La vie a donc repris. Le boulot, les copains, le sport, les teufs et, de temps en temps, les coups de fil de la police ou de l'ODPP (Office of the Director of Public Prosecutions), comme des petites piqûres de rappel qu'il t'est arrivé une sacrée merde pas plus tard qu'il y a quelques semaines.
J'ai découvert le système australien, qui ne fonctionne pas exactement de la même manière qu'en France.
Le premier point de contact que j'ai eu, c'est évidemment Brendon, le détective, qui fait partie de la NSW Police force. C'est lui qui est allé arrêter le mec (que j'appellerai dans le reste du récit le Mexicain, mais je ne sais plus exactement à quel moment on m'a dit qu'il était Mexicain) vers 9 heures le 30 mars 2018, et qui s'est occupé de tout le travail d'investigation. Il a placé le Mexicain en détention provisoire, avant de le libérer sous caution (j'en ignore le montant). Et il lui a confisqué son passeport pour éviter qu'il ne quitte le pays.
Détail essentiel, les poursuites judiciaires dont je parle ici relèvent du droit pénal et non du droit civil. En droit pénal, on confronte l'accusé et la société avec l'objectif de punir une infraction, par exemple avec de la prison. Le droit civil de son côté est un droit privé qui organise les relations entre personnes physiques et morales, où il n'y a pas de peine à prononcer contre l'accusé. En d'autres termes, un procès au pénal permet, si le Mexicain est reconnu coupable de viol, de le punir, par exemple en le mettant en prison. Un procès au civil permet de réparer le préjudice subi, généralement par le versement d'une somme d'argent. Je ne parlerai ici que du procès pénal. Un procès civil n'est pas, pour le moment tout du moins, à l'ordre du jour.
Deux systèmes
Reprenons. Une fois que le Mexicain a été arrêté et que la police a commencé son travail d'investigation, c'est l'ODPP qui a pris le relais. L'Office of the Director of Public Prosecutions est une autorité indépendante en charge de toutes les poursuites judiciaires pour l'État du NSW, la Nouvelle-Galles du Sud. Comme indiqué sur leur site: «We provide the people of NSW with an independent, just and efficient prosecution service.»
Au moment où l'ODPP s'est saisi de l'affaire, j'ai reçu un coup de téléphone d'Adrian, qui est un sollicitor à l'ODPP. Son rôle est de faire en sorte que les poursuites pénales soient menées de la manière la plus efficace possible. Il est le point de contact entre la personne accusée, ses avocats, la police, l'avocat général et moi. Son rôle est, entre autres, de briefer l'avocat général qui représentera la société au moment du procès.
Fin mai 2018, j'ai donc Adrian au téléphone. Comme toutes les personnes qui s'occupent de cette affaire, il est très prévenant et commence par me demander comment je vais. Après s'être assuré que j'étais toujours d'accord pour continuer les poursuites judiciaires, il m'explique dans les grandes lignes le process. Le Mexicain va d'abord être présenté à une Local Court au cours de ce qu'ils appellent un committal process. Pendant ce committal process, l'ODPP examine toutes les preuves qui ont été envoyées par la police et s'assure que ces preuves appuient les charges qui ont été retenues contre l'accusé. Puis l'accusé doit choisir entre plaider coupable ou non coupable. S'il plaide coupable, le Mexicain part directement en District Court pour le sentencing (la condamnation) et il aura une peine réduite de 50%. S'il plaide non coupable, il part aussi en District Court, mais pour le trial (le procès).
Adrian me rappelle courant juin 2018 : «Hey, j'ai une requête pour toi, qui est assez inhabituelle, en tous cas à ce stade du procès. Les avocats du Mexicain voudraient te parler. Ils n'ont pas le droit de te contacter en direct donc ils m'ont demandé de te demander si tu acceptais de les rencontrer.»
Donc là, j'ai demandé à Adrian s'il savait pourquoi les avocats voulaient s'entretenir avec moi. Il a fait semblant de ne pas savoir. J'ai insisté, en lui disant: «Tu comprends bien que c'est la première fois que je suis victime d'un viol, donc j'ai aucune idée de ce qu'il faut que je fasse et si j'ai un intérêt à rencontrer les avocats du Mexicain.» Il m'a répondu: «Je ne sais pas pourquoi ils veulent te voir, je te transmets juste la requête.» Typiquement australien ça, de faire semblant de ne pas savoir ce qui se passe et d'appliquer les règles à la lettre, surtout ne pas se mouiller.
«Le système ne me considère pas comme une victime mais comme une témoin d'un crime commis contre la société.»
Quand j'ai demandé des avis autour de moi, tout le monde s'est accordé sur le fait que je faisais ce que je voulais mais que quoi qu'il arrive, si je décidais d'accepter de les rencontrer, je me ferais accompagner d'un avocat moi aussi. J'ai finalement décidé de ne pas donner suite à cette requête, puisque rien ne m'y obligeait. Je me doutais que les avocats allaient me proposer un deal pour que je retire ma plainte. Je ne voulais même pas en entendre parler. C'est pas parce que le mec est friqué qu'il va s'en sortir comme ça. J'ai rappelé Adrian et je lui ai dit non.
Quelques temps plus tard, courant juillet, je reçois la confirmation via Adrian que le committal process a eu lieu. Brendon le détective a présenté le brief avec tous les éléments du dossier. Les charges ont été examinées. Le Mexicain a décidé de plaider non coupable, ce qui signifie qu'un procès en District Court aura bien lieu. La date n'est pas encore fixée.
Une autre différence avec la France, au niveau du droit pénal, c'est qu'en Australie je n'ai pas besoin de me trouver un avocat. Plus précisément, le système australien ne me considère pas comme une victime mais comme une témoin d'un crime qui a été commis contre la société. Et à ce titre, je n'ai donc pas besoin d'avocat. Mes avocats, ce sont en quelques sortes les détectives, qui s'occupent de rassembler les preuves et de mener l'enquête, et le crown prosecutor, littéralement «procureur de la Couronne», qui est l'équivalent de l'avocat général en France, et dont le rôle est de défendre les intérêts de la société.
«The case is solid»
J'ai également en tête quelques coups de téléphone marquants avec Brendon le détective. Il m'appelait régulièrement pour checker que j'allais bien, me donner des news du dossier et re-confirmer que j'étais toujours ok pour poursuivre le Mexicain. C'est lors d'un de ces coups de fil, courant avril 2018, qu'il m'a appris que ce dernier était en fait le frère de Luis. Son frère.
«His brother?» «Yes.» «Okay.»
Ça m'a encore plus dégoûtée et donné envie de leur gerber dessus. Non mais ça va pas bien les mecs?
Quelques temps plus tard, nouveau coup de fil de Brendon pour me poser je ne sais plus quelle question. J'en ai profité pour lui demander s'ils avaient reçu les résultats ADN, et il m'a répondu: «Oui on les a reçus, et c'est bon il y a bien un match avec le second Mexicain.» «It's good news.» Mine de rien, ça m'a enlevé un poids de savoir que l'analyse ADN prouvait le rapport sexuel avec le second Mexicain. Merci, j'ai pas rêvé bordel!
Un peu plus tard, au détour d'une conversation avec Adrian, le solicitor de l'ODPP, je lui parle des résultats ADN. Il bugue et me demande comment je suis au courant. Je lui réponds que c'est Brendon qui me l'a dit. Il me répond que normalement, je ne suis pas censée être au courant des éléments de l'enquête, ce qui m'a un peu choquée.
Point numéro un, j'ai fait des analyses ADN, c'est mon corps, mes cellules qui ont été prélevées, j'ai quand même le droit d'avoir les résultats.
Point numéro deux, depuis le début de cette histoire, je me suis toujours dit que j'irai jusqu'au bout du procès à condition d'avoir suffisamment de preuves pour que ce ne soit pas uniquement parole contre parole. Parce que si c'est pour aller au casse-pipe, merci mais non merci. Les statistiques sur le nombre de viols qui aboutissent à une condamnation sont scandaleusement basses de base (en France, on estime que 0,9% des viols donnent lieu à une condamnation aux assises), donc je ne vais pas prendre le risque de voir un mec se faire acquitter sous mes yeux sous prétexte qu'on n'a pas assez de preuves. C'est déjà assez difficile de se reconstruire, donc si on peut s'éviter un mauvais moment au tribunal, c'est pas plus mal.
«Pour moi, je suis tombée dans un piège et Luis est 100% complice du viol commis par son frère.»
Donc depuis le début, je m'étais dit que si pour une raison ou pour une autre le test ADN n'a pas fonctionné, tant pis je lâcherai l'affaire. Ce serait trop dur de subir un procès parole contre parole et sûrement un acquittement. En revanche, si l'ADN prouve le rapport sexuel avec le second Mexicain, et qu'en plus on montre le message dans lequel Luis essaie de me faire croire que c'était bien lui, on a quand même la preuve qu'il y a bien un problème au niveau du consentement. Et en ayant ces deux indices, bien entendu que je suis d'accord pour continuer les poursuites.
Et du coup je trouvais ça un peu gonflé de la part d'Adrian de ne pas vouloir me donner les résultats ADN jusqu'au procès. Genre c'est la surprise. Bon, au final j'avais déjà ma réponse grâce à la boulette de Brendon, donc j'ai pas moufté. Mais autrement je pense que j'aurais dit à Adrian, soit tu me donnes les résultats ADN, soit je prends mon baluchon et je quitte l'aventure.
En août 2018, je reçois la confirmation que le Mexicain plaide non coupable et que la date du procès en District Court est fixée au 11 juin 2019. Je me souviens d'avoir eu Brendon au téléphone et de lui demander, au vu des preuves que l'on a qui sont à mon sens accablantes (les résultats ADN + le Whatsapp de Luis qui me ment et qui n'est pas cohérent avec les résultats ADN), comment c'est possible que le mec ose plaider non coupable. Et il me répond que dans les affaires d'agression sexuelle, c'est ultra rare que les mecs inculpés plaident coupable, ça n'arrive quasiment jamais. Il me dit de ne pas m'inquiéter, que l'affaire suit son cours, et que le «case is solid».
Rétention (nécessaire) d'informations
Octobre 2018, je contacte Adrian de l'ODPP parce que j'ai une question à lui poser. Il me propose de venir dans leurs locaux pour que l'on se rencontre et que je rencontre également Iman, qui est la personne en charge de soutenir les victimes. J'accepte et me rends dans leurs bureaux.
La question qui me turlupine est la suivante: pourquoi a-t-on inculpé «seulement» le deuxième Mexicain? Pour moi, il est clair que je suis tombée dans un piège et que Luis est 100% complice du viol commis par son frère. La preuve, il me ment par Whatsapp alors qu'il ne peut pas ne pas savoir que son frère vient de me violer. Je ne sais pas à quel degré il est impliqué, de qui vient l'idée, ou même si le second s'est glissé dans la chambre sans que Luis le sache. Mais dans tous les cas, au minimum, le mec tente de dissimuler ce que son frère a fait, puisque je les ai vu discuter à la porte de la chambre et qu'il me soutient ensuite mordicus que c'était lui avec moi dans le lit.
Je pose donc cette question à Adrian. Ce dernier m'explique que l'ODPP se base sur le brief fourni par la police pour poursuivre (ou non) les personnes inculpées. Dans mon cas, la police n'a arrêté que le second Mexicain. Et donc si je veux que Luis soit également arrêté, je dois aller voir Brendon et lui poser la question. C'est en quelque sorte Brendon le point de départ de la procédure.
Je remercie donc et appelle Brendon dans la foulée pour lui demander si je peux passer au commissariat dans les prochains jours.
Je précise que je connais le prénom du second Mexicain, il m'a été donné dès qu'il a été arrêté. Je refuse de lui donner un prénom. Pour moi, ce mec c'est juste la grosse purge qui m'a baisée pendant que je dormais, je ne le connais ni d'Ève ni d'Adam, je ne lui ai jamais parlé, je n'ai même jamais vu son visage, j'ai juste senti son corps dégueulasse sur le mien. Luis, je l'appelle Luis et pas le premier Mexicain, parce que je sais qui c'est, j'ai son visage en tête, et même si c'est un bel enfoiré, je connaissais son prénom avant que la nuit ne dérape, donc ça ne me dérange pas de lui donner un nom. Même au cours du procès, quand je témoignais, j'utilisais «Luis» et «le second Mexicain», ou «l'Autre». Jamais je n'ai prononcé son nom, ça me file des haut-le-cœur.
«La culpabilité d'avoir contribué à mettre ton frère en prison, c'est quand même déjà une sacrée punition.»
Mi-octobre 2018. Me voici au commissariat avec Brendon. Je lui explique mon problème, je ne peux pas comprendre que Luis n'ait pas été arrêté alors que ça crève les yeux que le mec, s'il n'est pas complice, a au moins essayé de camoufler ce que son frère a fait. Il me répond que oui, en effet ça crève les yeux, mais d'un point de vue judiciaire, on n'a rien pour prouver qu'il savait. On ne peut pas prouver qu'il savait ce que son frère venait de te faire. C'est du bon sens, on est bien d'accord, mais c'est impossible à prouver. C'est pour ça qu'on ne l'a pas arrêté.
Je comprends que ça ne sert à rien d'insister. Et je comprends aussi son point de vue. C'est mathématique. On a des preuves, on arrête. On n'en a pas, on n'arrête pas. De toute façon, c'est déjà bien que le second Mexicain ait été arrêté. Je pense que Luis ne doit vraiment pas faire le malin à l'idée que son propre frère fasse potentiellement de la taule, et qu'il doit forcément se sentir un minimum coupable de la merde dans laquelle il se trouve maintenant. Et la culpabilité d'avoir plus ou moins contribué à mettre ton frère en prison, c'est quand même déjà une sacrée punition.
Les mois qui ont suivi, j'ai progressivement appris à accepter de ne pas avoir tous les éléments en main. D'un côté, Brendon et Adrian étaient mes seuls points de contact, et d'un autre ils faisaient de la rétention d'informations au sujet de l'enquête. Ça me rendait furieuse, et surtout ça m'angoissait de ne rien savoir. Ils me disaient: «The case is very strong, no worries.» Et moi je me disais: «Oui le case est hyper solide, mais c'est pas une raison pour arriver au tribunal comme des touristes.» Le Mexicain n'a strictement rien à perdre, il va arriver avec une armée d'avocats et si on n'est pas prêts on va se faire dépouiller! Je vais pas au procès pour me prendre un acquittement dans la gueule. Et par conséquent, j'envoyais des mails à Brendon en lui demandant: «As-tu fait ça, peux-tu demander les enregistrements CCTV de tel bar, peux-tu faire ci, et ça?»
Ce n'est qu'au moment du procès que j'ai découvert l'ampleur du boulot effectué par l'équipe de Brendon. C'est juste qu'il ne me disait rien, parce qu'encore une fois, je suis considérée comme une témoin d'un crime commis contre la société. Donc on veut que je me focus sur mon témoignage, que ce témoignage soit le plus «brut» possible et éviter qu'il soit influencé par le travail d'investigation qui se fait en parallèle.
Ce qui maintenant me paraît logique (exception faite de la rétention d'information concernant l'ADN). Mais sur le moment, ne pas avoir accès aux éléments de l'enquête me rendait complètement timbrée et, surtout, hyper angoissée. Et ce d'autant plus que, dans l'hypothèse où le Mexicain était acquitté à la fin du procès, je n'avais aucun moyen de faire appel. C'est un one-shot.
Les faits, rien que les faits
Une autre différence entre les systèmes judiciaires australien et français que j'ai découverte en discutant avec Brendon, et qui m'a rassurée, c'est que dans les affaires de sexual assault, en Australie, les avocats de l'accusé n'ont pas le droit de parler du passif de la victime. Je n'aurais pas spécialement stressé à l'idée que la défense fouille dans ma vie, parce que je ne vois pas ce qu'ils auraient pu y trouver de très croustillant (quoique, c'est leur job, donc on sait jamais). Mais j'aurais trouvé ça pour le moins désagréable qu'on me demande des justifications sur le fait que je sois allée chez un mec alors que je l'avais rencontré le soir même en boîte. Même si, on est d'accord, ça aurait été hors sujet. Simplement hors sujet.
Donc non, en Australie, on ne parle QUE des faits. De ce qu'il s'est passé la nuit du viol. Le reste, on s'en tape. Si jamais un avocat dérape, il se fait directement recadrer par le juge.
Alors qu'en France, c'est une autre histoire. D'ailleurs, au moment où Brendon m'a expliqué ce point, j'étais justement en train de suivre attentivement l'affaire de la Canadienne qui a été violée par deux flics de la BRI en avril 2014. Et le contraste est saisissant. Première instance en juillet 2016, les mecs ont été acquittés. Appel en janvier 2019, les mecs ont été condamnés, mais à quel prix? La victime s'est fait rouler dessus par la défense, littéralement.
Les articles sur le sujet expliquaient que c'était presque plus le procès de la victime que celui des accusés. Son passé, ses fréquentations, ses addictions, sa personnalité ont été disséquées. Alors qu'il y a finalement assez peu de questions auxquelles il faut répondre pour établir si un viol est constitué ou non, et qu'elles n'ont aucun lien avec le passé de la victime. En fait, il y en a deux. Y a-t-il eu acte sexuel, oui ou non ? Si oui, cet acte sexuel était-il consenti, oui ou non ? Le reste, tout le reste, on s'en cale.
Comme l'a superbement énoncé Philippe Courroye lors de ses réquisitions dans le procès des deux policiers de la BRI accusés du viol de la touriste canadienne : «On nous dit “c'est une traînée”, on ne nous le dit pas comme ça mais c'est l'idée. C'est sa vie, c'est sa liberté, on ne peut rien en tirer. C'est hors sujet.»
Et donc ce qui est hors sujet devrait être censuré des tribunaux. Comme en Australie. On devrait rester focus sur les éléments qui permettent de prouver que le viol a eu lieu (ou non) au lieu de laisser les avocats détourner l'attention générale sur le passé des victimes. Parce qu'on n'est pas dans Voici ni Closer, on est au tribunal.
Illustration: Cécile Bidault