Non, Slate ne déteste pas les belles-mères. Notre série «Pourquoi déteste-t-on les…?» recense les préjugés courants pour mieux les démonter. Roux, supporters, gros, journalistes… Retrouvez chaque semaine la déconstruction d'un nouveau stéréotype.
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«Ah oui, quand est-ce qu’on va les supprimer / Toutes ces sacrées belles-mères? / On d’vrait voter une loi pour les noyer / Ou pour les mettre en fourrière / Alors les femmes et les maris / Je le proclame, seront ravis!»(1) Ces aimables paroles, tirées de «La Chanson des belles-mères», datent de 1913. Mais un peu plus d’un siècle plus tard, force est de constater que l’animosité envers les mères de nos partenaires a toujours cours.
La preuve avec ces quelques articles de la presse féminine aux titres évocateurs: «Je ne supporte plus ma belle-mère!», «5 astuces (simples) pour plaire à sa belle-mère», «Ma belle-mère et moi, amour ou haine?» ou encore «Belle-mère envahissante: comment lui répondre gentiment?». Comme s’il était évident que l’on ne pouvait s’entendre avec cette femme-là, qui serait par nature possessive, oppressante, détestable… En somme, parée de tous les défauts.
Évidemment, des belles-mères insupportables, ça existe. Il ne s’agit pas non plus de nier l’apparition de conflits familiaux, qui plus est avec un individu que l’on se retrouve forcé de côtoyer parce que l’on a jeté son dévolu sur son enfant.
Reste que, «si les relations entre belle-mère / gendre ou bru, leurs affinités et leurs inimitiés sont affaire de personnes, elles sont inévitablement dépendantes des identités de genre de leur époque», écrit l’historienne Yannick Ripa dans l’ouvrage collectif L’étonnante histoire des belles-mères, qu’elle a dirigé.
L’aversion envers la figure de la «belle-doche», que les crispations naissent avec sa belle-fille ou bien avec son beau-fils, est effectivement une création de la société patriarcale. Ce qui explique pourquoi ce personnage abhorré n’a pas d’équivalent masculin.
Intérim patriarcal
Avant la seconde moitié du XIXe siècle, les heurts ont lieu entre la bru et la belle-mère. Oubliez les histoires de jalousie entre femmes, la mère qui ne saurait accepter de se faire voler son fils par une étrangère et l’épouse qui ne voudrait pas qu’une maîtresse femme s’immisce dans sa relation de couple: il s'agit d’abord d'une question de pouvoir et d’organisation de la famille.
La coutume voulait que le jeune couple vive avec la famille, et donc les parents, de l’époux. «Jusqu’au début du XIXe siècle, plusieurs générations vivaient sous le même toit. On fonctionnait en famille élargie», nous indique Yannick Ripa.
«La jeune épousée était obligée de se plier à ce que décidait la belle-mère, qui devenait, quand un pouvoir politique était en jeu, une sorte de régente.»
«La gestion du foyer revenait à la mère, poursuit-elle. En l’absence du fils, elle était dépositaire, par intérim, de l’autorité patriarcale. La jeune épousée était obligée de se plier à ce que décidait la belle-mère, qui, après avoir joué un grand rôle dans la stratégie matrimoniale et la recherche de la conjointe, surveillait par exemple sa fidélité et devenait, quand un pouvoir politique était en jeu, une sorte de régente». Ambiance.
Alors que les deux femmes «poursuivent le même but: posséder une parcelle du pouvoir masculin –celui du fils pour l’une, de l’époux pour l’autre», synthétise l’historienne en conclusion de l’ouvrage, le public a tendance à se ranger du côté de la bru.
Celle-ci est perçue comme la victime de sa doyenne, qui n’est pourtant, selon la formule de la maîtresse de conférences en anthropologie Marie-Élisabeth Handman dans le même livre, «que le relais de la volonté des hommes d’obtenir de leur épouse […] qu’elle soit travailleuse et soumise».
Voilà qui sert doublement les intérêts masculins, puisque cette concurrence féminine a l’avantage de faire oublier que c’est l’homme qui tire vraiment les ficelles. Plutôt que de critiquer le détenteur du pouvoir, autant se rabattre sur sa seconde.
Poids financier
Si rivalité entre la «belle-doche» et sa belle-fille il y a, c’est donc parce que les «faibles» femmes, renvoyées au foyer, tirent leur puissance de leur proximité avec le pouvoir.
C’est ce qui explique –entre autres– que le beau-père est tout à fait inexistant: «Cet effacement de la figure masculine est dû au fait que l’homme est beau-père en passant. Ce n’est pas son identité: il est dans la vie publique et exerce une profession, nous explique Yannick Ripa. Alors que la destinée de toute femme est censée s’inscrire uniquement dans la sphère privée: être une belle-mère est une identité en soi.»
Autre attribut qui a pu contribuer à faire de la belle-mère un personnage peu apprécié (et à la différencier de son époux): son espérance de vie. Les femmes vivent plus longtemps que les hommes; la belle-mère «n’ignore pas qu’elle risque fort de devenir veuve, en raison de la longévité féminine et de l’écart d’âge entre les conjoints, lié parfois aux remariages consécutifs au décès précoce d’une épouse, le plus souvent lors de la grossesse ou en couches», relate l’historien Francis Joannès dans sa contribution à L'étonnante histoire des belles-mères. Dans une famille élargie, la belle-mère peut devenir une charge financière, un poids dont on veut se débarrasser au plus vite.
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Bouleversement nucléaire
Mais ce n’est pas seulement pour cela qu’à la fin du XIXe siècle fleurissent cartes postales et caricatures mettant en scène le décès –imaginaire– de la belle-mère honnie. Oui, oui, «son assassinat devient, lui aussi, au cours du siècle, un ressort banal du comique, sans jamais heurter la morale et provoquer la censure; il est le seul qui, fantasmé, autorise le rire», note Yannick Ripa.
Si auparavant le dédain envers elle était un à-côté imprévu du fonctionnement patriarcal, la belle-mèrophobie devient à ce moment un outil élaboré, participant plus encore de la domination masculine –et contribuant à ce que les femmes restent à leur place. L’historienne évoque ainsi une «véritable campagne de dénigrement à partir des années 1880» et un «complot anti-belle-mère».
«Alors que le long XIXe siècle s’achève, les femmes supportent de plus en plus mal de vivre avec leur belle-mère; les conseils assortis d’un “ma fille” les irritent particulièrement.»
La détestation de la figure de la belle-mère se trouve alors affermie par la naissance de la famille nucléaire, qui bouleverse la donne. «Elle implique l’intimité du couple, il n’y a plus de place pour la belle-mère», résume Yannick Ripa.
Ce contexte donne une nouvelle jeunesse au conflit avec les brus. «Alors que le long XIXe siècle s’achève […], les femmes supportent de plus en plus mal de vivre avec leur belle-mère; elles sont excédées d’être jugées, jaugées à chacun de leurs faits et gestes; les conseils assortis d’un “ma fille” les irritent particulièrement», décrit l’historienne dans le livre.
Ce poncif des femmes incapables de faire autrement que de se voler dans les plumes est bien utile à la domination masculine, puisqu’il fait obstacle à la solidarité féminine –ne dit-on pas qu’il faut diviser pour mieux régner?
Complot dévirilisant
Ce ne sont pas les épouses qui, cherchant à être plus autonomes, à se libérer du joug patriarcal et de la coupe de leur belle-mère, suppôt de l’époux (certaines se rendent ainsi jusqu’au tribunal pour soutenir la demande de divorce de leur fils et se faire écho de ses accusations maritales: «Leurs belles-filles sont “gaspilleuses et fainéantes”, négligent les soins du foyer, sont de piètres cuisinières»...), ont uni leurs forces et comploté pour faire d’elle une figure d’épouvante. Ce sont bien les gendres qui ont contribué –volontairement–à fortifier le cliché et à rendre la haine des belles-mères plus vivace.
L’objectif: éviter que les belles-mères ne viennent remettre en cause leur autorité. «Si l’épouse, par les liens du mariage, lui doit obéissance (article 213 du Code Napoléon), il lui faut imposer sa loi à sa belle-mère, sauf à accepter d’être ridicule, voire dévirilisé, aux yeux de son entourage et de la communauté masculine», précise Yannick Ripa dans L’étonnante histoire des belles-mères.
«La complicité féminine est crainte par les gendres: belle-maman peut être informée de leurs contre-performances ou défaillances sexuelles.»
Tout est donc mis sur le dos de la belle-mère: dans les procédures de divorce de l’entre-deux-guerres, la voilà «dénoncée comme responsable de nombreuses discordes conjugales par les requérants», ce qui conforte l’idée qu’elle est intrusive. Et les chansons de la fin du XIXe et du début du XXe siècles «soulignent que la complicité féminine est crainte par les gendres: belle-maman peut être informée de leurs contre-performances ou défaillances sexuelles, cause possible de mésentente entre le gendre et sa belle-mère», dévoile l’historienne Anne Simon-Carrère, dans un chapitre consacré à la figure de la belle-mère dans les chansons.
Les gendres «reprochent très souvent à leur belle-mère de “monter [leur] fille” contre eux, de former avec elle un clan de femmes acrimonieuses, de les surveiller», souligne dans le même ouvrage Yannick Ripa. D’autant qu’elle vient aussi à la rescousse de sa fille victime de maltraitances conjugales devant les tribunaux.
Mieux vaut donc moquer la belle-mère et en faire une figure archétypale plutôt que de tolérer une communauté de femmes (dont l’une plus expérimentée) excluant le père et l'époux –voire pire, liguée contre lui.
Féminisme ridiculisé
À cet égard, il n’est pas étonnant que les belles-mères soient forcément montrées comme laides: leur apparence serait le miroir de leur âme. Parfait repoussoir, indiquant aux femmes qu’il vaut mieux ne pas contester l’autorité patriarcale.
«Dans de nombreuses cartes postales, un comédien, grimaçant, est déguisé en belle-mère; ce travestissement contribue à enlaidir celle-ci, à la ridiculiser, mais cette image désexualisante permet aussi d’avertir que la volonté de la belle-mère de s’emparer du pouvoir masculin lui ôtera toute féminité», récapitule dans son ouvrage Yannick Ripa.
D’ailleurs, la seule fois où les belles-mères sont dépeintes comme séduisantes, dans les années 1920, elles flirtent… avec leur gendre. Ce badinage renforce l’image négative de la «belle-doche», rivale de sa propre fille, traîtresse, et quasiment incestueuse puisque cherchant à séduire son beau-fils.
C’est ainsi que la façon dont la belle-mère est représentée vient non seulement renforcer le rôle du chef de famille, mais aussi décrédibiliser toutes les revendications féministes. Ainsi du film Le Congrès des belles-mères, sorti en 1954, dans lequel Émile Couzinet tourne en ridicule les revendications féministes.
«Le film caricature l’engagement politique des femmes à travers ces belles-mères, qui se “virilisent” à partir du moment où elles se présentent aux élections, troquant leurs jupons contre des tenues sportives et s’entraînant aux arts martiaux à des fins d’auto-défense», écrit Delphine Chedaleux, spécialiste des approches genrées du cinéma.
Cliché bien ancré
Bien sûr, au XXIe siècle, il n’existe plus beaucoup de belles-mères qui décident d’habiter avec leur fils et leur belle-fille, sans leur demander leur avis –à l’image du personnage du roman d’Hector Malot de 1874, sobrement intitulé Une belle-mère, à qui il ne «vint même pas à l’idée que ses enfants pouvaient avoir le désir d’être seuls et libres chez eux».
C’est même l’inverse. Beaucoup de belles-mères «sont conscientes de ce qu’on pourrait leur reprocher et du coup, elles s’autocensurent; elles n’ont pas le sentiment d’être légitimes pour intervenir dans la vie du couple par leur savoir et leur expérience, et font attention à ne pas jouer à la “belle-doche”», fait remarquer Yannick Ripa.
Et c’est ainsi que le stéréotype se perpétue. Comme le constate la sociologue Deborah Merrill, auteure de l’ouvrage Mothers-in-Law and Daughters-in-Law: Understanding the Relationship and What Makes Them Friends or Foe, «certaines belles-filles, même si elles s’entendent bien avec leur belle-mère, ont connaissance du stéréotype et ne font donc pas état de leur bonne relation, ce qui perpétue la mythologie de la mésentente» et de l’affreuse belle-mère.
Preuve qu’il faut en parler. Et que plutôt que de conseiller aux gendres et brus des manières de communiquer avec leur belle-mère, mieux vaut communiquer sur le fait qu’il s’agit d’un stéréotype, plus fantasmé que réel et 100% sexiste.
1 — Cette chanson est mentionnée par l’historienne Anne Simon-Carrère, spécialiste de l’histoire des femmes et de la chanson populaire, dans l’ouvrage collectif L’étonnante histoire des belles-mères (Belin, 2015). Retourner à l'article