Nice. Mai 2014. Un homme tire au fusil de chasse sur Hélène Pastor, riche héritière monégasque de 77 ans, et son chauffeur et homme de confiance, Mohamed Darwich, 64 ans. Depuis le 17 septembre 2018, dix personnes sont jugées par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône à Aix-en-Provence pour leur implication, à divers échelons, dans ce double assassinat.
Cet article est le premier épisode du récit de ce procès.
Abdelkader Belkhatir, 39 ans, est assis dans le box des accusés. Qu’il soit figé ou en mouvement, une moue crispée barre son visage. La nature semble l’avoir doté de lèvres contrites.
Le président de la cour d’assises, Pascal Guichard, lui demande de se lever pour expliquer sa position sur les faits. Dans sa chemise blanche, il balbutie: «Alors voilà. Pour moi, que justice soit faite. C’est une affaire qui nous dépasse totalement.» Il tente de poursuivre, puis soupire avant de se rasseoir: «Excusez-moi. J’ai du mal à m’exprimer.» Il faut dire que l'histoire des Pastor est complexe.
À Aix-en-Provence, au numéro 20 de la place de Verdun, derrière les barrières de chantier qui envahissent le quartier, une nuée de micros noirs bourdonnent sur la passerelle métallique du palais de justice.
Les visages sont cernés par la fatigue des nuits trop courtes et l’inquiétude d’avant procès. Les accréditations presse et les cartes «Principauté de Monaco» s’agitent sous le nez des policiers, qui n’accordent aucun passe-droit: premier arrivé, premier assis –exception faite aux jurés et témoins convoqués dans la salle d’audience.
En cet après-midi brûlant de septembre, dans la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, les dossiers s’amoncellent à la place des avocats, qui ont débordé sur les bancs des journalistes, qui se décalent sur les bancs du public, qui n’a quant à lui pas le droit de rester debout au fond, puisque la place est réservée aux forces de l’ordre.
Un espace réduit dont la petite porte ouvre sur un procès-fleuve (le planning des audiences s’étend sur cinq semaines), qui doit permettre d’accéder au destin d'une femme et neuf hommes accusés, de la principauté de Monaco aux cités de Marseille en passant par Varsovie.
«Par la force des choses, ma mère a eu un héritage»
«Pour moi, dit le commissaire Frizon à la barre, ils ont un même point commun: un attrait certain pour l’argent.» De fait, l’enquête de la brigade criminelle conclut qu’en mai 2014, Hélène Pastor et Mohamed Darwich ont été assassinés pour la somme de 140.000 euros, répartie entre plusieurs mains.
Dans l’ordonnance de mise en accusation figurent le guetteur, le tireur, celui chargé de trouver le guetteur et le tireur, celui qui a supervisé celui chargé de trouver le guetteur et le tireur, celui qui a aidé à dénicher l’arme, ou encore –comme souvent dans les prétoires– celui qui a «simplement voulu aider un ami». Autant d’intermédiaires qui se sont partagés les billets et les ont ensuite dépensés, glissés dans des enveloppes ou bien rangés dans un coffre-fort chez leur mère, une fois le contrat rempli.
Il y a ceux qui voulaient l’argent, et puis il y a celui qui voulait la mort d’Hélène Pastor et de Mohamed Darwich, son homme de confiance. Il y a, enfin, ceux qui paraissent n’avoir voulu ni l’argent, ni la mort de qui que ce soit, et dont on ne sait pas encore comment ils se sont retrouvés là.
«Pour moi, cette histoire naît le 21 janvier 2014», raconte Gildo Pallanca-Pastor, le fils d’Hélène Pastor, à la cour. «Ce jour-là je suis pris par un AVC [...]. C’est le trou noir. Je sais que le professeur dit qu’il n’y a aucune chance. Je reste huit jours dans le coma, et comme par miracle, je vais en sortir.» Il est transféré à l’hôpital l’Archet, à Nice. «Mon esprit est brouillé. J’ai du mal à ne pas dormir tout le temps […]. J’ai du mal à marcher.»
Gildo Pallanca-Pastor à son arrivée à la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, le 17 septembre 2018 à Aix-en-Provence | Boris Horvat / AFP
Gildo se trompe: l’histoire commence en réalité beaucoup plus tôt.
En 1879, le prince Charles III de Monaco ordonne la construction d’une église à Monte-Carlo, l’église Saint-Charles, dédiée à Charles Borromée, «afin que ce glorieux patron protège à tout jamais sa personne, sa famille, les fidèles de Monte-Carlo et toute la principauté». Giovanni Battista Pastore, orphelin depuis l’âge de 13 ans, est tailleur de pierres en Italie. Il arrive à Monaco pour participer au chantier.
Peu à peu, dans la cité-État de deux kilomètres carrés, l’immobilier tourne telle une aspirine dans un dé à coudre d’eau, et le ciel devient la seule limite.
En 1926, Giovanni Battista Pastore est désormais Jean-Baptiste Pastor, entrepreneur en travaux publics. Il est rejoint par son fils Gildo, qui n’a que son certificat d’études en poche.
L’affaire familiale fructifie: à la construction immobilière –des résidences de luxe, pour la plupart– s’ajoute la location d’appartements. Gildo Pastor a trois enfants: Victor, Michel et Hélène. À sa mort en 1990, il leur laisse un patrimoine estimé à lui seul entre vingt et trente milliards d’euros. «Par la force des choses, ma mère a eu un héritage», raconte la fille d’Hélène Pastor, Sylvia «Sissy» Ratkowski, devant la cour d’Aix-en-Provence.
«C’est une femme seule. Elle n’a que ses enfants»
«Elle était maman, et elle a dû tout arrêter pour s’y consacrer. Mon frère et moi-même avons dû abandonner ce que nous faisions pour l’aider», poursuit Sylvia. Son frère Gildo et elle sont alors administrateurs de biens aux côtés de leur mère. Ils travaillent ensemble, déjeunent ensemble, prennent toutes les décisions ensemble. «Dans le bureau, les décisions se faisaient à trois. Trois points de vue.»
Claude Pallanca, père de Gildo et ex-mari d’Hélène Pastor, explique à la barre: «Elle aimait beaucoup ses enfants. Elle adorait ses enfants.» Il ajoute: «Mais elle avait plus de relations avec Gildo. Elle disait que Gildo était un élément calmant pour elle.»
Car entre Sylvia et sa mère, les relations ont les tumultes des dynasties. L’ex-mari d’Hélène Pastor, qui était resté proche d’elle, rapporte: «Quand elle m’appelait, elle me disait: “Sylvia ne m’aime pas.” Je lui disais: “C’est faux, c’est totalement faux. Vous êtes deux femmes avec le même caractère.”»
Sylvia précise: «De maman, elle est devenue chef d’entreprise. Dans le Sud, les femmes doivent faire leurs preuves, et ma mère a dû se forger une carapace. Gildo avait un caractère plus doux. Moi, je tranchais. J’avais un caractère plus rigide. Et puis j’étais dans le réel. On se voyait. Si quelque chose ne me plaisait pas, je lui disais en face. C’est vrai que ça pouvait être houleux, mais... c’était ma mère.»
Claude Pallanca indique: «Quand Sissy a eu un cancer [en 2012, ndlr], elle a été touchée profondément. [Sa mère] allait avec moi la voir tous les jours.» Pour la première fois depuis le début de sa déposition devant les jurés, Sylvia éclaircit sa voix: «C’est une maman méditerranéenne, faut comprendre comment ça se passe. C’est une femme seule. Elle n’a que ses enfants. Elle n’a pas vraiment d’amis. Sa vie sociale, c’est avec nous. Quand elle voyage, c’est avec nous.» Elle ajoute, plus bas: «Après le travail, son seul point de ralliement, c’est le téléphone. Ça dérange de temps en temps, mais c’est pas si difficile à accepter.»
«Si tu meurs, je n’aurai rien»
Dans le box des accusés, le compagnon de Sylvia écoute attentivement les dépositions de chacun à la barre. Il s’appelle Wojciech Janowski. En garde à vue, quatre ans auparavant, le Polonais de 69 ans a parlé de «la maltraitance psychique sur [sa] femme par sa mère», allant jusqu’à sous-entendre qu’Hélène Pastor était à l’origine du cancer de Sylvia. Wojciech Janowski est accusé d’être le commanditaire du double assassinat.
Sylvia et lui se sont rencontrés à une soirée caritative. À la barre, Sylvia raconte: «J’avais demandé à mon oncle de me mettre à une table sympa. Je me suis retrouvée à une longue table de cousins, avec un homme que je ne connaissais pas, Monsieur Janowski. On m’a dit qu’il était polonais. Comme mon père était polonais, ça a été le point de départ de la conversation.»
«Combien de fois j’ai ramassé Sylvia à la petite cuillère...»
C’était le 21 juillet 1986. À l’époque, elle vit en Italie avec mari et enfant. Elle prend sa fille Olivia âgée de 3 ans sous le bras, demande le divorce et retourne vivre à Monaco. «Puis on ne s’est plus quitté.» «J’ai connu Sylvia le 21 juillet 1986, et il n’y avait pas un jour, vous imaginez le nombre de jours (30 ans multipliés par 365 jours), combien de fois j’ai ramassé Sylvia à la petite cuillère...», a dit Wojciech Janowski aux enquêteurs.
Les policiers lui demandent quand lui est venue l’idée de supprimer sa belle-mère. «En regardant ma femme dans la souffrance, qu’elle a vécu en permanence. Il n’y a pas de date fixe. Cette idée grandissait en moi en voyant chaque soir ma femme détruite à l’intérieur de soi.»
Après avoir avoué à la brigade criminelle de Nice, il s’est rétracté en arguant qu’il n’avait pas compris le sens du mot «commanditer». Lors de ses aveux, il a précisé n’avoir «jamais ressenti aucune haine ou sensation forte mauvaise contre Hélène. Pour moi, la mère de Sylvia était quelqu’un de très malade psychiquement. Sa maladie provoquait d’énormes sautes d’humeur. Elle prenait des médicaments forts, elle n’avait pas le choix, c’était pour sa dépression. Au point que seule, elle ne sortait pas de la maison.» Il avait ajouté: «Je me dévoile entièrement devant vous. Je répondrai à toutes les questions que vous vous posez.»
L’avocat général rappelle à Sylvia qu’un jour, son compagnon Wojciech –ils ne sont pas mariés– lui a dit: «Si tu meurs, je n’aurai rien.» À la barre, elle reconnaît: «Je n’aurai rien… Je l’ai interprété comme: “toi, la femme que j’aime.” Si je mourrais…»
«Quel filou! Quel gangster! Quel bandit!»
Les choses ne sont pas si simples. Il y a ceux qui voulait l'argent d'Hélène Pastor, et celui qui voulait sa mort pour avoir encore plus d’argent, indiquent les rapports de police.
À sa plus vieille amie qui l’appelait toutes les semaines au téléphone, peu de temps avant de mourir, Hélène Pastor s’est exclamée, à propos de Wojciech Janowski: «Quel filou! Quel gangster! Quel bandit!» Elle sait que son gendre n’est pas celui qu’il prétend être, qu’il n’a jamais été diplômé de l’Université de Cambridge, qu’il donne des cours de finances alors qu’il n’y connaît rien, que ses entreprises sont bidons.
Dans les années 1990, Hélène Pastor a embauché un détective privé pour mener son enquête sur Janowski. Sa fille Sylvia, furieuse, lui a demandé d’arrêter. Là où la riche héritière monégasque savait que la solitude est parfois plus réconfortante que d’être entourée pour de mauvaises raisons, Sylvia avait décidé que l’amour supposait de s’abandonner sans suspicion.
Elle n’a pas vu que Janowski, chargé des comptes du couple, lui faisait payer les études américaines d’Olivia le double de ce qu’elles coûtaient en réalité, qu’il majorait les factures du couple, qu’elle finançait entièrement sa société de brevets nanotechnologiques Firmus.
Sylvia se souvient juste d’une parole un peu étrange, que Wojciech Janowski lui a dite un soir au moment de se coucher, peu de temps après la mort de sa mère: «Enfin, on va être heureux.» Elle avait cru qu’il parlait du départ prochain de leur deuxième fille pour une université californienne, qu’ils allaient pouvoir passer plus de temps ensemble.
Quand l’avocat de son frère Gildo lui demande si elle croit Janowski coupable des faits qui lui sont reprochés, le timbre de sa voix se perd entre colère rentrée et désarroi: «J’ai perdu ma mère et l’homme de ma vie. [...] C’est tellement violent. J’aimerais que la cour me donne cette réponse.»
Claude Pallanca rappelait plus tôt à la cour cette phrase de son ex-femme Hélène, après l’AVC de leur fils Gildo en janvier 2014: «Je n’aime plus l’Église. L’Église ne m’aime pas.» Son frère, Michel Pastor, décédait début février. Du haut de son rocher, Hélène Pastor comprenait que sa seule présence sur Terre ne suffit pas à se faire aimer.
«Le cœur avait souffert. Il avait un aspect noirâtre»
Le 6 mai 2014, Helène Pastor monte dans sa Lancia Voyager noire immatriculée à Monaco. Sa chienne Belle –«comme dans Belle et Sébastien», précise Sylvia à la barre– grimpe sur son siège réservé, à l’arrière de la voiture. Mohamed Darwich, qui fut d’abord son cuisinier, puis son majordome, est devenu au fil des treize années passées à son service son homme de confiance. Depuis que Gildo est à l’hôpital l’Archet de Nice, Mohamed Darwich est aussi son chauffeur. Tous les jours, en fin d’après-midi, la mère rend visite à son fils.
Ce jour de printemps, alors qu’elle quitte l’hôpital, elle croise un homme en fauteuil roulant, victime lui aussi d’un AVC. Elle cherche une parole réconfortante, peut-être autant pour elle que pour lui: «Gardez espoir. La médecine a fait beaucoup de progrès depuis toutes ces années.» Mohamed Darwich lui fait signe qu’il faut partir. Il est presque dix-neuf heures dix. Ils ne reverront pas Monaco.
À peine ont-ils quitté le parking qu’un homme surgit côté passager et tire à plusieurs reprises au fusil de chasse derrière la vitre. Elle a eu «très mal au cou, au visage et à la poitrine», puis a vu Mohamed Darwich saigner du ventre.
Une policière inspecte la scène du crime, le 6 mai 2014 à Nice | Valéry Hache / AFP
«C’est très rare de ne pas voir ce genre de victimes arriver à la morgue, dira plus tard la professeure de médecine légale chargée de l’autopsie à la cour d’assises. Si ces lésions avaient eu lieu dans l’arrière-pays, il est possible qu’ils n’aient pas survécu du tout.»
Du fait de leur proximité avec l’hôpital universitaire, les deux victimes seront immédiatement prises en charge par les services d’urgence et de réanimation. Mais les dégâts sont trop importants pour les sauver. Mohamed Darwich décède des suites de ses blessures quatre jours plus tard, le 10 mai, et Hélène Pastor le 21 –«des petits plombs ayant atteint la région du coeur», est-il précisé dans les documents de la procédure.
«Le cœur avait souffert. Il avait un aspect noirâtre», dit la professeure de médecine légale. Quand un avocat des parties civiles lui pose la question des souffrances ressenties par les victimes, elle répond: «Il est difficile d’évaluer la souffrance d’une personne sur une échelle de un à dix. Mais nous pouvons, nous avons les moyens de les prendre en charge.» Elle complète: «Pour ce qui est de la souffrance physique.»
Gildo Pallanca-Pastor a fait le voyage depuis New York, où il habite désormais, pour assister aux cinq semaines de procès. Malgré la fluidité de son discours, sa démarche et le fil de sa pensée laissent entrevoir les séquelles de son accident vasculaire. Il dit: «Je suis venu pour savoir la vérité. En quatre ans, vous savez, je n’ai vu que des salles de gym.» Les larmes coulent sur ses joues. Il ajoute, comme pour parler de la raison de sa présence ici: «J’ai passé tellement de temps loin du bureau. Il fallait que je sois un homme, et là… j’étais plus du tout un homme.»
Chaque soir après l’audience, Gildo et Sylvia repartent dans leur voiture immatriculée à Monaco. Chacun de son côté, sans se parler.