Les enquêteurs l'ont surnommé «le tueur de la gare de Perpignan». Il est jugé pour avoir violé et tué deux femmes en 1997 et 1998. Il lui est aussi reproché d’avoir tenté d'en violer une autre et d’en avoir laissé une quatrième pour morte. Vingt ans après les faits, premier jour du procès de Jacques Rançon.
Sur le banc du public de la cour d'assises de Perpignan une jeune femme se sent mal. Ses mains sont humides et sa bouche sèche. Ses yeux noirs cherchent le vide. Elle sait qu'il va bientôt entrer, alors mieux vaut qu'elle se concentre sur sa respiration. Elle se dit quand même qu'il y a des chances qu'elle ne le supporte pas. Il y a les secours, trois hommes et une femme, au fond de la salle, ça va aller. Elle se tient au banc, à ce bois massif imperméable aux angoisses, sa lettre de convocation encore pliée devant elle. Puis les premiers policiers accompagnant l'accusé entrent.
Le dernier serial killer à avoir été capturé
Derrière les vitres épaisses et transparentes Jacques Rançon est une bête de foire –une bête qui attire les foules qui peuvent l'observer bêtement, la mine dégoûtée et la pupille fixe. Les écrans de téléphone et les caméras se pressent contre le box pour capter le moindre geste de cet homme au physique de glaise.
Au milieu des perches et des trépieds, une silhouette sombre s'avance à mains nues. Elle connaissait l'une des victimes. Alors enfin elle veut le voir, s'approcher au plus près, pour s'assurer qu'il porte le poids de sa culpabilité. Jacques Rançon, la chevelure grisonnante et sale, baisse les yeux. Il est le dernier serial killer français à avoir été capturé. L'auteur de l'affaire des disparues de la gare de Perpignan, retrouvé après dix-sept années d'investigation.
Jacques Rançon dans le box des accusés | S.V. pour Slate
Flashback
Fin 1997, le corps dénudé et mutilé de Moktaria Chaib est retrouvé sur un terrain vague –seins découpés, éviscération vaginale, entre autres amputations, apparaissent comme les premières signatures du meurtrier.
Second meurtre, tout aussi épouvantable. Le corps de Marie-Hélène Gonzalez est retrouvé dans un état similaire, bien que décomposé, dans un champ abandonné. Les médecins légistes pensent qu'un individu n'a pu réaliser ces lésions seul.
Les mutilations sont d'une extrême précision et requièrent des connaissances anatomiques particulières. On pense à une personne travaillant dans le domaine médical, à un boucher ou un vétérinaire.
À la fin des années 1990, d'autres agressions sexuelles et viols commis sous la menace d'une arme restent non-élucidés. Une femme qui attendait au bas de son immeuble, situé près de la gare, reçoit des coups d'opinel au ventre. Une autre manque de se faire jeter d'un pont. Toutes les survivantes parlent de la bouche, des dents de leur agresseur, qui lui dessinent sur le visage un sourire pervers. Plusieurs hommes sont soupçonnés, des témoins entendus sous hypnose, en tout plus de cinq-cent personnes durant près de deux décennies. En vain.
Un après-midi, des habitants du quartier de la gare ont trouvé une chaussure dans leur jardin. Il s'agissait de la chaussure de Moktaria Chaib. Elle deviendra le scellé 43-A. Ce scellé porte trace d'un petit bout d'ADN partiel. En 2014, un nouvel outil du Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) permet désormais de procéder à des rapprochements, même en présence d'ADN partiel.
Jacques Rançon, déjà condamné à plusieurs peines d'emprisonnement, est fiché au FNAEG depuis 2011. «Nous pouvons conclure avec une grande certitude que l'ADN du scellé 43-A correspond à celui de Jacques Rançon», dira le rapport des experts. Lors de sa première audition, Jacques Rançon, soixante-quatre ans, passe à table.
Tout le monde se tait
À l'ouverture de son procès en ce lundi 5 mars, la lecture de l'ordonnance de renvoi dure trois heures, trois heures pénibles, à égrener les sévices infligés aux victimes, avant et après leur mort, à essuyer des comparaisons animales, à entendre le larsen incessant du micro du président de la cour au milieu des rappels des auditions («Je ne sais combien de coups j'ai donnés, je sais juste que ça faisait tac-tac-tac», explique Rançon aux enquêteurs). Les sons désagréables qu'impose la procédure orale sont cruels mais le silence de l'accusé n'apaise pas non plus. Quand, vers dix-sept heures cette après-midi là, la cour donne enfin la parole à Jacques Rançon, tout le monde se tait.
Sa réflexion est lente et douloureuse, ses mots des petites coquilles vides qu'il faut ramasser. Le président Régis Cayrol est un ancien policier devenu juge d'instruction. Il a déjà eu des enfants et des adolescents dans son bureau. Il connaît la manière de faire, comment il sied de s'adresser aux âmes qui parlent naïvement. Et durant trois autres heures, Jacques Rançon, avec l'aide de Régis Cayrol, va tenter quelque chose.
Régis Cayrol (deuxième en partant de la gauche) | Raymond Roig / AFP
«Quand j'étais petit, j'étais malheureux»
«Je ne sais pas par où commencer. Quand j'étais petit, j'étais malheureux, je vivais dans une maison en bois, la dernière du village. Je vivais comme un pestiféré, mes parents n'étaient pas très câlineux avec moi. À l'école et tout ça, je n'avais pas d'amis. Mon père est né le quatre décembre 1907. Ma mère le premier mai 1924. Elle ne savait ni lire ni écrire, elle était simplette et mon père était maçon. Quand il a été à la retraite, il allait à la pêche, mais il ne m'emmenait pas pêcher avec lui. Il m'emmenait couper du bois et aux lapins, voilà c'est tout. Il ne s'occupait pas de moi. Il s'en foutait de moi, oui. Il avait cessé le travail à cause d'un accident, une barre de fer qui lui est tombée dessus, il est resté trois ans à l'hôpital et après ça il a boité. Mon père a été marié avant, sa femme est morte. Il était veuf, c'est ça. Il a eu treize enfants avec.»
À l'évocation des treize enfants, la salle hoquette.
«Et avec ma mère il en a eu quatre. J'ai connu qu'une demi-soeur, ma sœur Denise. Non elle n'est jamais venue me voir en prison. Je sais pas pourquoi elle dit qu'elle est venue, ce sont des inventions. Denise elle disait que, mon père, les enfants il les mettait dehors à leur majorité. J'ai eu un frère jumeau, Guy. Il a vécu un mois et demi. Je ne sais pas de quoi il est mort. J'ai jamais su. Après il y a encore les jumeaux, Claude et Claudine. Ils sont nés en 1961, un an après moi, mais ils ont été retirés et placés. Je ne sais pas pourquoi eux et pas moi. Je ne sais pas pourquoi j'ai dit que mon père m'a battu. Mon père il m'a jamais battu, c'est ma mère. Ma mère, oui. Ma mère me frappait quand je faisais des conneries. Quand j'allais jouer au ballon alors qu'elle m'avait dit de pas aller jouer au ballon. J'ai passé une enfance malheureuse, je le ressens comme ça aujourd'hui. Pis la maison c'était une maison vétuste, y avait pas de toilettes, pas de douche, y avait plus que la mienne dans la rue qu'était comme ça. Après on a déménagé mais c'était pareil, pas de douche, pas de toilettes, de la brique. C'était des maisons pas chères.»
Le président l'encourage, lui fait comprendre qu'il se débrouille bien. Il ne lui coupe jamais la parole, surtout pas, la plus petite parole est bonne à entendre, en ce sens qu'elle peut aider les survivantes, les familles des victimes et les jurés.
«J'allais à l'école à Hailles. Mon instituteur, Monsieur Roy, il était gentil avec moi, il me donnait des boîtes de conserve et tout ça. J'ai pas de souvenir de mon collège, je suis passé de la sixième à la troisième. J'étais en troisième pratique, on disait pratique parce que y avait pas école le samedi. Les revenus de ma famille, c'était juste la retraite de mon père. J'aimais pas l'école, j'préférais aller travailler dans les fermes. Aller donner à manger aux vaches. On me payait en endives, en truc comme ça. J'ai fait ça jusqu'à seize ans.»
Seize ans, un moment clé dans la vie de Rançon. C’est un fil à tirer.
«Ce qu'il s'est passé quand j'avais seize ans, c'est que j'descendais par le train tous les soirs, et là j'ai attendu dans des buissons. Quand une fille est passée je lui ai sauté dessus, je lui ai caressé le sein et puis je me suis enfui. Son père est venu me chercher et il m'a emmené à la gendarmerie. Il a dit qu'il allait me frapper mais il ne l'a pas fait. Il y a pas eu de plainte, je ne sais pas pourquoi.»
Parce que la vérité est profitable, même à l'accusé, le président lui explique: Rançon savait-il que les gendarmes avaient dit au père et à sa fille qu’il était le malheureux du village, que c'est pour ça qu'il n'y a pas eu de procédure?
«Non, j'savais pas.»
«Avec la Renault 5 Alpine j'ai rencontré ma première femme. Je suis sûr que c'est grâce à la R5 Alpine oui, parce que quand je l'ai vendue, ma femme elle est partie. Un jour j'ai été flashé à 200 sur la route. Oui, elle était belle.»
Les souvenirs de Rançon sont souvent confus. Ce qui lui permet de suivre la chronologie de son existence, ce sont les bagnoles. La cour le sait, et profite du moment où il parle de son père pour aborder le sujet. L’accusé embraye.
«Quand j'ai eu dix-huit ans, j'ai eu mon permis et mon père m'a payé une voiture. Une Renault 5 GTL. Après je l'ai échangée contre une Renault 5 Alpine, un “aspirateur à gonzesses”, c'est vrai. Avec la Renault 5 Alpine j'ai rencontré ma première femme. Je suis sûr que c'est grâce à la R5 Alpine oui, parce que quand je l'ai vendue, ma femme elle est partie. Un jour j'ai été flashé à 200 sur la route. Oui, elle était belle. Après il y a eu la 4L. Je travaillais à Kindy. J'suis pas allé à l'armée, j'ai même pas fait mes trois jours. Mon père a écrit à Monsieur Massoudre le responsable de la région, et j'ai pas fait mes trois jours. Je ne sais pas pourquoi non.»
Le président lui explique alors que son père et sa mère étaient considérés handicapés et que puisqu'il travaillait, il avait le statut de soutien de famille.
«Je savais pas. Ensuite après Kindy, il y a eu le chômage, et puis j'ai travaillé à monter des bals le samedi et le dimanche dans les salles de fêtes. Avec un copain, Gilbert*, on volait des voitures, j'en ai un bon souvenir, on en a volé quarante-huit! On roulait jusqu'à ce qu'il y ait plus d'essence. C'était pour s'amuser. Gilbert il dit que j'avais “une collection de cassettes pornographiques impressionnante”? Bah, j'm'en souviens pu. Ensuite j'ai rentré chez General Distributions, j'étais cariste pendant dix ans. J'avais une Fuego. J'ai forcé une femme à avoir une relation sexuelle avec moi oui. Après je l'ai rappelée pour la revoir, je ne sais pas pourquoi. Je me suis dit... Je pensais pas qu'elle avait porté plainte. Je sais pas ce qui s'est passé dans ma tête. Je sais que j'ai payé des dommages et intérêts mais pas tout. Je me souviens pas de ça, de lui avoir écrit une lettre pour la menacer parce que j'étais très en colère. Non, je savais pas que Denise lui avait remis une lettre d'excuses. J'ai perdu mon boulot comme cariste après ma première incarcération pour viol oui c'est ça. C'était à Amiens oui. À la sortie j'ai choisi Perpignan parce que j'avais envie d'aller à la ville la plus bas de France. J'ai pris le train et je suis resté une nuit à l'hôtel à Marseille.»
Rançon n’était pourtant pas sans attache.
«Corinne* je l'ai rencontrée au bal, on s'est mis ensemble, on a emmenagé ensemble et on a eu un enfant, Damien*. Il est né le sept-sept-quatre-vingt-sept. Pis elle m'a quitté, trois fois elle m'a quitté, trois fois elle est revenue et la troisième fois eh ben c'était la bonne. Elle est partie avec un autre. J'm'occupais de Damien, j'avais eu la garde parce que sa mère elle se droguait. Elle avait rencontré cet homme avec qui elle se droguait. À mon arrestation j'l'ai laissé à sa marraine. Et quand je suis sorti d'Amiens au lieu d'aller le chercher je suis allé à Perpignan. J'ai trouvé du travail rapidement, je faisais de l'intérim. Là j'ai rencontré Sylvia. Elle était pas terrible. Quand elle était à l'hôpital, j'ai ramené une très bonne amie à elle chez moi et on a fait l'amour. Je sais pas pourquoi son amie elle dit que c'est pas arrivé. C'est peut-être parce qu'elle veut pas se mettre mal avec Sylvia. Après Sylvia elle devait venir avec moi à Amiens mais je l'ai pas rappelée.»
Le président le relance avec une pointe d’ironie, comme quoi Sylvia et lui ça aurait pu faire une union remarquable finalement. Rançon admet:
«Je l'aimais pas trop... C'est parce qu'elle avait une maison. À Perpignan j'avais un couple d'amis. Ils se disputaient toujours. Un soir ils venaient dîner à la maison. J'avais un studio à l'époque. Ils se sont disputés dans l'escalier. Je les ai séparés. Lolita était là. Elle est rentrée chez moi. Et puis elle est restée chez moi.»
Le public écoute. La salle, calme, ne s’attend pas à ce qui va suivre. La cour interroge Rançon: quel âge avait-il, alors? Quel âge avait Lolita?
«Quarante-quatre ans. Et elle, seize ans. On est resté huit ans ensemble. On a eu deux enfants ensemble. J'me souviens pu comment ça me rendait les grossesses de ma femme. Violent je sais pas. Oui elle m'a tout appris sur l'ordinateur. Mais oh pfff... la pornographie, j'en regardais pas plus que ça. Un jour j'ai invité un copain à moi qu'était chauffeur routier et on avait bu et j'ai proposé qu'on fasse un plan à trois dans la piscine et là Lolita elle a trouvé qu'il faisait mieux l'amour que moi. Elle est partie. Oui c'est vraiment arrivé. Je préférais pas ma fille à mon fils, c'est des inventions. Lolita elle vous a dit ça par pure méchanceté. On s'est séparé en mauvais termes alors elle me dénigre. Lolita elle m'a mis en prison. Elle a porté plainte parce que quand on s'est quitté ça s'est mal passé. Pour violences oui.»
Me Nicolau, l'avocat des parties civiles évoque alors les viols à répétition, tout au long de sa vie. Du fait qu'il recommencera peut-être. Qu’il faut se poser la question de la récidive. De l’après-prison. Rançon répond, dans un filet de voix:
«Je sais pas ce qui se passera quand je sortirai. J'serai trop vieux.»
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*Les prénoms ont été changés.