Société

«Marilyne, il y a un gros problème avec Sophie»

Temps de lecture : 10 min

[Épisode 2] La famille et les collègues de Marilyne Planche commencent à s'inquiéter. Ils ne l'ont pas vue depuis quelque temps, et ils reçoivent des messages étranges de son portable.

«Si c'est dur, c'est un mannequin; si c'est mou, c'est un corps.» | Nicolas Balas
«Si c'est dur, c'est un mannequin; si c'est mou, c'est un corps.» | Nicolas Balas

Sophie Masala pose le stylo sur le bureau, à côté de la feuille. Elle ne s'est pas changée depuis plus de quarante-huit heures. La juge d'instruction saisit le papier: dessus, le plan indiquant où se trouve la tête de Marilyne Planche. Nous sommes le 28 mai 2016. Le puzzle macabre qui a plongé Toulouse dans l'effroi depuis une semaine vient de prendre fin.

Personne ne sait encore bien quand l'affaire a commencé. Officiellement, pour les enquêteurs, elle a débuté six jours auparavant, le dimanche 22 mai.

«Pas d'odeur suspecte»

Penchée sur l'écran de son téléphone, Brigitte Planche plisse les yeux. Sa mère Reine lui demande ce qu'elle en pense. Brigitte lit le SMS: «Reine, je suis partie jusqu'à vendredi à la campagne. Pas de réseau là où je suis. Je t'appelle quand je rentre. Bisous.» –envoyé le 15 mai 2016 à 14h18, du portable de sa sœur Marilyne.

«C'était impossible!, s'exclame Brigitte. Déjà, appeler notre mère «Reine»… Elle n'aurait jamais envoyé de SMS à maman. Et Marilyne ne partait jamais à la campagne.»

Brigitte prend peur. Elle répète à son mari: «Y a quelque chose qui va pas.» Au téléphone, la police lui conseille de venir dans leurs locaux pour déclarer la disparition de sa sœur.

«Sur le palier, la porte est verrouillée et personne ne répond.»
Rapport de police

Le 22 mai 2016, dans la soirée, un brigadier rédige le tout premier procès-verbal. Il consigne d'abord une description physique succincte de Marilyne Planche, livrée par Brigitte: «Femme de type européen. Âge apparent: 45-50 ans. 1m60, de corpulence forte [...], cheveux poivre et sel souvent tirés en queue de cheval. Généralement vêtue de vêtements foncés grandes tailles. Yeux bleus. Pas de signe particulier.»

Brigitte précise qu'elle n'a plus de nouvelles de sa sœur depuis deux semaines, qu'elle et ses frères ont tous tenté de joindre Marilyne par téléphone, en vain. Derrière son bureau, le brigadier décroche le combiné à côté de son ordinateur. Il compose le numéro de Marilyne et attend la sonnerie. Répondeur.

Des officiers de la brigade de la sûreté départementale sont envoyés à la résidence Windsor, située au 12, rue Maurice-Fonvieille. Le concierge n'est pas encore rentré de vacances. Les policiers cherchent et finissent par trouver la porte de l'appartement de Marilyne, au premier étage. Le numéro, 105, est inscrit en petits caractères juste au-dessus de la sonnette.

Le rapport indique: «Sur le palier, la porte est verrouillée et personne ne répond. Pas d'odeur suspecte.»

«Reviens ici, y en a marre»

Comme le veut la procédure, les officiers procèdent ensuite à une enquête de voisinage. Au numéro 102, un jeune homme leur ouvre. Julien est ingénieur chez Airbus. La dernière fois qu'il a vu sa voisine, c'était le 12 mai. L'ascenseur était en réparation au sous-sol de la résidence; il a pris l'escalier. C'était sa pause déjeuner, il faisait simplement l'aller-retour pour récupérer des papiers.

Au moment de mettre la clé dans la serrure de son appartement, il avait entendu un cri. En tournant la tête, il avait vu sa voisine, Marilyne Planche, courir vers l'ascenseur. Elle criait: «Au secours, au secours!»

Julien et Marilyne se connaissent de vue. Ils se sont déjà croisés, le soir, au supermarché Casino en bas de l'immeuble.

Ce midi-là, dans la pénombre du premier étage, Marilyne était en t-shirt, chaussettes et culotte. Julien, les clés à la main, s'était alors avancé vers elle: «Qu'est-ce qui se passe?»

«Ne vous inquiétez pas, elle fait une crise de nerfs. Je gère.»
Sophie Masala, à propos de Marilyne Planche

Il raconte la suite aux policiers: une femme blonde, la cinquantaine, avait surgi derrière Marilyne, une cigarette entre les lèvres. Froidement, elle avait lancé à l'attention de Marilyne: «Reviens ici, y en a marre», avant de la ramener dans l'appartement en la tirant par les cheveux.

Julien s'était approché plus près, et la dame blonde, «de corpulence sèche», habillée contrairement à Marilyne, lui avait expliqué: «Ne vous inquiétez pas, elle fait une crise de nerfs. Je gère.» Elle avait un ton autoritaire.

Marilyne s'était calmée. Elle n'a plus crié au secours. Julien était rentré chez lui, avait pris ses papiers, mangé un bout de fromage et était ressorti. Mais perturbé par la scène à laquelle il venait d'assister, il était revenu devant l'appartement de Marilyne et avait posé son oreille contre la porte. Silence. «Pas de cris, pas de voix, pas de bruit.» Il était reparti au travail et avait cessé d'y penser.

Les officiers de la sûreté départementale décident d'entrer chez Marilyne en passant par l'appartement de Julien, dont la fenêtre mène à une coursive. Plus loin, celle de Marilyne est entrouverte. Ils soulèvent le volet roulant mi-clos et s'annoncent. Personne ne répond. Ils pénètrent dans le salon.

Les meubles sont couverts de poussière, l'intérieur est «un énorme capharnaüm», des papiers jonchent le sol de la salle de bains. Sur la table, les policiers trouvent une enveloppe au nom de Marilyne Planche. Ils sont au bon endroit. Pas de trace d'effraction, ni de lutte. L'appartement n°105 est vide.

«Appelle-moi s'il te plaît»

De là, les réquisitions d'usage sont lancées: une auprès de la banque de Marilyne pour suivre ses mouvements bancaires, une autre auprès de son opérateur téléphonique pour tracer ses appels.

Les enquêteurs découvrent très vite que le soir du 22 mai 2016, après leur visite à l'appartement de Marilyne Planche, sa carte bancaire a été utilisée à deux reprises place Dupuy, non loin du canal du Midi, entre 23h45 et 23h59.

Une première tentative de retrait de 1.500 euros au distributeur automatique de la Banque populaire a d'abord été refusée, mais un retrait de 300 euros, le plafond maximal, a été autorisé. Le distributeur de la place Dupuy est l'un des seuls de la ville à ne pas disposer de caméra de vidéosurveillance.

«désolée de t'avoir fait mal mon fils ne m'en veux pas j'ai toujours fait semblant je vis seule sans compagnon»
SMS envoyé du portable de Marilyne Planche à son collègue Mathieu

Le lendemain, lundi 23 mai, l'arrêt maladie de Marilyne Planche prend fin. À l'Agefiph, son bureau reste pourtant inoccupé. Ses collègues sont entendus par les enquêteurs.

Mathieu, le collègue et ami de Marilyne, leur montre le SMS étrange qu'il a reçu du portable de Marilyne le 18 mai 2016, à 8h34: «Non sophie ne délire pas elle est juste au courant de ce que j accumulé chez moi des centaines de dossiers factures d attestation mama n'est pas parfaite [...] désolée de t'avoir fait mal mon fils ne m'en veux pas j'ai toujours fait semblant je vis seule sans compagnon je n'aime pas les hommes la seule personne que j'aime ne veut pas de moi.»

Réponse de Mathieu, par texto: «J'ai failli exploser de rire.»

D'un coup, en relisant le message, Mathieu était devenu livide. «Mama» est le diminutif de Marilyne, non de «maman»; elle ne l'a jamais appelé «mon fils»; elle ne fait jamais de fautes d'orthographe, ni de ponctuation. De quels dossiers parlait-elle? Les employés de l'Agefiph ont interdiction d'emporter des dossiers chez eux. Tout doit rester au bureau, c'est le règlement. Le SMS n'a aucun sens. Quelque chose ne va pas.

Mathieu avait tapé sur le clavier de son téléphone: «Appelle-moi s'il te plaît», insisté: «Rappelle-moi tout de suite, c'est urgent». Il s'était précipité dans le bureau de son collègue Olivier, puis avait envoyé un dernier texto: «Je ne crois pas que ce soit Marilyne qui me répond.» Il ne recevra plus de message.

Avec Olivier, Mathieu s'était alors rendu à la résidence Windsor pour frapper à la porte de Marilyne. Ils n'étaient pas arrivés à passer le hall d'entrée. Le concierge était toujours en vacances. Mathieu avait glissé un mot dans la boîte aux lettres de l'appartement n°105: «Marilyne, il y a un gros problème avec Sophie. Je crois qu'elle a ton téléphone.»

«C'est impossible»

Face aux enquêteurs, Olivier revient sur ce vendredi 20 mai 2016. Sophie, qui était partie en week-end prolongé à Montpellier pour voir sa famille, est de retour au travail.

Ce jour-là, elle tient des propos bizarres, annonce un secret qui va bientôt être révélé. Elle prévient: «Vous allez tomber de haut», évoque un ultimatum qu'elle aurait donné à une personne de l'Agefiph, absente pour le moment, pour qu'elle «sorte du bois et montre son vrai visage».

Seule Marilyne est absente. Elle s'est fait opérer de la cataracte à l'œil gauche et est en congé maladie.

Plus tard dans la journée, Olivier croise à nouveau Sophie à la photocopieuse. Il remarque des griffures sur ses mains, un bleu gigantesque sur son épaule. Sophie lui révèle avoir vu l'appartement de Marilyne, «un appartement dégueulasse». Elle explique lui avoir proposé de faire le ménage chez elle, pendant que Marilyne, avachie sur le canapé, était en train de «picoler». Elle avance que Marilyne la harcèle sexuellement depuis son arrivée à l'Agefiph en novembre dernier, qu'elle est allée voir un psychologue qui lui a confirmé que Marilyne était une «homosexuelle refoulée».

Il n'y avait que le nom de Marilyne Planche sur son interphone et sa boîte aux lettres. Sophie avait raison, elle vit seule, elle n'a pas de compagnon. Elle leur avait bien dit que Marilyne mentait. Son discours est confus mais «fluide», «pas hâché», se souvient Olivier.

«Quand elle me parle de tout ça, j'avais une question en tête: “Qu'est-ce que tu as fait du corps?”»
Olivier, collègue de Marilyne Planche et Sophie Masala

Devant le photocopieur, Sophie assure à Olivier que Marilyne a pris un train pour la rejoindre à Montpellier, pour essayer d'obtenir ses faveurs. Olivier fronce les sourcils. Il rétorque à Sophie que «c'est impossible»: «Elle n'était pas capable de vous servir un verre d'eau en raison de sa déficience visuelle. Je la voyais mal prendre un train de manière autonome.» Sophie répond calmement: Marilyne est une menteuse, elle surjoue son handicap.

«Ça prend une tournure qui m'effraie, relate Olivier. Il hésite un instant, puis se redresse: «Pour être honnête, quand elle me parle de tout ça, j'avais une question en tête: “Qu'est-ce que tu as fait du corps?”» À ce moment-là, il en est intimement persuadé: Sophie a fait du mal à Marilyne. Le dimanche, Olivier évoque son pressentiment avec l'un de ses amis. «Mais non, tu es fou!», le rassure-t-il en souriant.

Les enquêteurs auditionnent les membres de l'Agefiph jusque tard dans la soirée du 23 mai 2016. Ils retournent à l'appartement de Marilyne et saisissent sa brosse à dents. Dans la salle de bains exiguë, ils doivent enjamber des piles de papiers pour atteindre la vasque. Ils se baissent pour regarder de plus près: des dossiers de l'Agefiph, ouverts, avec les références écrites en gros caractères, sont répandus sur le carrelage de la pièce.

«Pointure 36-38, épilée»

Le 24 mai, aux alentours de 18 heures, une étudiante rentre chez elle en empruntant la passerelle du bâtonnier Viala. À cette période de l'année, le soleil de printemps incite à la promenade sur les bords du canal du Midi.

Du coin de l'œil, l'étudiante repère un objet dans l'eau. Elle voit «une grosse poche flotter». Elle connaît bien le quartier, sa mère y habite; elle sait que les gens n'y jettent pas leurs ordures.

Elle croit voir quelque chose dépasser du sac poubelle gris. Elle interpelle un passant: elle a besoin d'aide pour sortir la poche de l'eau, pour lui ôter ce sentiment étrange qui s'empare d'elle.

«Si c'est dur, c'est un mannequin;
si c'est mou, c'est un corps.»
L'homme interpellé par l'étudiante pour l'aider

Un homme, professeur d'accordéon, vient à sa rencontre, attrape un grand bâton et profite d'un léger courant dans les flots sombres pour ramener vers la berge le sac poubelle aux liens coulissants roses, dont dépasse une chaussette noire.

Il croit à une plaisanterie, pense: «Si c'est dur, c'est un mannequin; si c'est mou, c'est un corps.» Avec l'extrémité du bâton, l'homme touche ce qui sort du sac. «Malheureusement, ce n'était pas dur», décrit-il en haussant les épaules.

La jeune étudiante et l'accordéoniste composent le 17. Ils viennent de trouver une jambe gauche, «pointure 36-38, épilée». Sur place, le médecin légiste de permanence ne peut dire si la jambe a été sectionnée par l'hélice d'un bateau ou du fait d'un tiers. L'accordéoniste se souvient des heures qui ont suivi pour lui, une nuit désagréable et agitée.

Au CHU de Rangueil, l'autopsie révèle que la jambe a été découpée «post-mortem» par le «mouvement mécanique répété» d'une scie à petites dents. Une enquête pour homicide volontaire est immédiatement ouverte.

«Je lui avais offert mon amitié»

Dès le lendemain, mercredi 25 mai 2016, de nouvelles recherches sont effectuées en amont et en aval du canal du Midi. Les enquêteurs retrouvent un bras gauche, également emballé dans un sac poubelle. Le jour suivant, l'engin de nettoyage du canal repêche le bras droit.

Les résultats d'analyse tombent sur le bureau de la capitaine de police Nathalie Freund: l'ADN prélevé sur la brosse à dents de Marilyne Planche correspond bien à celui de la jambe gauche.

Les relevés de téléphonie mobile montrent que le téléphone portable de Marilyne Planche et celui de Sophie Masala ont borné, le week-end de la Pentecôte suivant le 12 mai, au même endroit au même moment. Un mandat de recherche est lancé à l'encontre de Sophie Masala.

Quelques heures plus tard, sous un sapin planté sur les berges du canal du Midi, la jambe droite est retrouvée dans un sac poubelle gris de 100 litres aux anses bleues.

Le 26 mai 2016 à 14h50, l'avion de Sophie Masala en provenance de Paris CDG atterrit à l'aéroport Montpellier-Méditerranée. Les enquêteurs, brassards police au bras, montrent une photo de Sophie Masala au chef d'escale. Une équipe supplémentaire attend au tapis à bagages.

Quand Sophie descend de l'avion, les policiers s'avancent vers elle et lui présentent le mandat de recherche signé de la main du procureur. A-t-elle une pièce d'identité sur elle?

La femme blonde sort de son grand sac marron sa carte d'identité: Sophie Masala née Fryder, née le 05/09/1964 à Valenciennes (59). Au fond de son sac à main, la carte bancaire de Marilyne Planche et deux trousseaux de clés de l'appartement n°105.

Au même moment, à 14h50, un SDF contacte la police: il vient de trouver une valise dégageant une forte odeur dans des buissons bordant le canal du Midi. À l'intérieur, le buste de Marilyne Planche.

Tandis que Sophie Masala est entendue par les enquêteurs, ses collègues de l'Agefiph sont retranchés dans les locaux de la délégation. Ils ont baissé les rideaux. Dehors, au bord du canal, toutes les caméras des journaux télévisés sont braqués sur eux.

Face au capitaine de police Nathalie Freund, Sophie Masala s'emporte: «Je lui avais offert mon amitié, je l'ai aidée au travail et cette connasse m'a pourri la vie.» Elle ajoute: «Je ne dirais pas qu'elle mérite ce qu'elle a eu, mais…», laissant sa phrase en suspens.

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