Vous lisez le second épisode de Peur bleue. L'épisode 1 est à lire ici.
«D'habitude», Jean-Christophe Moustacakis n'est pas directeur d'enquête. Il est chef de la police judiciaire de Nîmes. Mais les faits l'ont mené, exceptionnellement, à diriger cette affaire-là.
Quand il arrive au rond-point du centre commercial d'Alès, ce samedi 27 février 2016, «il pleut à torrents». La Golf blanche est là, arrêtée. À travers la vitre éclatée côté conducteur, Jean-Christophe Moustacakis perçoit l'habitacle recouvert de sang et «le corps sans vie d'une jeune femme, mortellement blessée à la tête». Il tend la main vers le vide-poche du véhicule, déplie le papier qu'il vient de trouver. Le récépissé d'un dépôt de plainte pour harcèlement et appels malveillants, daté du 21 février 2016.
***
Un jour de décembre 2012, Christelle Ramière pousse la porte entrebâillée. Sa sœur Carine pleure, assise au bord du lit. Enfants, elles dormaient dans la même chambre. Elles n'ont qu'un an d'écart; elles se sont suivies à l'école, au collège, à l'université. Dans quelques jours, elles fêteront Noël en famille. Carine adore Noël, elle le prépare dès le mois d'octobre. Ça énerve toujours Christelle, «mais bon...». Sur son lit, Carine lève les yeux vers sa sœur: «J'ai découvert qu'il m'a trompée. Et je suis enceinte.»
À Cyril, son frère aîné, Carine dit: «J'étais sous pilule, et c'est arrivé.» Cyril comprend de suite: cet enfant est tout pour elle. Christelle confirme aussi l'avoir vu dans les yeux de sa sœur: «Elle avait pris la décision d'être mère.» Carine est «une éternelle optimiste», décrit Cyril. Il est un peu inquiet, elle le rassure: «Avec ou sans lui, il aura une belle vie.» Cyril dit que c'est là que le «lobbying» a commencé.
Jean-Régis Julien ne veut pas être père. Il envoie des textos à Sophie, la meilleure amie de Carine: «Faut que tu lui dises qu'elle avorte, elle ne peut pas le garder.» «J'ai le souvenir que c'était tous les jours», raconte Sophie. Il envoie des messages à toute la famille de Carine, explique qu'elle est trop jeune, s'invite chez ses proches «pour discuter». Cyril se souvient de ces mots froids: «Elle m'a fait un enfant dans le dos, je me suis fait avoir.» Il ne reconnaît pas sa sœur dans cette description.
«Il doutait que l'enfant était de lui»
Karim est chauffeur de la ligne 230. Pendant trois ans, il a pris Carine dans le car le matin pour la déposer au lycée, et l'a ramenée avec le service du soir. Il rit: «Ce que j'aimais, c'était son caractère! Et elle faisait la discipline dans le car parce que parfois, c'était le bazar.» Un jour, Karim cherche un chat pour son fils qui a perdu le sien. Carine lui en propose un. Karim va chez elle, rencontre sa famille. Ils deviennent amis. «Elle avait une facilité à se faire des amis, à toucher les gens –que moi je n'ai pas par exemple– et qui la rendait un peu spéciale», indique son frère Cyril.
Karim voit Carine, qu'il a connue enfant, devenir une jeune femme. Enceinte, elle lui parle de Jean-Régis: «Il doutait que l'enfant était de lui. Elle était très vexée et très triste», confiera-t-il aux enquêteurs. À la barre, il assure: «Pour moi, c'était un enfant fait dans l'amour. Ils vivaient une vie amoureuse.»
D'une certaine manière, l'histoire a débuté dans la violence. En 2011, Carine et sa meilleure amie Sophie sont témoins de l'agression d'une serveuse au McDonald's. Elles sont convoquées au commissariat d'Alès pour identifier le suspect. Jean-Régis Julien y est gardien de la paix. Il remarque tout de suite Carine Ramière. Il demande son nom à ses collègues policiers, la retrouve sur Facebook et lui envoie un message.
Au moment de leur rencontre, Jean-Régis a 29 ans et Carine, 19. «Elle était très heureuse, très amoureuse», admet Cyril. Il précise: «Jean-Régis m'a paru comme une personne normale, équilibrée, digne de confiance. Il était dans la police et pompier volontaire.» Aujourd'hui, il est convaincu que ces fonctions l'ont aveuglé.
Face à la cour, Cyril retient un sanglot: «C'est ça qui est pour moi le plus difficile. Je suis le grand frère, et je savais pas...» En tant que grand frère, il se sentait «le devoir de la protéger».
Carine reste à la maison. Sa sœur Christelle voit son ventre grossir, et avec lui l'apparition des vergetures: «Je lui passais de l'huile tous les soirs, et elle s'endormait dans mon lit.» Ensemble, elles choisissent le prénom, en parcourant des listes pour bébés garçons sur internet. Dès qu'elle le prononce, Carine sourit: «Ce sera Mathis.»
«C'est le père de mon enfant»
La jeune femme trouve un logement. Elle décore son appartement seule. Sophie l'aide à monter ses meubles avant l'accouchement. Au septième mois de grossesse, Carine boucle ses études. Elle obtient son diplôme de monitrice-éducatrice. «Elle était déterminée, convient Christelle. Elle avait tout prévu. La seule chose qu'elle n'avait pas prévue, c'est que c'était un beau bébé: elle avait des vêtements taille 0-1 mois et quand il est né, il mettait du 3 mois.»
Mathis vient au monde un matin d'août 2013. Quand Christelle arrive dans la chambre de la maternité, Jean-Régis est là. Sa présence l'étonne mais ce n'est pas ça qui la marquera. Une fois seule avec sa sœur, Carine s'effondre: «Ce petit, il a que moi. Faut que j'assure.» Christelle ne l'avait jamais vu flancher avant. Sous la pression de Carine, Jean-Régis reconnaît l'enfant et lui donne son nom.
Ce sera à peu près tout.
Carine décroche un CDD dans une maison d'accueil spécialisée pour les personnes handicapées, puis intègre l'unité des enfants atteints de troubles autistiques. «Elle s'est montrée plus qu'à la hauteur», affirme son chef. Carine organise des ateliers, des projections, des repas à thème pour ses collègues et les résidents.
En apprenant la réapparition de Jean-Régis au moment de la naissance, en 2013, et la seconde chance qui lui est accordée par Carine, son grand frère Cyril est «réticent». Carine martèle: «C'est le père de mon enfant.» Elle le dit à sa famille, le répète à sa meilleure amie, à tous ceux qui ne comprennent pas: «C'est le père de mon enfant.»
À la barre, Cyril se retourne. Son visage est bouffi par les larmes. Il regarde sa mère, assise sur le banc des parties civiles. Le voit-elle seulement? La tristesse a consumé ses yeux depuis si longtemps qu'il est impossible de dire ce qu'elle perçoit derrière le voile du chagrin. Cyril souffle qu'il faut qu'elle parte, pour pouvoir expliquer quelque chose. Comme un seul homme, ses deux frères et Christelle prennent leur mère dans leurs bras et l'emmènent dehors.
Alors, Cyril raconte: «Mon père est décédé d'une longue maladie. Il était colérique, impulsif, violent. Il buvait. Il a eu des gestes déplacés envers moi et mes frères. On a pris des coups. On ne se sentait pas aimés. J'ai des souvenirs de lui saoul et battant ma mère...» Il marque une pause. «J'oublierai jamais le son de la tête de ma mère contre l'évier.» Sa voix se brise: «J'étais petit...» Carine, elle, ne l'a presque pas connu. Elle avait 5 ans quand son père a claqué la porte.
«Il était fier de dire qu'il avait entendu notre conversation»
En octobre 2014, Carine quitte définitivement Jean-Régis. Elle a appris pour les autres femmes, les photos envoyées et reçues via Facebook, et Adopteunmec.com. Le directeur de l'association d'aide aux enfants handicapés lui propose un CDI. Ayant trouvé un travail plus adapté à ses horaires de mère célibataire, Carine ne le prend pas. Mais elle reste à l'association, reconnaissante pour cette proposition. Durant l'enquête, le directeur dira de Carine qu'elle était très loyale et très estimée au sein de l'équipe.
Carine veut avant tout que son fils vive «des beaux moments avec son père». Elle propose des sorties à la plage, au zoo, à Disneyland. «Il prétendait voir le petit mais quand il venait, il était plutôt collé à Carine», note Karim, le chauffeur de car. Jean-Régis Julien prête une voiture à son ex-compagne. Elle soutient que c'est pour l'enfant. Karim a une autre vision des choses: «C'est pas raisonnable de garder [cette voiture]. C'est un moyen de te tenir...»
Plus le temps passe, plus Jean-Régis s'accroche. Il y a les appels en boucle, «vingt fois en un quart d'heure», les SMS en rafales dès l'aube, les visites au beau milieu de la nuit.
À l'été 2015, Carine et Jean-Régis sont séparés depuis huit mois. Elle discute dans la cuisine avec sa meilleure amie Sophie de leurs prochaines vacances, quand elles entendent frapper à la fenêtre. Jean-Régis est là. «Il était fier de dire qu'il avait entendu notre conversation. Il était plus de minuit. Il a fallu qu'elle lui dise de partir», se souvient Sophie.
Andréa emménage dans l'appartement au-dessus de celui de Carine en septembre 2015. Elles sont les deux seules locataires de la maison. «On a très vite sympathisé. J'ai un enfant autiste et comme elle travaillait avec des enfants autistes... elle m'a donné beaucoup de conseils.» Carine lui confie que la relation avec le père de Mathis est compliquée. Qu'elle l'a beaucoup été.
Le matin, en partant, Andréa voit Jean-Régis planqué dans les buissons. «Il l'espionnait derrière les volets», se rappelle-t-elle. Elle raconte comment il entrait par le portail, sautait par-dessus le muret, débarquait dans l'obscurité «comme s'il était chez lui». Le conjoint d'Andréa lui-même rapporte aux enquêteurs que Jean-Régis restait dans sa voiture des heures durant, garé sur le chemin devant la maison. Quand il le voyait dans le jardin de la propriété, il descendait fumer une cigarette pour tendre l'oreille: «J'intervenais quand je le trouvais trop insistant.» Il partait toujours. Revenait toujours.
«Je ne sais pas comment ça va finir, tout ça»
Le 4 janvier 2016, Carine appelle la gendarmerie. Jean-Régis est encore là. Le procès-verbal établit: «Madame Ramière fait part de son exaspération.» Au téléphone, elle explique: «Il est chez moi mais dehors. Il est revenu à mes volets. [...] Ça fait un an que je vis cette galère, j'en ai marre.» Elle précise aux gendarmes: «Il est fonctionnaire de police donc je vous préviens, il se croit un peu tout permis.»
Jean-Régis dit qu'il veut voir son fils. Il est 22h30. Sept minutes plus tard, Andréa, la voisine de Carine, appelle à son tour la gendarmerie. Elle s'entend répondre: «Mais il est là ou pas? Pour que je puisse envoyer une patrouille, faut qu'il soit là.» Andréa ne sait pas, il fait trop noir, il est peut-être dans les buissons. «Après, les histoires avec votre voisine, faut qu'elle les règle aussi, lance la voix à l'autre bout du fil, et faut que le problème du portail soit réglé, qu'il ferme, et qu'elle trouve une solution pour qu'il dégage.»
Quand les gendarmes arrivent enfin, ils croient à un conflit autour de la garde de Mathis. Jean-Régis est «calme et silencieux», et part «sans faire de difficulté».
Me Michaël Corbier demande à Andréa si les gendarmes ont employé l'expression «violation de domicile». Elle hoche la tête: «Je ne me souviens pas de ça. Je me souviens très bien qu'ils n'avaient pas à intervenir si quelqu'un était dans notre jardin. Que s'il se passait quelque chose, c'était nous les fautifs.»
Carine s'adapte au planning de Jean-Régis pour qu'il puisse voir leur fils. Tout le monde conseille à la jeune femme de saisir le juge aux affaires familiales pour poser un cadre, des horaires. Sophie se dispute avec elle: «Ça ne peut pas continuer comme ça.» À son frère Cyril, Carine oppose: «De toute façon, il le prend quand ça l'arrange...»
Un matin, Carine est convoquée par la directrice de la crèche. Mathis est perturbé, il mord les autres enfants. Dans le bureau, la jeune mère se met alors à pleurer. Elle lui avoue ne plus dormir. Jean-Régis est toujours derrière elle et devant chez elle. La directrice lui conseille de porter plainte. Carine est persuadée que personne ne la croira. Un jour, elle l'a giflé pour qu'il parte. Son ex-compagnon est allé voir un médecin pour faire constater ses blessures. Elle dit: «Je ne sais pas comment ça va finir, tout ça.»
«Il est capable de tout»
Jean-Régis apprend qu'elle a un nouveau petit ami. En réalité, nuance ce dernier, ils se sont vus deux fois, se sont embrassés une, et cela n'est pas allé plus loin. Il n'avait pas envie d'aller chez elle à cause de «la relation conflictuelle». À la barre, il admet: «C'est compliqué d'entamer une relation avec quelqu'un quand son ex-conjoint campe dans son jardin.»
Jean-Régis assaille Carine de textos, près de 2.000 entre janvier et février 2016:
«Putain ça me fait chier ces histoires j'ai pas dormi de la nuit.» (5h06);
«Qu'est-ce qu'il a de plus que moi?» (5h08);
Appel manqué;
«Réponds-moi.» (5h10);
«T'as couché avec lui?» (5h12);
Appel manqué;
«T'as envie de me faire du mal en fait.» (6h41)
Le président de la cour d'assises du Gard s'arrête. Il pose la feuille et lève les yeux vers la salle: «Si vous voulez, je peux continuer mais ce serait fastidieux, il y a encore quarante autres messages.»
Karim, l'ami chauffeur de Carine, la voit amaigrie et apeurée. Jean-Régis l'a menacée de lui mettre une balle dans la tête. Sophie confirme: «Je lui ai dit que c'était des propos très graves. Elle m'a rassurée en me disant qu'il parlait beaucoup.» Un jour où Cyril vient réparer son ordinateur, sa petite sœur lui dit: «Il me suit tout le temps, c'est une ombre.» Dans la conversation, «au fil de l'eau», Carine lâche: «Il est capable de tout.» À nouveau, elle se veut rassurante: «Je vais lui rendre sa voiture. Tout va bien aller pour moi.» Cela fait presque un an et demi qu'ils se sont séparés.
Le 19 février 2016, la gendarmerie d'Alès reçoit un nouvel appel. Il est 1h01 du matin. «Il ne veut pas partir.»
«Si vous ne me dites pas qui vous êtes ni où vous habitez, ça va être compliqué.» Carine donne son adresse. On lui explique qu'une patrouille va arriver, mais là les effectifs sont sur deux cambriolages, c'est autrement plus urgent.
Quand ils arrivent, Carine leur montre les messages sans fin, les trente-huit appels en une journée. Elle leur dit: «Je lui rappelle en boucle les choses mais il ne les comprend pas.» Elle peut porter plainte, lui signale-t-on. Le gendarme la sent hésitante. Dans son procès-verbal, il note: «Elle voulait régler tout ça sans faire de vague.» Il lui donne son numéro professionnel, promet que si elle porte plainte, Jean-Régis sera convoqué pour s'expliquer.
«Pour moi, c'est une exécution»
Le lundi 22 février, Jean-Régis Julien est assis devant le bureau de la gendarmerie. Son regard est vide. Il est calme. Dès qu'il sort, il envoie des messages à Carine: c'est foutu pour lui maintenant. Le procureur va se saisir de l'affaire. C'est dégueulasse ce qu'elle est en train de lui faire. Carine culpabilise. Elle le prévient: «Ok, je retire mais tu arrêtes.» Le soir même, sur les coups de 21 heures, sa voisine Andréa descend au sous-sol de la maison pour mettre du linge à la buanderie.
Elle voit un homme avec une parka et un sweat à capuche foncé, tourné vers le mur. Elle sursaute. Jean-Régis se retourne: «Je n'en peux plus, je suis pas bien.» Andréa jette un œil vers le mur. Elle comprend. La bouche d'aération. Jean-Régis était en train d'écouter les moindres faits et gestes de Carine.
Andréa tente de discuter avec lui. C'est fini. Il faut contacter le juge aux affaires familiales pour Mathis, s'il veut le voir. Jean-Régis plonge ses yeux dans les siens: «Je n'en voulais pas du petit, je voulais qu'elle se fasse avorter.» Sous le choc, Andréa lui fait promettre de ne pas revenir. Il promet. Il dit que Carine est à lui et qu'elle resterait à lui.
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Le samedi 27 février 2016, aux alentours de midi, Christelle Ramière reçoit un appel d'un numéro inconnu. «C'est la police. Il y a eu un incident.» Elle ne saisit pas trop. Elle comprend que ça concerne sa famille. Elle contacte de suite Clément, son frère militaire. C'est son jour de repos. Elle demande: «Tout va bien?» Le son de sa voix fait froid dans le dos. Elle appelle ensuite son petit frère, Célestin, pompier volontaire. Tout va bien de son côté aussi. Christelle prend sa voiture pour aller à l'hôpital. Pendant ce temps, Célestin contacte le commissariat. Il rappelle sa sœur quelques instants plus tard. Inutile pour l'hôpital. «Tu peux rentrer. Ça sert à rien.»
Quand Célestin a eu les policiers au téléphone, ils lui ont demandé s'il était tout seul. Ses doigts s'accrochent à la barre de la cour d'assises: «On ne demande pas à quelqu'un s'il est tout seul s'il ne s'est pas passé quelque chose de grave.» Il se souvient de deux phrases: «Votre beau-frère s'en est pris à votre sœur.» Puis: «Jean-Régis a tiré sur votre sœur.»
À l'annonce de son décès, soixante personnes travaillant avec Carine –membres du personnel et résidents de la structure– ont demandé à voir un psychologue.
Face aux jurés, Christelle Ramière, la sœur de Carine, baisse légèrement son masque: «Pour moi, c'est une exécution.» D'une voix blanche, elle ajoute: «Sa plus grande peur, c'était qu'il lui enlève Mathis, et vous voyez, quelque part, il l'a fait.»
Vous venez de lire le second épisode de Peur bleue. L'épisode 3 est à lire ici.