La mère de Sophie Nouwynck détestait les petites filles rousses. Sophie était de surcroît gauchère. Peut-être, déjà, a-t-on pensé qu'elle portait la marque du diable.
Sophie naît peu avant la rentrée des classes 1964, sur les terres minières du Nord. Son père Émile et sa mère Jeannine n'ont jamais connu que cette portion de ciel du comté de Hainaut, entre Cambrai et Valenciennes.
Émile Nouwynck est mouleur de fonderie; Jeannine fut un temps tricoteuse. Dans le village, les voisins traitent Émile de «cornard», la pire insulte qui soit. Jeannine a sept enfants. Le dernier, au moins, n'est pas d'Émile: son père biologique est Stanislas Fryder, un autre charbonnier.
«Papa est en bas»
«J'aurais voulu avoir une mère normale», confie Sophie. Au lieu de ça, Jeannine lui glisse dans la chaussure des mots à apporter à Stanislas pendant sa promenade. Sophie a 8 ans, elle est l'aînée de la fratrie. Ces petits messages sont une responsabilité; elle y voit une preuve d'amour.
La mère de Sophie ne fait pas de câlin. Elle réserve son affection aux hommes. Son père Émile est plus affectueux, plus silencieux aussi. Un jour, Jeannine envoie un fer à repasser à la tête d'Émile. Les gendarmes viennent souvent à la maison pour faire cesser les cris.
«Si tu dis quoi que ce soit, je te tue.»
Sophie se rend toute seule à l'école, elle adore ça. Elle a alors l'impression de «partir au bout du monde».
Avec sa cousine, une après-midi, Sophie joue avec des allumettes. Sa mère la punit avec une fessée. Vexée, Sophie lui dit qu'elle va tout raconter à son père, pour Stanislas; qu'elle les a surpris tous les deux allongés dans le lit. Sa mère la frappe avec un ceinturon. Elle l'avertit: «Si tu dis quoi que ce soit, je te tue.» Mais c'est Émile qui est mort.
Une nuit, Sophie entend du bruit en bas. Elle descend voir. La porte de la cave est ouverte. Son père se balance au bout d'une corde. Elle vient d'avoir 10 ans. Sophie remonte, prévient sa mère: «Papa est en bas, il se balance.» Sa mère lui demande d'aller se recoucher. Sophie et ses frères et sœurs ont interdiction de voir leur père une dernière fois. Ils n'assisteront pas aux obsèques.
Et puis, pas le lendemain mais presque, ils partent vivre chez Stanislas Fryder. Sa mère Jeannine veut que les enfants l'appellent Papa, mais Sophie n'aime pas ça.
Stanislas n'est pas méchant. Quand il joue avec Sophie et sa sœur Marie-Odile, Jeannine ne le supporte pas. «Elle nous voyait comme des rivales», souligne Marie-Odile. Si quelqu'un complimente ses filles, Jeannine répond: «C'est normal, car le moule est joli.»
Quand elle le lui demande, Stanislas corrige les enfants à coups de ceinturon. Sophie pense que la méthode de sa mère était de diviser pour mieux régner.
En colonie de vacances, tous les enfants reçoivent une carte de leurs parents. Pas Sophie. Sa mère lui manque terriblement; elle a tout le temps peur de la perdre.
«Elle n'a pas fait un bon choix»
À l'été 1981, toute la famille part pour la première fois en vacances grâce aux aides de la CAF. Le soleil de l'Hérault élargit le champ des possibles. Sophie a 16 ans. Elle ratera toutes les rentrées scolaires du lycée. Les parents sont aux vendanges et en tant qu'aînée, Sophie doit s'occuper de ses frères et sœurs. Le plus jeune d'entre eux l'appelle «ma petite maman». Il la trouve très affectueuse, très protectrice aussi.
Sophie ne passe pas les épreuves du bac. Sa mère fait un stage de voile à ce moment-là, il faut rester avec les petits, mais Sophie se souvient qu'elle se sentait «bien».
Jeannine annonce qu'ils vont «effacer le passé pour un avenir meilleur». Stanislas adopte légalement ses enfants. Ces derniers doivent abandonner leur nom, Nouwynck, pour prendre celui de Fryder. Sophie a 18 ans. «C'est un second deuil», reconnaîtra-t-elle. Certains de ses frères s'y feront, d'autres, comme sa sœur Marie-Odile et elle, jamais. Jeannine continue à recevoir ses amants chez elle; parmi eux, il y a des copains de Sophie.
«Nous étions tous les deux en manque d'affection et nous nous sommes bien trouvés.»
L'année de sa majorité, Sophie rencontre Jean-Luc. Ils s'écrivent durant les longs mois de service militaire. L'un des frères de Sophie la croise un soir, travaillant dans un bar PMU «dans une tenue plus qu'équivoque». Cela l'a choqué. Il dit qu'elle aurait été prête à tout pour avoir de l'argent.
À la fin de son service militaire, Jean-Luc retrouve Sophie. «Nous étions tous les deux en manque d'affection et nous nous sommes bien trouvés», analyse Sophie. Ils s'installent ensemble dans l'Hérault. Jean-Luc Masala déteste la famille de Sophie: «Quand je suis arrivé, c'était Cosette!». La famille de Sophie le lui rend bien.
Lors d'une visite à leur domicile, Jeannine remarque un trou dans la porte. Elle comprend que Jean-Luc l'a fait pendant une dispute avec Sophie. Elle en convient: «Cela ne m'a pas plu.» Elle ne rend plus visite à sa fille. Plus tard, Marie-Odile tranchera: «Elle n'a pas fait un bon choix, avec son mari.»
En 1988, Sophie et Jean-Luc ont une petite fille, Emmeline*. Ils se marient deux ans plus tard, au premier jour de l'hiver 1990.
Sophie enchaîne les petits boulots: contrôleuse de collants, contrat emploi solidarité dans une école primaire, chargée de repas pour les personnes âgées. Jean-Luc, lui, travaille dans une usine.
En 1992, Sophie occupe un poste d'employée de ménage à la faculté de médecine de Montpellier quand elle voit passer une annonce: l'université cherche un concierge. Elle répond pour Jean-Luc. Il est retenu. Ils se voient attribuer un appartement de fonction, ce qui a plein d'avantages.
Suite à un énième différend, Sophie écrit une longue lettre à sa mère «pour vider son sac». Son fils Bastien* naît l'année suivante, en 1994. Après l'accouchement, elle souffre d'une dépression post-partum; des flashs de son père Émile lui reviennent. Jeannine et Sophie ne se reparleront plus jamais.
Jean-Luc ne supporte pas les amies de Sophie. Il ne se rappelle pas comment elles s'appelaient, aucun prénom ne lui revient vraiment, il sait juste que c'était des «bonnes à rien».
À son tour, Marie-Odile, la sœur de Sophie, préfère prendre ses distances.
Durant son temps libre, Sophie se rend au PMU pour jouer aux courses. Elle aime l'ambiance, discuter avec les habitués.
«Il n'y a pas de limites»
En 2010, Sophie a 46 ans. Elle décide de repasser son bac. Elle aime la lecture, les documentaires, apprendre. Ses anciennes collègues se souviennent d'elle comme pouvant être «une vraie langue de vipère», mais elles lui reconnaissent bien ça, son intelligence et son «excellente culture générale».
La faculté de Montpellier l'embauche pour un nouveau poste, cette fois derrière un bureau. Sophie s'occupe des inscriptions, des rapports pédagogiques, de tout ce qu'un agent administratif est censé faire.
Mais déjà à l'époque, et comme l'exprimera des années plus tard Olivier, le délégué du personnel de l'Agefiph, «ce n'était pas simple de comprendre ce qu'elle cherchait».
Sophie veut plus d'argent pour se faire aimer, ou bien cacher son inaptitude à gérer son budget; peut-être est-elle kleptomane, à moins qu'elle ne veuille s'approprier ce qui appartient à d'autres, dans une forme de jalousie teintée d'absurdité.
Chez Sophie comme chez les enfants, précisera l'experte psychiatre, «il n'y a pas de limites». Sophie joue pour gagner et quand elle perd, elle recommence.
À la faculté de médecine, Sophie détourne des chèques d'étudiants, 17.000 euros en tout. Avec l'argent volé, elle «remplit le frigo», achète des cadeaux à ses enfants et à son mari. Tout ce qu'elle veut, c'est ne pas avoir à s'en tenir à un budget limité, ne pas avoir à refuser des choses, à dire non.
À côté, elle continue à jouer aux courses. Parfois, Bastien l'accompagne. Il n'a pas l'impression que sa mère est «une joueuse compulsive».
Ses escroqueries la rattrapent à la fin de l'année 2010. La faculté de médecine la licencie; le tribunal correctionnel de Montpellier la condamne à une peine de trois ans pour vol, contrefaçon et abus de confiance. Sophie porte un bracelet électronique.
Au moment du jugement, Jean-Luc découvre avec stupeur que sa femme a également contracté plusieurs crédits à la consommation. Il y en a pour 200.000 euros de dettes. Il décide de prendre les choses en main. Sophie se remet aux études et obtient son bac professionnel secrétariat en alternance. Il faut se serrer la ceinture.
«Ça m'a détruit»
Au début, Sophie ramène des petites sommes: 100, peut-être 200 euros. Elle explique à son mari Jean-Luc faire des ménages et de la garde pour enfants. Il ne se pose pas de questions. Son travail l'épuise et l'énerve; le soir, c'est vrai, il peut paraître comme «le vieux sauvage qui rentre à la maison», se mettre à crier fort pour préserver «sa bulle de tranquillité».
Un jour, Sophie lui soumet une idée: une copine à elle est call girl, elle lui a décrit comment ça se passait. En faisant pareil, ils arriveraient à rembourser plus vite leurs dettes. Jean-Luc refuse. Ils vont trouver une autre solution. Sophie avoue: «C'est trop tard, c'est déjà fait.» Il n'y a jamais eu de ménage ni de garde d'enfants.
«Elle a eu un courage énorme de prendre cette décision, bredouillera Jean-Luc, en baissant la tête. Pour pouvoir survivre. Sinon, on n'avait plus rien.» Certes Sophie lui a menti, mais Sophie ment tout le temps, «sur tout et n'importe quoi».
Dans la famille, les mensonges de Sophie sont même devenus un jeu: «On rentrait dans son jeu. Sauf que nous, on arrivait à en sortir et elle, elle en sortait pas.» Alors les relations sexuelles tarifées avec des hommes deviennent aussi un jeu. Sophie y voit une grande preuve d'amour de la part de son mari; pour Jean-Luc, «c'était pour garder une vie de couple normale, conserver une sexualité».
«Elle a eu un courage énorme de prendre cette décision. Pour pouvoir survivre. Sinon, on n'avait plus rien.»
Jean-Luc loue un appartement à quelques kilomètres de Montpellier, «plus pratique et plus discret», et y installe une caméra de vidéosurveillance. Quand un client arrive, Sophie envoie un texto: «Il arrive», quand il repart un autre message: «Il est parti.» Elle fait durer l'accueil, la douche, pour limiter la durée de l'acte sexuel.
En moyenne, Sophie reçoit cinq clients par jour, à 150 euros la prestation. À la fin de la journée, elle remet l'argent à Jean-Luc, qui lui en redonne une partie et consigne tout dans un carnet. Si tout va bien, le couple aura tout «épongé» en 2018, ils pourront enfin «repartir de zéro».
Ce «jeu» a un nom, le candaulisme. À la nuit tombée, Jean-Luc visionne les images de la caméra de vidéosurveillance sur son ordinateur. Un soir, son fils Bastien passe derrière lui. Il en a été profondément choqué.
Cette fois, c'est Jean-Luc qui n'arrive pas à sortir du jeu: «Je ne peux pas en vouloir à Sophie, mais ça m'a détruit. En tant que mari, ça m'a détruit.» Sophie, elle, assure qu'il la relançait tout le temps pour qu'elle se connecte sur son site de petites annonces et aille parler à d'autres hommes.
«J'ai découvert ma vocation»
Pendant son alternance, Sophie rencontre le directeur de l'Agefiph de Montpellier. Le courant passe bien, il lui propose un CDD de conseillère en prestations. Nous sommes en septembre 2013.
Olivier, son futur collègue de Toulouse, affirmera: «Je ne fais pas d'angélisme: on n'arrive pas à l'Agefiph par hasard. On ne permet pas à des gens en situation de handicap de ne pas perdre leur travail par hasard.»
«J'ai découvert ma vocation: aider les autres», s'enthousiasme Sophie. Elle a enfin l'impression de «se lever pour quelque chose». Elle passe son BTS d'assistante de direction en même temps que sa fille Emmeline. «Elle faisait en sorte d'avoir des meilleures notes que moi, car elle était dans une certaine rivalité», relève cette dernière.
Sophie est sérieuse et rigoureuse, parfois à l'excès, prenant des initiatives allant au-delà de ses missions. L'ambiance à l'Agefiph de Montpellier est «très très bonne». Tout est bien organisé, le management «parfait». «Les gens envoyaient des fleurs», se remémore Jean-Luc.
«C'est impossible qu'elle ait voulu se faire virer. Le CDI était trop important pour nous.»
En 2015, un poste de conseillère en prestations se libère à l'Agefiph de Toulouse. Le directeur de la délégation rencontre Sophie, sur recommandation de Montpellier. Elle connaît le métier. Le directeur l'embauche, en CDI. «C'était le Graal», résume Jean-Luc.
À propos du vol des tickets resto quelques mois plus tard, le mari de Sophie indiquera aux enquêteurs: «C'est impossible qu'elle ait voulu se faire virer. Le CDI était trop important pour nous.»
Au moment où Sophie signe son contrat, en novembre 2015, sa fille Emmeline décide de voyager à l'autre bout du monde, en Nouvelle-Zélande. Le climat familial est pesant, son père se met dans des états pas possibles pour pas grand-chose, des crises de colère noire, son frère Bastien reste sur son écran d'ordinateur toute la journée depuis qu'il a raté son concours de matelot et plus personne ne vient à la maison.
Sophie se retrouve seule dans son petit studio du 20, rue d'Assalit à Toulouse. Elle y installe ses maigres affaires –quelques plantes, des thrillers, un clic-clac pour dormir. «C'est affreux, à ton âge», s'exclame Emmeline. Le ressentiment et les flots sombres, eux, sont déjà installés.
«On a envie de secouer les gens»
Au début, l'intégration de Sophie à l'Agefiph de Toulouse semble bien se passer. Marilyne l'invite à déjeuner pour faire connaissance, elles font leurs pauses cigarettes ensemble, dehors. Olivier lui propose d'échanger des romans.
Derrière les apparences règne pourtant une grande désorganisation. Les dossiers s'accumulent, le management laisse à désirer. Selon Sophie, la devise était de diviser pour mieux régner. Elle veut changer les choses. «Quand je voulais apporter des solutions, je me faisais refouler», déplorera Sophie, ajoutant: «Moi, je voulais aider, pas mettre le boxon.»
Le vendredi soir, quand elle rentre à Montpellier, Sophie parle de ses problèmes de bureau à son mari. «Un jour, effectivement, je lui ai répondu: “Arrête de m'en parler, ça me fatigue.”», concède Jean-Luc.
Ses collègues trouvent qu'elle en fait parfois trop, qu'elle parle fort, elle prend mal les petites remarques qu'on lui fait. «Elle avait du mal à admettre qu'elle ne pouvait pas tout savoir», observe Mathieu, collègue et ami de Marilyne.
La nouvelle venue est curieuse, parle de sexe, pose trop de questions. Elle comprend, parce qu'elle a l'habitude, que Marilyne ment: elle n'a pas de petit ami en Allemagne comme elle le prétend. Sophie en fait un combat personnel. Si Marilyne ment là-dessus, sur quoi d'autre peut-elle mentir? Son intuition tourne à l'obsession. «Je me suis peut-être prise pour Zorro», avance-t-elle.
Sophie ne comprend pas comment Marilyne, l'employée modèle, peut être autant appréciée de ses collègues, elle qui s'invente une vie. Elle ne comprend pas pourquoi elle n'a pas cette reconnaissance, pourquoi personne ne voit tout ce qu'elle fait, pourquoi personne n'accepte son aide. Sophie sait qu'elle peut être utile: «On a envie de secouer les gens. J'avais envie de tout révolutionner, de mettre tout le monde devant le fait accompli.»
Une journée comme les autres à l'Agefiph, Marilyne lance: «Vous êtes tous mes enfants.» Sophie se met dès lors à ressentir de la haine –c'est le terme qu'elle emploiera devant la capitaine de police Nathalie Freund.
«Je crois qu'elle avait envie de se rapprocher de Marilyne. Mais à quel point lui a-t-elle laissé sa chance?»
«Finalement, je ne fais pas mieux que ma mère, je sème le chaos autour de moi!», déclare Sophie à la première experte psychiatre. Au second, «Marilyne a fait de moi une mauvaise femme». «Il y a des conflits qu'elle n'a jamais réglés. Elle ne les a jamais dépassés», expose la docteure Geneviève Peresson.
Ce que Sophie reproche à Marilyne est ce qu'elle reproche à sa mère: «Une image fausse. Une mère séduisante, qui brillait, sans que les gens ne sachent ce qu'elle faisait par derrière.» Alors Sophie va chercher dans le détail «pour alimenter sa rancœur», ajoute l'experte psychiatre. «Je crois qu'elle avait envie de se rapprocher de Marilyne, de bien s'entendre avec elle. Mais à quel point lui a-t-elle laissé sa chance?»
Le 17 mai 2016, cinq jours après le meurtre, Sophie Masala retourne dans l'appartement de Marilyne Planche, dans l'idée d'ensuite «la ramener chez elle en pièces».
Elle pose son sac à dos, rempli d'outils et d'une canette de Red Bull. Elle tire le corps de Marilyne jusqu'au lit. Là, elle lui met une couette «pour ne pas qu'elle ait froid». Quand elle aura fini, elle glissera la tête dans son sac.
«La tête, je ne voulais pas la mélanger, confiera-t-elle au second expert psychiatre. C'était son âme. Je voulais lui donner une vraie sépulture.» De retour chez elle, dans la nuit, elle enterrera la tête de Marilyne sous un buis de son jardinet, à l'aide d'une cuillère à soupe et de ses mains. Sophie Masala regarde l'expert psychiatre dans les yeux: «Je lui ai dit que je lui mettrai des fleurs.»
* Les prénoms ont été changés.