Derek n'entend pas la pluie s'abattre sur le toit en verre du palais de justice. Il témoigne en visioconférence depuis un tribunal du Sud, à 1.000 kilomètres de là. Sur l'immense écran du vidéoprojecteur il apparaît, regard et t-shirt noirs.
La présidente de la cour d'assises du Calvados, Jeanne Chéenne, lui demande s'il souhaite renouveler sa constitution de partie civile et faire une demande de dommages et intérêts.
À l'écran, Derek entrouvre la bouche. Il hausse les épaules: «Je veux bien, mais comment je chiffre tout ça, moi? Comment je chiffre le fait qu'on ait enterré ma mère au fond d'un jardin?»
Son avocate n'est pas venue. Elle lui a dit qu'il n'y avait rien à attendre de tout ça. La présidente, elle, lui assure: il y a bien un procès. La caméra est cadrée sur ses deux assesseurs et elle-même, mais sa tante Audrey* est bien là, devant la cour d'assises de Caen, pour être jugée.
Sourcils froncés, Derek plisse les lèvres et baisse les yeux sur un masque en tissu posé devant lui. Il répond ok, parfait alors, «je suis content».
«Elle vivait de l'argent des hommes»
Aujourd'hui, Derek a 30 ans. Quand il en avait 8, sa mère a disparu du jour au lendemain. Cela n'avait rien d'extraordinaire: Christine B. partait souvent pour trois jours ou trois semaines, sans que personne ne sache vraiment où ni pourquoi. Un matin de 1998, elle n'était pas à la table du petit déjeuner. Elle n'est plus jamais revenue.
Derek n'a pas posé de questions. Le sujet de sa mère est vite devenu tabou: «Je ne sais pas si c'était ma faute de ne pas en parler… On en parlait pas.» Il y avait une forme de rationalité, quelque chose qui allait de soi, dans l'attitude des grandes personnes face à cet enfant de 8 ans. Christine était partie, n'en parlons plus.
De l'avis de tout le monde, Christine B. aurait pu être mannequin. La première fois que Sylvie l'a rencontrée, c'était dans un foyer d'hébergement. À l'époque, on disait «foyer d'urgence». Son mari l'avait mise à la porte et Sylvie s'était retrouvée sans rien, ni diplôme ni logement, avant d'être accueillie au foyer La Source. Quand Christine est arrivée, elle l'a tout de suite aimée.
«J'ai vu une belle femme avec un beau manteau descendre d'une voiture. C'était Christine, se remémore Sylvie à la barre. Elle était grande, élancée. Brune, avec les cheveux très longs.» Elle ajoute, du ton simple réservé aux choses insignifiantes: «Elle ne voulait pas travailler. Elle voulait se faire entretenir.»
Audrey*, la sœur de Christine, se lève de la chaise des accusés comparaissant libres et s'avance vers le chœur du prétoire. Elle confirme: «Elle était très à l'aise avec les hommes. Elle vivait de l'argent des hommes. C'est un secret pour personne, je peux le dire.» La présidente l'enjoint de préciser: sa sœur était-elle escort-girl? «Oui, c'est ça», acquiesce Audrey.
«Maman s'excitait; quand il cassait deux assiettes, elle en cassait quatre.»
Audrey est née la première, en 1960. Pendant la grossesse, sa mère a eu un grave accident de moto, qui lui a valu un mois dans le coma et «des problèmes psychologiques». Un an après, pendant les fêtes de fin d'année, Christine est arrivée.
Leur père n'a reconnu aucune des deux enfants. «C'était un artiste qui peignait, style Van Gogh, décrit Audrey à la présidente. Il n'était pas capable de gérer sa vie. Il buvait. Il venait d'une famille bourgeoise, de médecins. C'était le canard boiteux de sa famille et il est devenu SDF. Il a passé la moitié de sa vie dans la rue.» Son visage, ses quelques traits, ne lui sont pas restés en mémoire.
La mère de Christine et Audrey se remarie à Avignon, avec un directeur de centre d'hébergement pour personnes indigentes. «Avec Christine, on passait notre temps à la gendarmerie. Ils se battaient au couteau», se souvient Audrey.
L'homme, «très gentil» avec les deux sœurs, est «très violent» avec leur mère: «Maman s'excitait; quand il cassait deux assiettes, elle en cassait quatre.» Audrey se rappelle des nuits passées sous la couette, les mains sur les oreilles. «Christine avait plus de tempérament que moi», dit-elle.
Petites, Christine et Audrey s'entendent bien. Mais, prévient Audrey, «Maman faisait beaucoup de différences. Je restais à la cantine et à l'étude, Christine rentrait manger à la maison et au goûter». Elle jure n'avoir jamais eu de haine «ou quoi que ce soit de la sorte» envers sa sœur. «Jamais, jamais, jamais.» Ce qu'elle veut dire, c'est qu'elle n'a jamais souhaité qu'il lui arrive du mal.
«Je me suis retrouvée avec eux»
À 16 ans, Christine rencontre un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Cela change tout. Elle fréquente des boîtes «sélect», se laisse happer par la nuit. Des hommes lui offrent des vêtements, des sacs à main, des repas au restaurant en échange de quelques heures passées à ses côtés. «Même si j'admirais pas, reconnaît Audrey, je trouvais qu'elle se débrouillait bien. Elle arrivait à avoir le style de vie qu'elle voulait avoir.»
Un jour, la voiture d'un petit ami de Christine tombe en panne. On appelle des copains en attendant sur le bord du chemin. Fabien vient pour les aider. Il a un garage, s'y connaît en bagnoles. «Ils sont tombés en amour.»
Christine achète une demeure dans une petite commune de Normandie, Saint-Martin-des-Besaces: une grande maison en pierre de Caen surmontée d'un toit pointu en tuiles grises, avec un atelier pour les voitures de Fabien et un pigeonnier au fond du jardin.
Trois ou quatre ans après leur rencontre, Christine tombe enceinte de Fabien. C'est un garçon. Il s'appellera Derek. Audrey reconnaît avoir ressenti une pointe de jalousie, une seule, à ce moment-là. Elle hésite un peu, elle n'est pas sûre de ce mot, «jalousie». Peut-être était-ce plus une envie. Elle avait toujours voulu des enfants.
Fabien vend et achète des véhicules aux quatre coins de la France. Contrairement à Christine, Audrey a le permis, alors c'est elle qui se charge de l'accompagner sur les routes. Finalement, elle s'installe avec le couple dans la maison de Saint-Martin-des-Besaces. «Je me suis retrouvée avec eux», raconte-t-elle.
Une nuit où ils sont en déplacement, Audrey et Fabien couchent ensemble. À la barre, l'homme explique qu'à l'époque, sa belle-sœur lui faisait un rentre-dedans pas possible, que lui était fou amoureux de Christine, qu'il était aux anges avec elle. Qu'il restait distant, qu'il ne se passait rien, et puis qu'à un moment, «oui, on craque».
Face à l'avocat d'Audrey, Me Éric Gaillard, Fabien s'emporte, apprêté dans ses beaux vêtements: «Voilà, oui, j'ai fait des conneries! J'aurais dû mettre un coup de pied dans la fourmilière!». Audrey tombe enceinte. En 1992, deux ans après sa sœur Christine, elle accouche à son tour d'un petit garçon.
Fabien ne reconnaîtra jamais l'enfant. Il répètera, jusqu'à la cour d'assises du Calvados vingt-huit ans plus tard, que ce fils n'est pas le sien. «Il ne l'a jamais aimé», expose Audrey à la présidente Jeanne Chéenne.
«Peut-être que j'ai préféré oublier.»
Derek ne comprend pas: «On ne fait pas ça, normalement. On ne va pas avec le conjoint de sa sœur, avec qui elle a un enfant. On fait pas tout ça.» Il a du mal à retrouver des souvenirs de ce ménage à trois. Il murmure: «J'ai même pas de souvenir de ma mère.»
À droite de la présidente, un assesseur prend la parole: «À 5-6 ans, on est au CP. On a des souvenirs. Vous devez bien avoir un souvenir.» Derek hoche la tête. C'est possible, mais quels souvenirs un petit garçon de CP peut-il garder d'une personne qu'il ne voit qu'une semaine par mois?
À la maison, le quotidien n'existait pas. Sa mère et sa tante Audrey partaient et revenaient, sans vraiment se croiser. Et puis parfois, il se retrouvait seul avec son père. Voilà pour les souvenirs. Derek lâche: «Et puis, peut-être que j'ai préféré oublier.»
«Tu te rends compte de ce qu'ils m'ont fait?»
À sa sortie du foyer La Source, Sylvie, l'amie de Christine, reprend ses enfants, ses études et un logement. Elle héberge Christine de temps à autre à Honfleur.
Sylvie, elle, a des souvenirs d'adulte: la furie de Fabien, ses coups et ses humiliations engloutissent son amie. En audition, elle rapporte: «Elle me disait qu'il était capable du pire, sans en dire plus. Qu'il l'obligeait à faire des choses sexuelles perverses.»
Dans la maison de Saint-Martin-des-Besaces, les murs n'étouffent pas toujours les cris et les pleurs. Les voisins appellent régulièrement les gendarmes ou la maire du village. Mais le calme s'évapore plus vite qu'il n'est venu et les brutalités, telles le ressac, usent Christine. La jeune femme s'amaigrit. Elle appelle son petit ami de l'époque, celui dont la voiture était tombée en panne au bord du chemin. Elle n'a plus rien à manger. Il lui fait passer 500 francs.
Un soir, à une heure avancée, elle appelle la sœur de Fabien. «Christine était très perturbée, confie l'intéressée devant la cour. Elle parlait parfois à voix basse et parfois à voix un peu plus haute. Au début, je lui faisais répéter et après, je n'osais plus. Elle me parlait de leur sexualité, à tous les trois. Elle avait peur.» Sa belle-sœur lui conseille de partir.
Il y aura aussi «la scène de la cuisine». À Saint-Martin-des-Besaces, Christine lui attrapera les poignets avec une force insoupçonnée et plantera ses yeux dans les siens: «Tu te rends compte, moi, j'aimais ma sœur. Tu te rends compte de ce qu'ils m'ont fait?» La sœur de Fabien tourne légèrement le visage vers Audrey, qui elle fixe la cour, assise sur sa chaise. Elle lui souffle: «Voilà, Audrey. Je voulais te dire qu'elle t'aimait.»
Fin 1997, quelqu'un frappe à la porte de Sylvie. Elle voit un homme qu'elle n'a jamais vu auparavant avec Christine. Il lance: «Occupe-toi bien d'elle. Elle ne va pas bien.» Christine reste trois, peut-être quatre mois chez elle.
«Elle parlait parfois à voix basse et parfois à voix un peu plus haute. Au début, je lui faisais répéter et après, je n'osais plus.»
Sylvie voit son amie «pleurer sa vie volée». Tout lui échappe. «Christine me disait que ce n'était pas possible avec sa sœur. [...] Qu'elle était l'amante de Fabien, et qu'elle voulait lui voler sa vie, son fils, sa maison.»
Elle l'accompagne à la banque pour y ouvrir un compte; Christine remplit le formulaire avec l'adresse de Sylvie. Avec son téléphone fixe, elle appelle Derek dès qu'elle le peut. «Elle était très mal de ne pas voir son fils», atteste Sylvie à la barre.
N'ayant pas beaucoup de ressources, celle-ci va à la mairie de Honfleur demander des billets de train. Elle les donne à Christine, pour qu'elle puisse aller au tribunal réclamer la garde de son fils. Christine ne s'y est pas rendue.
«Elle voulait récupérer Derek»
Une fin d'après-midi, quand Sylvie rentre chez elle, Christine n'est pas là. Sur la table de la cuisine, elle trouve un petit mot écrit à la main: «Je suis repartie chez Fabien pour récupérer Derek.»
Ce sera son dernier souvenir. Les courriers de la banque ont continué à arriver au nom de Christine B.; plus personne ne les a ouverts. Son amie n'est plus réapparue. Face à la présidente Jeanne Chéenne, Sylvie insiste: «Le seul souvenir que je garde, c'est qu'elle voulait récupérer Derek.»
Sur le toit en verre du palais de justice, le vent se met désormais à souffler. La déposition de Sylvie touche à sa fin, quand un voile sombre traverse son visage: «Je viens d'apprendre que Christine était morte.»
La présidente de la cour d'assises relève la tête. Elle n'est pas sûre d'avoir bien entendu.
Sylvie reprend: «Sur ma convocation, il y avait écrit “procès pour recel de cadavre”. On m'avait entendue pour disparition inquiétante. Toutes ces années, je me disais: “Elle s'est peut-être refait une vie. Elle est peut-être heureuse.” J'espérais.» La présidente semble désolée.
* Le prénom a été changé.