?
«Je me souviens de la première fois où j'ai vu un mort. C'était à Jérusalem et c'était une femme.» Avant d'être rabbin, Delphine Horvilleur se destinait à une carrière dans la médecine. Elle raconte dans Vivre avec nos morts sa première rencontre avec une défunte lors d'un cours d'anatomie.
«À l'extrémité de la main de cette femme qui avait donné son corps à la science, les ongles limés, qui après la mort avaient sans doute continué à pousser, étaient couverts d'un élégant vernis rose. […] Cette vision m'a bouleversée. Je crois que me sautait alors au visage une indicible réalité, une évidence, certes, mais que nous autres, étudiants en médecine, refusions d'énoncer: chacun des corps disséqués racontait une vie d'homme ou de femme, faite de profondeur et de superficialité, du choix éventuellement formulé en une seule et même journée, de contribuer à la science et de se peindre les ongles.»
Le premier décès, une épreuve à surmonter
Beaucoup de soignantes ont été marquées par leur premier décès dans le cadre de leur travail. Ce fut le cas de Céline. «Je discutais souvent avec un patient qui n'avait pas de famille. Un matin, pendant ses soins, il me dit qu'il m'a commandé un pull. Je le remercie puis je lui apporte son plateau repas du midi. Il me demande de le laisser dans son lit pour manger. J'avais appris que pour le bien-être du patient, il faut éviter qu'il reste alité toute la journée si c'est possible, donc j'ai un peu insisté. Il a finalement accepté, et je repars. Cinq minutes plus tard, son voisin de chambre sonne et me dit que l'homme ne lui répond plus. Je comprends tout de suite. Il est mort d'un arrêt cardiaque. En faisant l'inventaire de ses affaires, il y avait le pull encore emballé avec un papier marqué à mon prénom. Je l'ai gardé longtemps. J'ai beaucoup pleuré et culpabilisé pendant des années.»
«Je sais que je ne pourrais pas être confrontée à la mort tous les jours.»
Céline a pu compter sur le soutien de ses collègues et de ses parents. «J'étais trop jeune pour affronter la mort d'un patient. Je pense que pendant la formation d'aide-soignante, le sujet devrait être plus abordé.» Toutefois, elle ne compte pas s'endurcir, mais apprendre à faire avec. «J'ai voulu faire ce métier car j'aime ce côté relationnel avec les patients, on s'attache forcément un peu. Depuis ce premier décès, j'arrive à bien gérer la situation quand elle se présente. Je suis triste, mais cela ne me bloque pas. Par contre, je n'ai jamais travaillé dans un service de soins palliatifs ou d'oncologie, car je sais que je ne pourrais pas être confrontée à la mort tous les jours.»
D'autres, comme Jacques, ont dû se confronter à des conflits de valeurs. «Je suis kinésithérapeute depuis presque vingt ans. J'ai arrêté d'exercer en libéral après le décès d'un patient lourd. Ma première réaction a été de calculer le manque à gagner sur la semaine. Je me suis dit que je n'avais pas fait ces études pour ça, et je suis parti exercer en tant que salarié. Dans ce cadre, nous sommes souvent polyvalents et accompagnés d'équipes mobiles spécialisées pour discuter des soins palliatifs à prodiguer. Ce n'est donc pas, à mon sens, la mort qui est complexe à gérer, mais respecter les choix du patient dans sa fin de vie.»
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Une réponse personnalisée
Anne-Sophie est infirmière en réanimation et a poussé sa réflexion à travers un doctorat en éthique. «Arriver à faire la différence auprès du patient et de ses proches est ce qui donne du sens à notre métier. Je suis très intéressée par les extrêmes de la vie, la vulnérabilité partagée, c'est sûrement ce qui m'a poussé à travailler dans ce service. Je n'aime pas quand je ne peux pas assez soulager les patients, notamment quand la charge de travail est trop importante.»
Son travail de thèse l'a conduite dans différents hôpitaux pour questionner l'éthique du care via le rôle spécifique des infirmièr·es. «Apporter notre point de vue, ainsi que celui de chaque personne de l'équipe soignante, permet de prendre une décision personnalisée face à une fin de vie, et pas juste une réponse algorithmique de balance bénéfices-risque.»
Comme toutes les personnes ayant témoigné pour cet article, elle pense que la gestion des décès doit se faire au sein de l'équipe soignante, et non pas reposer sur la médecine du travail. «Certains collègues ont créé un groupe WhatsApp pour se soutenir. Mais jamais je ne ressens le besoin de voir le psychologue au travail après un événement difficile, pour moi, ce n'est pas son rôle.» La communication est la clé pour créer un environnement de travail sain et efficace, «soigner le système».
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Le personnel soignant est bien souvent en première ligne face à la mort et doit développer des stratégies individuelles et collectives afin de ne pas être écrasé par ces décès jamais anodins. Mais malgré sa difficulté, l'attractivité pour le métier d'infirmièr·e résiste à la crise. Il peut apparaître comme l'antithèse des «bullshit jobs» dénoncés par l'anthropologue David Graeber, même si les choix politiques des dernières décennies n'épargnent pas les soignant·es. Verra-t-on une prochaine revalorisation des salaires, promise lors du Ségur de la santé? Elle n'atténuera pas le poids de la mort, mais rétribuera ces métiers cruciaux à une plus juste valeur.