En septembre dernier, j'ai reçu un mail d'une jeune femme que je ne connaissais pas. Elle me disait très simplement qu'elle avait été victime d'un viol, que l'agresseur était en prison et qu'elle avait écrit un texte sur cette histoire. Le document était joint, il s'intitulait Récit et quand je l'ai ouvert, j'ai découvert qu'il faisait 67 pages. C'était un long récit. J'ai sans doute soupiré.
J'ai décidé de jeter un coup d'œil à la première page, histoire de vérifier si c'était écrit en police 8 ou 24. J'ai lu douze pages d'affilée, sans reprendre mon souffle. Cette fille était devenue mon amie, elle me racontait son histoire, on était déjà passé du rire aux larmes au rire.
Une évidence s'imposait: il fallait que tout le monde lise ce texte. Pour ce qu'elle disait et pour sa manière de le dire. C'est brut et naturel. Je sais que beaucoup de femmes se reconnaîtront dedans –et elle explique comme rarement le processus du traumatisme, le passage du «ça va, je gère» à «ça va pas du tout».
Ce texte raconte également quelque chose d'absolument neuf: c'est quoi un viol après #MeToo? Comment on gère quand on est hyper documentée sur le sujet? Est-ce que ça change quelque chose d'avoir lu des tonnes d'articles et de témoignages? (Clairement, ici, oui.)
Et puis, elle apporte un regard neuf sur le sujet pour une raison simple: le viol a eu lieu en Australie. C'est donc l'occasion de comparer les systèmes français et australiens.
Alors qu'on nous présente souvent les lois comme des rochers qu'on ne pourrait pas déplacer d'un millimètre, que dans les cas de viols on nous répond «parole contre parole» et «présomption d'innocence» donc «affaire classée», j'ai découvert que l'Australie envisageait les choses de manière radicalement différente. Par exemple, pendant le procès, on ne parle pas du passé de la victime, on n'évoque pas sa vie sexuelle, elle n'a même pas d'avocat, son avocat c'est l'avocat général. Elle témoigne du crime, c'est tout. Il existe donc d'autres manières de juger les violences sexuelles, et certaines ont l'air nettement plus efficaces que les nôtres.
Ce témoignage est précieux parce qu'elle raconte ce que ça fait d'être entendue, crue et comprise par le système judiciaire et qu'en même temps, elle décrit l'ambivalence des sentiments quand le coupable part en prison. Lisez-la.
Titiou Lecoq
N. B.: L'autrice a créé une adresse mail pour celles et ceux qui souhaiteraient lui écrire, c'est [email protected]
J'ai 31 ans, je suis française et j'habite à Sydney. Je me suis fait violer le 30 mars 2018. Je suis allée chez les flics. Le mec a été arrêté. J'ai décidé de le poursuivre en justice. Le mec a été reconnu coupable de viol par un jury de douze personnes le 14 juin 2019, et condamné à trois années de prison (dont dix-huit mois de peine de sûreté) le 1er août.
J'ai décidé de raconter mon histoire pour différentes raisons.
Premièrement, très égoïstement, ça me fait du bien d'écrire. De sortir cette histoire, d'une manière ou d'une autre. Je ne sais plus où j'ai lu que chacun doit réussir à transformer ses traumatismes en histoires, en souvenirs, pour être capable d'y repenser sans nécessairement souffrir. J'ai écrit ces pages au fur et à mesure. Le récit du viol, bien avant que le procès n'ait lieu. Pour me débarrasser de cette histoire sordide. Le récit du tribunal, récemment, au cours des deux mois de break que je me suis accordés pour me remettre de ces quinze mois de larmes, d'idées noires, de colère et d'angoisse.
Mais surtout, j'écris parce que j'ai envie de témoigner. J'écris parce que j'en ai marre de lire que «seulement» (je cherche un autre adjectif pour dire seulement puissance 10.000, mais je ne trouve pas), «seulement» 0,9% (zéro virgule neuf pour cent) des viols font l'objet d'une condamnation aux assises. J'écris parce que j'avais moi-même lu des témoignages de filles victimes de viol, des articles en veux-tu en voilà sur #MeToo, la définition d'un viol, la définition du consentement, l'intérêt d'aller chez les flics, pourquoi c'est difficile de prouver le non-consentement et de faire condamner les agresseurs, pourquoi c'est difficile de parler, etc.
J'ai lu tous ces témoignages et tous ces articles, non parce que je pensais que ça pouvait m'arriver, mais parce que ça m'intéressait, qu'on était en plein mouvement #MeToo (l'affaire Harvey Weinstein avait éclaté six mois avant), que la parole se libérait de tous les côtés, et qu'en tant que meuf, je me sentais concernée. Tout en me disant que jamais ce genre de trucs ne pourrait m'arriver. Et comme en parallèle j'avais pas grand chose à foutre au boulot, j'en ai lu un paquet, de ces articles et de ces témoignages. Ils ont joué un rôle décisif dans ma manière de gérer mon viol, la nuit même où c'est arrivé.
«Tout était crystal-clear»
Au matin du 30 mars 2018, quand j'ai réalisé que je venais de me faire violer par un espèce de gros crevard, il y a deux sentiments qui ont envahi mon cerveau. D'abord la stupeur. Pas moi. Sérieux, pas moi. Comment j'ai pu tomber dans ce piège de merde? Je chope une fois tous les 36 du mois, je ne suis pas vraiment du style à suivre le premier mec louche que je rencontre dans la rue, ni à me mettre dans des situations risquées de manière générale. Comment c'est possible que ça me soit arrivé. Putain de bordel de merde, je me suis fait violer, comme toutes les meufs dont j'ai lu les témoignages il n'y a pas si longtemps que ça. Merde, merde, merde.
Et puis, quelques secondes plus tard, cet état de stupeur a été supplanté (au moins pour quelques temps) par une lucidité et une clairvoyance dont je suis moi-même la première ébahie avec le recul. Tout était crystal-clear dans mon esprit, comme on dit en Australie. Mon cerveau m'envoyait des phrases très courtes mais très claires. Je me suis fait violer. Il faut que je quitte cet appartement. Il faut que j'aille chez les flics. Les mots «viol» et «police» clignotaient dans ma tête en énorme. C'était très clair. J'avais lu trop d'articles qui expliquaient noir sur blanc la définition du viol. Une pénétration de quoi que ce soit, non consentie.
J'avais lu trop de témoignages de nanas qui ne vont pas chez les flics dans la foulée, ou qui n'y vont pas tout court, et qui en chient ensuite (celles qui y vont en chient aussi, c'est pas un concours, mais à mon sens c'est quand même soulageant de balancer son histoire avant qu'elle pourrisse en toi). J'avais lu trop d'articles qui expliquaient comme c'est essentiel d'aller chez les flics, le plus vite possible. N'attendez pas, allez-y direct, ne vous douchez pas. Et donc je me suis laissée porter par ce que mon cerveau m'ordonnait de faire. Je suis allée chez les flics. Je leur ai tout raconté.
Ça m'a fait du bien.
Ça m'a fait du bien de vomir cette histoire, ça m'a fait du bien d'avoir des flics à l'écoute à 4 heures du matin, ça m'a fait du bien de me laisser porter du commissariat à l'hosto, ça m'a fait du bien de voir une médecin, ça m'a fait du bien d'être auscultée. Ça m'a fait du bien, grosso modo, de suivre un process et de me laisser guider, ça m'a fait du bien de recevoir un coup de fil le lendemain pour me prévenir que le mec avait été arrêté, ça m'a fait du bien de dire «oui, je porte plainte».
«Si j'ai une discussion avec quelqu'un qui n'est pas au courant, c'est con, mais j'ai l'impression de lui mentir par omission.»
Je ne dis pas que la suite a été un long fleuve tranquille. Mais parfois, je pense au carnage que ça aurait été si j'étais directement rentrée me coucher, de me réveiller le lendemain matin chez moi, toute seule, avec une boule monstrueuse dans le ventre. Je pense à toutes les personnes à qui ça a dû arriver, et à toutes celles à qui ça arrivera. Et je me dis qu'en allant directement chez les flics pour porter plainte, j'ai quand même plus ou moins limité la casse en termes de dégâts psychologiques. Et que si mon histoire permet à ne serait-ce qu'une personne, à l'avenir, d'avoir le courage de dénoncer le connard qui vient de l'agresser, et par là même d'amorcer le premier pas de sa reconstruction, ce sera déjà ça de gagné.
La dernière raison pour laquelle j'ai décidé de raconter mon histoire, c'est que malgré le mouvement de libération progressive de la parole des personnes victimes d'agressions sexuelles, ce genre de crime reste tabou. Moi-même, après être allée chez les flics, avoir porté plainte, être allée témoigner au tribunal, après que mon agresseur a finalement été reconnu coupable de viol, je me censure relativement souvent. Sans doute parce que je refuse que l'on appose sur moi le regard que la société en général appose sur les victimes de viol. Un regard qui juge, un regard qui a pitié. Par conséquent, une partie de mes proches et de ma famille est au courant. D'autres, non. C'est pas comme si je m'étais fait une rupture des ligaments croisés ou que je m'étais ramassée en trottinette, c'est un peu plus compliqué à gérer socialement.
Le fait que le viol soit tabou et qu'on n'en parle pas (ou au moins pas complètement) librement, c'est tout simplement douloureux. C'est douloureux parce qu'on est plus ou moins obligé de dresser des barrières invisibles entre les gens et soi-même. Si j'ai une discussion avec quelqu'un qui n'est pas au courant de ce que j'ai vécu au matin du 30 mars 2018, c'est con, mais j'ai l'impression de lui mentir par omission. Je sais très bien que le mec ou la nana en face ne peut pas comprendre qui je suis aujourd'hui, s'il lui manque cet élément. Ça a été un bouleversement tellement violent et tellement récent –à l'heure où j'écris ces lignes– que pour le moment, il fait toujours partie de moi. Et évidemment, c'est dans les moments où je censure délibérément cette histoire, par exemple avec des gens que je connais peu, qu'elle se remet à crépiter dans ma tête. Comme si quelqu'un avait soufflé sur des braises. C'est un peu la double peine. Non seulement c'est la galère de te reconstruire, mais en plus tu risques de te faire juger si t'en parles trop. Ça commence à faire beaucoup.
Je n'ai évidemment pas l'ambition de totalement briser le tabou du viol en écrivant mon histoire. Et d'ailleurs, je témoigne de manière anonyme. Je ne suis pas prête à donner mon nom, je veux juste clore cette histoire et passer au chapitre suivant. J'ai simplement envie de témoigner, d'apporter ma pierre à l'édifice, de contribuer à un changement progressif des mentalités, de montrer que oui, cette merde peut arriver à tout le monde, que c'est (difficile mais) possible de poursuivre son violeur en justice, qu'on s'en remet et qu'on a le droit voire le devoir d'en parler, pour qu'un jour peut-être, dans cinq, dix, vingt ou cinquante ans, les femmes victimes de viol puissent en parler librement, sans craindre d'être jugées par la société, mais qu'elles soient au contraire soutenues et accompagnées.
C'est pour toutes ces raisons que j'ai décidé de vous raconter mon histoire.
Un regard qui pétille
29 mars 2018. C'est l'histoire d'une chope, mais le walk of shame du lendemain s'est avéré un peu plus douloureux et compliqué que ce que je m'imaginais.
C'est l'histoire d'un jeudi soir, veille du long week-end de Pâques à Sydney. Il fait beau, il fait chaud, j'ai bossé de la maison toute la journée, j'ai calé mes calls et mes tableaux Excel entre un bain de mer, un run et quelques cafés et parties de Monopoly deal avec ma copine Audrey. C'est jeudi soir, le vendredi est férié, j'ai des (très) bons potes de passage à Sydney, et j'ai envie de dire que ça, c'est pas tous les jours. Je les rejoins donc avec d'autres potes chez Tio's, un bar trop cool où on a du popcorn gratos dès qu'on commande des bières ou des Margaritas. On est une petite dizaine, les discussions vont gaiement et les sujets de rigolade ne manquent pas, avec mes potes qui reviennent d'un voyage de noces prolongé de quelques mois. Bref, une soirée on ne peut plus ordinaire et sympathique: des bons copains, des bières et du popcorn, que demande le peuple?
Le bar ferme à minuit, et on décide d'aller danser un peu à la Soda Factory, qui est une boîte un peu marrante, où ça swingue un max. Déperdition légère mais raisonnable, la pote enceinte et son mari rentrent se coucher, mon pote de passage est en tongs donc il se fait refouler, moi je rentre in extremis parce que le videur trouve que mon short en jean et mes Puma, c'est limite, je négocie en rigolant et boum! Champagne, j'ai le droit de rentrer dans la Soda Factory. Un gros bisou à mes potes, on se retrouve demain les copains, et je me dirige vers le bar avec mes deux comparses de teuf, Pierre et Paul. Yeah baby.
«Je me dis: trop marrant, il a l'air vraiment ultra sympa, je suis bien contente d'être tombée sur lui.»
J'arrive, clairement j'ai déjà quelques pintes et autres Margaritas à mon actif, mais tout est très clair dans mon esprit, je n'ai aucun black-out, je me souviens de tout, très bien. Je me souviens du jeu de la carte bleue, qui est mon jeu préféré en teuf: on est x potes, on commande x verres, on donne nos x cartes bleues, et le serveur tire au sort la carte qui va servir à payer. J'adore ce jeu, j'y joue tout le temps, c'est fantastique, ça fait marrer tout le monde, même après plusieurs années à y jouer. Bref, on joue au jeu de la CB, je gagne! (Enfin je perds du coup, ça dépend du point de vue.) On prend nos whisky coca et on continue de rigoler, de danser, de délirer, et somme toute de kiffer la soirée.
Donc je suis au milieu de la Soda, Pierre à ma gauche et Paul à ma droite, je rigole bien, je danse, je parle, et là je vois apparaître devant moi un mec, et le premier truc qui me marque c'est qu'il a un smile jusqu'aux oreilles et le regard qui pétille. Il me fonce dessus, on commence à discuter et très rapidement à bien rigoler. Je me souviens de tout ce qu'il m'a raconté: il s'appelle Luis, il a le même âge que moi, 30 ans, il est arrivé à Sydney en janvier, il bosse dans un fonds d'investissement ou un truc du genre en finance, il fait des études en parallèle, et il habite à Bondi Beach, comme moi. On sort pour fumer des clopes, on discute, on revient, on danse, on discute, on fume des clopes, on danse, et à un moment on s'embrasse. Et je me dis: «Trop marrant, il a l'air vraiment ultra sympa, je suis bien contente d'être tombée sur lui.»
Et puis on se dit qu'on va rentrer, et comme on habite dans le même quartier, on se dit let's go, on va rentrer ensemble en Uber. Nickel. On arrive chez lui, il récupère les clefs de son appart dans un locker, je me souviens que ça me fait marrer, et on monte dans son appart, un appart plutôt cool avec un gros balcon. Je me mets sur le balcon et je reconnais la rue, j'habitais juste en face quelques années plus tôt.
Réveil et déclic
On continue à s'embrasser, à boire un peu d'eau, à discuter, à rigoler, à se faire des câlins, et de fil en aiguille on se retrouve dans son lit. On couche ensemble, et je me souviens me faire la réflexion qu'il est vraiment très chou, toujours avec ses yeux super pétillants et son sourire jusqu'aux oreilles, et qu'il me fait plein de bisous. Je me souviens qu'on a continué à discuter un peu ensuite, et qu'on parlait de kitesurf et de moto, et de mes vacances à Mexico de Noël dernier, que j'étais allée dans une teuf electro dans un bar qui s'appelle Le Normandy, et qu'il connaissait cet endroit. Je me souviens qu'il prend mon numéro et qu'il m'envoie un Whatsapp pour que j'ai le sien (ce qui ne fait aucun sens avec la suite de l'histoire). Je me souviens qu'il regarde ma photo sur Whatsapp, où je suis sur une grosse moto, et qu'il me dit que c'est trop marrant parce que lui aussi il a une moto, et je lui dis: «Non mais sur la photo c'est pas ma moto à moi hein!»
Je me souviens que je me dis: «Putain je sais pas ce que ça va donner cette histoire, mais ce mec est trop cool!» J'ai un bon feeling, et en plus c'est férié pendant quatre jours donc ce serait trop marrant qu'on se revoit pour bruncher, aller à la plage, se balader en scooter, ou boire des bières. Je me souviens que je me dis que «putain, j'ai passé une bête de soirée». Je me souviens que Luis me prend dans ses bras, et je m'endors contre lui, ravie de cette soirée et de l'avoir rencontré.
Je m'endors direct. De manière générale je n'ai aucun mal à m'endormir et là, après cette folle teuf, je m'endors vraiment en deux secondes. Je me réveille un peu plus tard –je ne saurais pas dire exactement combien de temps plus tard, mais après avoir tout reconstitué, je dirais environ une heure.
«Je ne comprends pas pourquoi il tourne la tête sur le côté alors qu'avant il me regardait avec ses yeux qui pétillaient.»
Quand je me réveille, le premier truc que je constate, c'est que je suis de nouveau en train de faire l'amour. Donc déjà, je me dis, c'est chelou, il aurait pu me réveiller avant de recommencer. Et puis je commence à me dire, putain mais c'est chelou, il y a un truc bizarre. Je réalise que le truc bizarre, c'est que je ne reconnais rien, et que tout me paraît très différent. J'ai l'impression de ne pas reconnaître les cheveux de Luis. Je ne comprends pas pourquoi il tourne la tête sur le côté alors qu'avant il me regardait avec ses yeux qui pétillaient et il me faisait des bisous avec son giga smile. Quand je lui parle en mode «What's going on?», il me répond vite fait mais je ne reconnais pas sa voix. Je réalise progressivement que peut-être, ce n'est tout simplement pas Luis, mais je cherche inconsciemment un détail concret, n'importe quoi qui me donne le déclic et permette à mon cerveau de totalement se réveiller.
Je pose mes mains sur ses épaules. Je hurle. Ses putains d'épaules sont poilues. Je suis sûre que celles de Luis n'avaient pas de poils, je l'aurais noté direct. Je hurle. «WHO ARE YOU ?!» Je le kicke. Je le dégage. Le mec se lève du lit et court vers la porte. Le mec s'enfuit quoi. Donc bah déjà j'ai envie d'dire… Voilà quoi. Je reste interdite sur le lit. En mode «oh putain, que vient-il de se passer?» Je reprends mes esprits quelques secondes, les premières secondes du reste de ma vie, même si je ne le réalise pas à ce moment là.
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L'épaule
Je me lève. Je me dirige vers la porte. J'entrouvre la porte et je vois deux mecs, d'à peu près la même corpulence, bruns, tous les deux en caleçons. Il y en a un de dos, et un qui regarde dans ma direction. Je hurle «Are you kidding me?!» d'une voix que j'ai du mal à reconnaître. Je referme la porte. Il faut que je me tire. Je récupère mes affaires, mon sac. Je suis tellement en panique que je suis incapable de retrouver ma culotte. On fera sans, j'enfile mon short et mon t-shirt. Luis rentre dans la chambre.
«– Bah qu'est ce que tu fais ?
– Je me casse, t'es qu'un enculé, je me casse!
– Bah pourquoi?
– Arrête de me prendre pour une débile, je me casse parce que je sais très bien que c'était pas toi dans le pieu avec moi il y trois minutes.
– Mais quoi? Pourquoi tu dis ça?
– Ferme-la, je sais très bien, c'était pas toi, et je vais chez les flics MAINTENANT!»
Le mec me laisse sortir de l'appart, et il me suit dans les escaliers, en continuant de dire qu'il comprend pas, que je suis folle. Je le coupe, je lui dis: «Ah merde j'ai oublié de checker le numéro de l'appart, il faudra que je le donne aux flics, attends deux secondes, je remonte.»
Je remonte. Il me laisse faire. Il me suit. (C'est lunaire.) Je regarde la unit, unit 3, ok c'est bon j'ai l'info que je cherchais, on peut redescendre! Il continue à me suivre dans la rue en mode «vraiment, je comprends pas». Ah ouais tu comprends pas gros fils de pute? Il joue tellement bien son rôle de mec qui ne comprend rien qu'il commence à me mettre le doute, je me dis: «Mais putain c'est moi qui suis folle, j'ai rêvé ce qu'il vient de se passer ou quoi?» Du coup, à un moment, je m'arrête, je me tourne vers lui et je lui dis: «Attends, je checke juste un truc». Je lui dis de s'approcher, je pose mes mains sur ses épaules. Des épaules toutes douces. Je le regarde bien droit dans ses yeux qui pétillent un peu moins qu'avant, et je l'insulte –mais je me souviens plus trop quelles insultes, en plus c'est relou d'insulter les gens en anglais, mon répertoire est vachement moins vaste.
Bref. Je suis sûre de moi à 400%. Je continue mon chemin. Luis finit par arrêter de me suivre, lui, son giga smile, et ses yeux qui pétillent encore un peu.
«Je lui raconte tout ce qui fait que cette soirée tout ce qu'il y a de plus chouette s'est transformée en tout ce qu'il y a de plus sordide, un viol.»
Là où j'ai vachement de chance, c'est que le commissariat est vraiment littéralement sur la route pour rentrer chez moi. Quand je raconte mon histoire, tout le monde est en mode «putain meuf t'as été tellement solide d'aller chez les keufs direct». Oui j'ai été solide. Mais si le mec avait habité ailleurs, s'il avait fallu que je chope un Uber, si j'avais été dans un quartier que je ne connaissais pas… je suis pas sûre que j'aurais eu la force de me motiver. Tu te retrouves dans un Uber, tout redescend, je pense que t'as juste envie de rentrer chez toi et de te doucher.
Après, si le mec n'avait pas habité à Bondi, pas sûre que je serais rentrée avec lui anyway. Bref, parenthèse refermée. Je marche vers le commissariat, et là je commence à pleurer. Il est 3 ou 4 heures, toutes mes copines dorment, mais je me dis: «Gisèle est à Bali, avec le décalage horaire elle va peut-être me répondre.» Je l'appelle, elle ne répond pas, je lui envoie un message pour lui dire ce qu'il vient de se passer, et elle me rappelle quand j'arrive au commissariat.
J'arrive au commissariat. Un flic m'accueille et me demande ce que je veux. Je lui dis: «Je me suis fait violer, est ce que je peux parler à une flic meuf?» Il me dit ok. Il revient deux minutes après, il me dit: «Je suis désolé, pour le moment il n'y a pas de fille. Mais si tu veux tu peux commencer à me raconter.» Et là en fait, je sors cash: «En fait je m'en fous, je m'en contre-cale, fille ou mec, c'est la même histoire, donc très bien allons-y.»
Appelons un chat un chat
Il me fait entrer dans une petite salle. Je lui raconte toute ma soirée. Tio's, la Soda, combien de verres, Luis, le giga smile, les yeux qui pétillent, les bières, la musique et puis, bien sûr, le pieu, le sexe, la couleur de la culotte, et tout ce qui fait que cette soirée tout ce qu'il y a de plus chouette s'est transformée en un truc, une merde, tout ce qu'il y a de plus sordide, un viol j'ai presque envie de vous dire, puisqu'on dit que c'est bien d'appeler un chat un chat et de poser les putains de mots. Même si personne n'a envie ni de les entendre, ni de les dire, moi je les hurle et je les écris en majuscules police 58. «Sorry I am going to be crude. [Go for it mon pote, maintenant que je suis là hein on va pas faire les mijorées.] Was his penis in your vagina?» Ah bah ouais ça je peux te le garantir mon grand. «Yes.»
Juste avant de commencer ma déposition, j'étais dans une petite salle, j'attendais le flic, et je reçois un Whatsapp de Luis, celui que j'ai rencontré dans la boîte donc. «Julie I didn't understand what you were saying. Hope to see you soon. I had a great night.»
Je lui réponds: «I know it wasn't you the last time. Then I opened the door and saw two guys. I perfectly know it was not you.»
Il me répond: «I don't understand. My friends were just arriving when I went to the bathroom.
«I don't know where you got the idea that it wasn't me. [J'avoue moi non plus je comprends pas d'où ça me vient cette drôle d'idée, c'est fou ça hein d'avoir autant d'imagination.]
«I hope to see you soon and have a great night.»
Ouiiiiii c'est ça, on s'appelle on se fait une bouffe! Mais CARRÉMENT. Enculé.
Inflexibilité policière
Bon, quand j'ai reçu ce message, j'étais tellement déboussolée et j'en revenais tellement pas moi-même d'être au commissariat, qu'il y a un moment où je me suis dit: «Putain mais si ça se trouve Luis il me dit la vérité, je me suis gourée, casse-toi, le flic est parti chercher un truc, sors de la salle, sors du commissariat, rentre chez toi, prends une douche, fous-toi sous ta couette et dors.» Et là, je me suis souvenue des poils sur les épaules, je me suis souvenue que le mec tournait la tête, je me suis souvenue qu'il est parti du lit en courant, je me suis souvenue que comme par hasard, j'ouvre la porte et je tombe sur deux mecs en caleçon.
Je me suis souvenue que c'étaient des gros bâtards et qu'ils m'avaient violée. [Enfin techniquement, c'est juste le deuxième qui m'a violée, vu qu'avec Luis j'étais complètement d'accord. Mais quand t'envoies un de tes potes –et dans ce cas-là, je le découvrirai par la suite, ton propre frère, c'est beau la famille– baiser la nana avec qui tu viens de coucher, en mode «vas-y c'est open bar elle dort comme un bébé», alors ok techniquement tu m'as pas violée, mais t'es quand même la pire des ordures, tu m'as tendu un piège, tu m'as prise pour un objet, t'es complice à 1.000%.]
Bref. Je me suis souvenue que j'avais toutes les raisons du monde d'être chez les flics en pleine nuit. Je me suis reprise. Je suis restée assise sur ma chaise au commissariat. Je vais les éclater. Je ne sais pas s'ils en sont à leur coup d'essai, mais alors ils savent pas sur qui ils sont tombés. Reposez-vous bien cette nuit les deux merdeux, parce que ça va chier mais alors comme jamais. J'espère au moins que vous avez pris votre pied en me baisant, parce que ce sera probablement la baise la plus chère de votre vie.
«En une nuit, je me suis réconciliée avec la totalité des flics d'Australie.»
Les heures suivantes, je me suis vue raconter toute l'histoire, en long en large et en travers, une dizaine de fois, au commissariat avec les flics, à l'hosto avec une médecin et une assistante sociale, re au commissariat avec un détective.
Je ne peux que saluer le professionnalisme et l'empathie de toutes les personnes qui se sont occupées de moi cette nuit-là. L'ironie veut qu'en bonne Française débarquée à Sydney quelques années auparavant, j'ai mis un certain temps à m'adapter à la non-flexibilité des flics et des lois australiennes sur certains sujets. Ton scooter est garé dix centimètres en dehors de la ligne du parking? Ça fera 250 dollars d'amende. Tu n'as pas ton permis avec toi? C'est 100 dollars. Tu traverses quand le petit bonhomme est rouge? C'est 90 dols. Tu n'as pas ton ID pour rentrer dans un bar? Tu ne rentres pas, même si tous tes potes rentrent et que c'est marqué sur leur ID qu'ils ont 30 ans bien tapés (et que moi-même, bon ce serait prendre peu de risques que de supposer que j'ai plus de 18 ans). Ici, quand t'es hors-la-loi, et je prends le mot hors-la-loi au sens vraiment très large, on te met une amende quatre à cinq fois supérieure à celle que t'aurais eu en France, et c'est strictement impossible de négocier quoi que ce soit.
Eh bien en une nuit, je me suis réconciliée avec la totalité des flics d'Australie. Ils étaient d'une gentillesse, d'une écoute et d'une empathie rares. Ils m'ont tous dit: «I am so sorry to hear what happened to you.» Ils m'amenaient de l'eau, des mouchoirs. Ils étaient hyper pro et savaient par exemple que je ne devais pas aller aux toilettes, parce que ça pourrait enlever des traces ADN et du coup fausser les résultats. (Sur ce point, détail technique, je sais maintenant qu'en fait tu peux aller aux toilettes en attendant l'examen pour te prélever l'ADN, il faut juste ne pas s'essuyer pour ne pas effacer les traces –j'espère pas que ça vous arrive un jour, mais dans le doute, vous êtes prévenu·es.)
Tout le monde est sorry
Ils m'ont emmenée à l'hôpital après avoir fait un crochet par chez moi pour que je récupère des fringues, parce qu'ils savaient que les habits que je portais seraient pris par la police scientifique. Arrivée à l'hosto (très bonne expérience d'arriver aux urgences escortée par deux flics, je peux vous garantir qu'on attend beaucoup moins), la standardiste me passe quelqu'un au téléphone: «Bonjour je m'appelle Micheline, je suis sur la route pour venir m'occuper de toi, peux-tu m'expliquer en trois phrases ce qu'il s'est passé?» Je lui explique: je me suis endormie dans les bras d'un mec, je me réveille dans les bras d'un autre. Elle me dit: «Ok, ne t'inquiète pas, j'arrive d'ici 25 minutes, je suis l'assistante sociale et je serai avec toi pendant toutes les analyses médicales, etc.»
Je remercie et je rends le téléphone à la standardiste, qui du coup avait entendu la conversation. Elle me regarde et elle me dit: «I am really sorry for what happened.» Et ça peut paraître bidon, mais tous les gens qui m'ont dit ça cette nuit-là avaient quand même l'air de vraiment y croire, qu'ils étaient sorry et que c'était vraiment pas cool. Et ça m'apaisait un peu.
L'assistante sociale arrive, la médecin arrive, je commence à me sentir sacrément mal, j'avais grosso modo pas dormi, je commençais à avoir la nausée, du coup je baillais tout le temps. Micheline l'assistante sociale m'amène un coca et un yaourt pour pas que je tombe dans les pommes. La médecin me demande de re-raconter l'histoire (et elle aussi, à la fin elle est really sorry), m'examine, fait les prélèvements ADN, fait son rapport. Quand tout est fini, je retrouve mes copains les flics –c'est de nouveaux flics, ceux de nuit sont partis. Il fait grand jour. Vendredi, à deux jours du Mercredi des Cendres. Le temps est bon, le ciel est bleu…
Ils m'emmènent dans un autre commissariat. Dans la voiture je commence à me sentir franchement mal. Je les préviens que je peux sauter de la voiture à tout moment pour vomir. Ils discutent avec moi. On parle de ce qu'il m'est arrivé, et on parle un peu de kitesurf, de pourquoi je suis venue habiter à Sydney. Du small talk, mais tu sens qu'ils ont envie de me changer un peu les idées.
J'arrive au commissariat, et ça y est je suis malade comme un chien. L'alcool qui redescend, le dégoût qui me remonte dans la gorge, le choc, je les vomis ces deux enculés, dans tous les sens du terme.
«Je continue à dégueuler tout ce que je peux, mon dégoût, ma colère et ma stupéfaction.»
Maintenant c'est Brendon qui s'occupe de moi, et lui aussi il est hyper sympa. Grand, blond, un peu le cliché du surfeur australien. À peu près mon âge, peut-être un peu plus âgé. Il est détective, carrément. Je rerererererereREraconte l'histoire. Je lui dis que quand je suis partie j'étais un peu en stress, et que j'ai oublié ma culotte dans la chambre. Du coup il me demande de quelle couleur elle est, c'est sympa comme icebreaker, et ça fera une preuve en plus.
Il voit bien que j'ai encore envie de vomir et que vraiment, je commence à m'écrouler. Il me dit: «On te ramène chez toi, tu dors, et je t'appelle cet aprèm pour que t'ailles faire ta déposition.» Deal. Ils me déposent chez moi. Je continue à dégueuler tout ce que je peux, mon dégoût, ma colère et ma stupéfaction.
Mon portable n'avait plus de batterie et s'était éteint un peu après être arrivée au premier commissariat. Donc j'avais juste eu le temps de prévenir ma copine Gisèle qui était à Bali. Comme elle n'arrivait plus à m'avoir ensuite, elle a prévenu ma copine Audrey, qui m'a appelée au moment même où je branchais mon téléphone et qui a débarqué direct pour s'occuper de moi. J'en reparlerai un peu plus tard, mais putain, quand il t'arrive une merde comme ça, tes potes tu les savoures. Je dis pas que je les savourais pas déjà avant. Mais là tu savoures puissance 10.000.
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La vie reprend
Je me suis enfin lavée et j'ai essayé de manger un morceau. Ça m'arrive parfois de vraiment pas être bien en lendemain de soirée, là en lendemain de viol c'était pas jojo non plus. J'ai réussi à avaler quelques pâtes au pesto, des compotes de pomme et du coca (le menu trois étoiles concocté avec amour par Audrey), j'ai pris trois Nurofen et je me suis couchée.
Quand je me suis réveillée quelques heures plus tard, j'avais personne sur moi en train de me baiser et ça, c'était plutôt agréable.
Brendon le détective m'a appelée à la fin de ma sieste. Il m'a dit deux trucs:
1. Tu vas aller à telle heure à la Police station, il y a un autre détective qui sera là pour prendre ta déposition.
Et 2. On a arrêté et charged, inculpé, le deuxième mec, celui qui t'a violée. Boum. La police australienne. Ils sont pas là pour rigoler. «Et il a dit quoi?» «Pour le moment il ne dit rien.»
Donc j'ai rejoint Audrey et Jules à la plage, je me suis baignée, je suis restée un peu avec eux, et puis Audrey m'a accompagnée à pied à la Police station, et elle m'a dit: «Viens dîner à la maison après.»
Et j'ai fait ma déposition.
Et je suis partie dîner chez Audrey et Jules.
Et la vie a repris.
Les jours qui ont suivi, j'étais pas spécialement mal, mais j'avais l'impression d'être dans un monde parallèle. Tu vois tes potes, tu vas au taf, tu fais du sport, tu bois des bières. Mais il y a un truc qui est gelé dans ton cerveau. Tu continues ta vie comme si de rien n'était, c'est pas marqué sur ta gueule que tu t'es fait violer le week-end dernier, mais une partie de ton esprit est restée coincée à jeudi soir.
«Et là, la psychologue m'a dit un truc qui m'a fait switcher, elle m'a dit: “It's in the past now. You are safe.”»
Et la semaine qui a suivi, j'ai été une nouvelle fois bluffée par le professionnalisme et l'attention des flics et de l'hôpital. Un coup de fil de Brendon le détective pour m'assurer que j'allais bien. Un autre d'une fille de l'hôpital qui me demande si ça va, si je suis bien entourée, etc. Et un autre coup de fil d'une nana du SAC (Sexual Assault Center) qui me dit que si je veux, je peux avoir une councelor, une psychologue, qui va s'occuper de moi, que c'est gratuit, je peux venir quand je veux. Je dis ok. Moi de toute manière, quand c'est gratuit, j'y vais toujours. Et un coup de fil de la psy en question pour prendre rendez-vous, et qui me demande aussi comment ça va. Je lui explique, ça va pas trop mal mais j'ai une partie de mon cerveau qui est restée bloquée, je sais pas trop quoi faire. Et là elle m'a dit un truc qui m'a fait switcher, elle m'a dit: «It's in the past now. You are safe.» Et je me suis dit: «Putain mais grave! C'est fini.» (Bon au final, on va pas se mentir, c'était un peu plus tricky que ça.) Et encore un coup de fil de je-sais-pas-qui, qui me propose un rendez-vous pour faire les tests VIH, etc.
Bref, ils sont bons. Comme je le dis souvent, les choses se font à fond ou ne se font pas. L'accueil et le soutien qui m'ont été réservés en tant que victime d'un viol, je n'ai absolument rien à redire. On s'est occupé de moi de A à Z, avec gentillesse et bienveillance. Flics, assistantes sociales, médecins, standardistes, détectives, Gisèle, Audrey, Jules. J'ai dans mon cœur chacune de ces personnes, et je n'oublierai jamais ce qu'elles ont fait pour moi ce week-end de Pâques.
Illustration: Cécile Bidault