Non, Slate ne déteste pas les gros. Notre nouvelle série «Pourquoi déteste-t-on les…?» recense les préjugés courants pour mieux les démonter.
Journalistes, fonctionnaires, punks à chien… Retrouvez chaque semaine la déconstruction d'un nouveau stéréotype.
Tous les épisodes de la série «Pourquoi déteste-t-on les...?»
L'histoire se déroule dans une auberge de jeunesse, vers deux heures du matin. Soudain, une «tarée» lui arrache la couette et la filme avec son téléphone portable. «Tu me donnes envie de vomir, Biggie [«la grosse», en anglais, ndlr]. Tu es dégueulasse, tu me dégoûtes.»
Cette anecdote-là –une parmi tant d’autres– est celle qu’a choisie Gabrielle Deydier pour entamer son livre-témoignage On ne naît pas grosse. L’auteure donne son poids et sa taille comme on déclinerait nom et prénom devant un juge: 150kg pour 1,53m.
Publié l’été dernier, le récit de Gabrielle Deydier a été la dose d’oxygène nécessaire à raviver la flamme du débat autour de la «grossophobie», c’est-à-dire l’ensemble des discriminations subies par les personnes grosses.
«Une fois entré dans notre froc, on fait quoi?»
En décembre, la mairie de Paris a organisé la première journée de lutte contre cette discrimination. Un mois plus tard naissaient à Paris les états généraux de la grossophobie, organisés par le collectif Gras Politique.
Marie, l’une de ses membres, explique: «On est dans une lutte nouvelle d’une oppression ancienne. Il fallait donner une dimension politique à cette lutte, parce que jusqu’à récemment, le débat se réduisait aux fringues grande taille. Mais une fois entré dans notre froc, on fait quoi?»
Si le néologisme «grossophobie» est récent –sa première apparition date de 1996, dans Coup de gueule contre la grossophobie de Anne Zamberlan, la lutte contre le «fat shaming» est née dans les années 1960 aux États-Unis.
Créée en 1969, la National Association to Advance Fat Acceptance (NAAFA) semble se battre contre des moulins, puisqu’elle écrit sur son site: «Cette discrimination persiste, malgré les preuves que 95 à 98% des régimes échouent après cinq ans. Notre société obsédée par la minceur croit fermement que les gros sont responsables de leur corpulence et qu’il est politiquement correct de les stigmatiser et les ridiculiser. La grossophobie est l’une des pratiques discriminatoires les moins reconnues publiquement.»
«Les gros n’ont qu’à arrêter de manger»
En France, cette stigmatisation est pourtant susceptible de toucher près de la moitié de la population: 46,5% est en surpoids et 15% des adultes présentent une obésité, selon la Haute autorité de santé.
La sociologue Solenn Carof, qui a travaillé sur la stigmatisation du corps en surpoids, analyse cette culpabilisation: «Culturellement, la grossophobie n’est pas jugée comme une problématique sociale. C’est une problématique individuelle, car l’obésité est considérée comme relevant de la faute des gens. On dit: “Ils n’ont qu’à arrêter de manger et faire du sport”. Il y a cinquante ans, il n’y avait pas autant de discours sur ce qu’on devait manger. L’obèse est comme le mauvais élève qui ne fait pas ses devoirs, qui ne mange pas ses cinq fruits et légumes par jour. Mais on ne se pose jamais la question de savoir pourquoi il ne le fait pas».
Très impliqué dans les questions de l’obésité et des discriminations, le Groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids, le GROS, qui réunit des experts du corps médical, tend à tordre le cou au poncif: mincir ne suffit pas pour être heureux.
Il écrit dans sa charte: «Les problèmes rencontrés par les personnes en difficulté avec leur poids et leurs comportements alimentaires sont complexes. […] S’il est généralement préférable de ne pas être gros, tant d’un point de vue médical que psychologique et social, la perte de poids ne suffit pas à régler la totalité des difficultés auxquelles sont confrontées les personnes en difficulté avec leur poids.»
«Plus facile d’avoir des clichés que de les remettre en cause»
Les facteurs du surpoids sont multiples et souvent combinés: prédisposition génétique, dérèglement hormonal, traitement médical, troubles du comportement alimentaire, facteurs psychologiques, mais aussi précarité, puisque plus d’un tiers des femmes bénéficiaires de l’aide alimentaire sont obèses, soit deux fois plus que dans la population générale, selon l'Institut de veille sanitaire.
Malgré ces faits vérifiés, les stéréotypes persistent, jusque dans l’inconscient. «On le voit dans les films, par exemple, poursuit Solenn Carof. Le gros, c’est celui qui mange trop, qui est fainéant, qui est laid, qui a un comportement immoral vis-à-vis de son corps, et qui n’est pas capable de se prendre en main.»
L’imaginaire littéraire ou cinématographique draine un Obélix benêt, un Sergent Garcia qui aime se faire duper dans Zorro, un Hagrid gentillet dans Harry Potter ou des méchants crétins comme Crabbe et Goyle. Dans le film Seven, c’est aussi la première victime assassinée, incarnation du péché capital qu’est la gourmandise.
«Il est plus facile de reprendre des clichés que de les remettre en cause, conclut la sociologue. Il n’y a pas de rationalité au racisme, et pourtant il existe. La grossophobie, c’est pareil. Est-ce que les gens qui critiquent un obèse savent que certains antidépresseurs peuvent entraîner un surpoids? Je pense que oui. Je ne crois pas qu’il faille chercher une explication rationnelle à la grossophobie, mais essayer de comprendre pourquoi les gens se donnent une excuse pour stigmatiser les gros.»
«Si je dis ça, c’est que je m’inquiète pour ta santé»
Parmi ces excuses, il y a en une qui revient en boucle; les personnes en surpoids ne la connaissent que trop bien –quand ils sentent que leur chariot est analysé par plusieurs paires d’yeux à la caisse ou quand ils perçoivent une moue critique lorsqu'ils reprennent du dessert: «Non, mais si je dis ça, c’est que je m’inquiète pour ta santé.»
La remarque qui fait bondir Édith Bernier. Québécoise enjouée et grande amatrice de randonnée, elle tient depuis 2013 le blog de voyage Backpackeuse taille plus. Elle a récemment consacré un article à ce fameux «c’est pour ton bien».
«Après une certaine taille, on devient un sujet public, le corps ne vous appartient plus, explique la blogueuse. Tu as le droit de ne pas trouver les gros esthétiques, mais assume ton opinion. Je ne suis pas la police du goût, je ne dis pas quoi aimer, mais reconnais que je te dégoûte. Et arrête de faire des commentaires et prétendre t’inquiéter pour ma santé. Parce que peut-être l’inconnu sur Twitter, il se préoccupe de ma santé?... Bah non!»
L’obésité est devenue une priorité de santé publique. En 1997, l’Organisation mondiale de la santé définissait l'indice de masse corporelle (IMC), qui servira d’indicateur standard pour évaluer les risques liés au surpoids. À partir de là, la corpulence est associée à la pathologie et cette médicalisation justifie la stigmatisation.
«Une chasse aux sorcières des gros»
Très actif avec son blog engagé, celui qui se fait connaître sur internet comme @groscorpssocial et préfère rester anonyme réagit à ce lien entre santé publique et grossophobie: «On ne dit pas qu’on est fier d’être malade! Mais on nous renvoie à des facteurs pathologiques. Il y a un message qui vient du haut. Les gens se permettent des commentaires à notre égard, parce qu’à l’origine, c’est la parole de l’État, c’est la parole du médecin, et il est légitime de la relayer. Aujourd’hui, ces commentaires grossophobes sont banalisés. Ils sont même vus comme une bonne chose: ils pensent que par leurs injonctions, les gros vont prendre conscience de leur grosseur et entrer dans la norme. En réalité, la grossophobie tend plutôt à faire grossir les gens.»
Lynchage et discrimination ordinaire isolent encore plus les individus et détériorent l’estime de soi. Le collectif GROS résume ce phénomène vicieux: «La stigmatisation désocialise le rapport à l’alimentation et accroît l’anxiété du mangeur, ce qui brouille les signaux internes de faim et de satiété et favorise les conduites de compensation. En somme, la stigmatisation des obèses aggrave leurs troubles du comportement alimentaire et les conduit à prendre du poids!»
On ne pointe pas autant du doigt un fumeur, on ne fait pas la moue devant un amateur de vin, et on ne fait pas la morale à une personne qui travaille assise devant un écran. Pourtant, le tabac tue sept millions de personnes par an dans le monde, l’alcool trois millions et la sédentarité 430.000.
L’association Allegro Fortissimo défend depuis 1989 les intérêts des personnes corpulentes. Hélène Miniot, la secrétaire générale, regrette l’absence de campagnes de sensibilisation des pouvoirs publics. «Il y a une chasse aux sorcières des gros. Les gros, c’est mal vu. Il y a de plus en plus d’émissions sur comment maigrir, on vend de plus en plus de médicaments censés faire perdre du poids. Des campagnes pour faire attention à ce qu’on mange, ça, il y en a! Mais il n’y a pas de campagnes pour sensibiliser à la grossophobie.»
Maud, l’une des membres de l'association, se souvient avoir tenté d’organiser dans les écoles des tables rondes pour aborder cette discrimination auprès des adolescents. «On nous a ri au nez. Comment un proviseur peut fermer les yeux sur cette discrimination, alors que la société est grossissante? Le gros est la cible idéale, puisqu’il est à la fois coupable et victime de son état. Il est quasi légitime de le stigmatiser. L’éducation est catastrophique. Il m’est déjà arrivé dans le métro qu’un enfant me pointe du doigt et s’écrie avec dégoût: “Bah, la grosse dame!”. Et la maman éclate de rire et s’en va en courant avec son enfant…»
«Les obèses n’ont pas à se reproduire»
Dans la rue, les transports, à l’école, la grossophobie est omniprésente. Les discriminations à l’embauche sont courantes. En 2005, l’Observatoire des discriminations avait réalisé une expérimentation en envoyant des CV pour postuler à des emplois de télévendeur ,avec des «couples» de candidats –en réalité la même personne, la première fois apparaissant telle qu’elle est sur la photo, et la seconde avec un visage retouché, où la surcharge pondérale est visible. Résultat: les candidats obèses, à compétences égales, ont deux fois moins de chances d’obtenir un entretien d’embauche.
«Quand je suis dans le bus, les gens se lèvent pour ne pas rester à côté de moi, poursuit Maud. Chez l’esthéticienne, on me demande de payer un supplément de cire quand je viens pour une fichue épilation. Il est arrivé à une amie qu’un gynécologue lui dise: “Vous n’aurez pas d’enfant, les obèses n’ont pas à se reproduire.” Ce sont des tortures psychologiques.»
Enfant, Maud faisait partie de ces enfants qui ont «un bon coup de fourchette». À la maison, pas de soda, ni pâte à tartiner; elle n’a pas connu la malbouffe. Mais à l’école, on l’appelait «la baleine» ou «la grosse vache». À douze ans, elle est reléguée sur le banc des accusés. L’hyperphagie a alors commencé.
«Tout le monde m’accusait d’être un ogre, alors j’ai fini par m’empiffrer dans ma chambre en secret, comme une prisonnière. J’ai fini par aller vers ce schéma. Aujourd’hui, on me dit que si je suis grosse, c’est parce que je n’ai pas la volonté de maigrir. Mais si je n’avais pas une volonté de fer, je ne serai plus sur terre depuis longtemps.»