«Macron, Mai 68 et moi», tel était le programme des festivités concoctées par Philippe Lemoine, qui publie le 3 mai Une Révolution sans les Français?.
Ça donne déjà une idée du débat, ce lundi 23 avril, devant un parterre sage et plutôt âgé (mais, moi-même né avant Mai 68, qui suis-je pour juger?), au Théâtre du Rond-Point, où l’on s’en souvient, tant de justes combats contre la haine furent menés lorsque le Parti socialiste existait encore.
Assez d’actes, des paroles!
Bien rythmée, la soirée alterne tables rondes et intermèdes plus ou moins réussis. Du très bon, avec la Compagnie Hip Tap project; du génial, avec Olivier-Martin Salvan revisitant «J’ai encore rêvé d’elle» dans une langue improvisée et incompréhensible; et du lourdingue, L’1consolable tentant en vain de faire reprendre en chœur au public le –so old– 49.3 –«Un dernier mot pour dire que j’ai avec moi quelques albums». Valls, c’était son CICE à lui.
D’un besogneux Tribunal des générations futures, organisé par Usbek et Rica, on retient vaguement que «les étudiants en ont marre d’écrire des slogans sur les murs tandis que les policiers écrivent leur nom dans la rue avec leur sang». Je verse aussitôt une larme sur la flamme de l’étudiant inconnu.
Le thème du débat est le plus souvent ignoré. Certains pourtant jouent le jeu de la comparaison. Sébastien Barles, porte-parole de Marseille en commun, tente un parallèle incertain entre les larmes sourdes d’Emma Gonzalez, porte-parole des lycéennes et lycéens tués à Parkland, et la colère de l’ouvrière des usines Wonder, retrouvée dans Reprise.
Patrick Viveret, philosophe et essayiste altermondialiste, retient au crédit d’Emmanuel Macron… l’âge et la profession de sa femme, qui lui rappellent le suicide de Gabrielle Russier. «La transgression, hélas, s’arrête là.»
Oh, Manu, tu descends (de ton piédestal)?
Car l’idée est bien d’opposer le rêve soixante-huitard et la grisaille des «plus anciennes et plus ringardes recettes libérales qu’on voit resurgir» avec Macron, comme le regrette Véronique Descaq, secrétaire générale adjointe de la CFDT. Philippe Lemoine se souvient de «Mai 68 comme si c’était hier», et a l’impression que Macron, ça fait «une éternité déjà».
Un macroniste est là, venu prendre aimablement quelques coups. Jean-Marc Borello, délégué général d’En Marche!, parle de «s’attaquer aux rentiers de situation», répétant qu’il y a eu deux élections, que les Français ont choisi, bref, que Macron n’est pas un usurpateur sorti de nulle part, et demande à être «jugé sur les résultats». Il est peu applaudi.
Cette soirée printanière est douce. On tape gentiment sur Macron, mais ça manque de conviction. Véronique Descaq trouve une formule-choc, paraphrasant intelligemment Louis XIV: «L’intérêt général, c’est lui!» Ça plaît au public, qui se met à applaudir chaque intervention, ça lui fait un rôle dans ce débat où on ne lui donne pas la parole –mais il se consolera avec un buffet.
Je pense à ma mère qui, année après année, m'explique que:
«- De toute façon, ils nous prennent tout!
- Mais quoi, précisément?
- Mais tout! Tout!»
Je note –ça me fera bien voir par les féministes– que Philippe Lemoine nomme Jean-Marc Borello et Philippe Frémeaux mais se contentera des prénoms de Véronique et Corinne. COUCOU LE PATRIARCAT.
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Twitter et Pernault, la France qu’on kiffe
Il y a parfois des grands moments de n’importe quoi. Rokhaya Diallo évoque Twitter où elle est «trollée», parle de Twitter et de hashtags sur Twitter, et encore un peu de Twitter. Soulignant la force du discours d’Emma Gonzalez, après la tuerie de Parkland, suivi de plusieurs minutes d’un silence poignant, elle constate, admirative, qu’après, «tout le monde voulait la suivre; elle a eu des centaines de milliers de followers sur Twitter». Trop la chance, Emma!
Frédéric Gilli, co-directeur de l’agence Grand Public, commente des vidéos réalisées par l’agence Grand Public, où des Français parlent «en respectabilité et en responsabilité», nous rappelant qu’«on fait partie de cette humanité qui se construit» et qu’on devrait «beaucoup plus souvent donner et entendre la parole dans ces conditions-là», ce que l’agence Grand Public fait très bien, d'ailleurs. Dans le public, deux ou trois personnes s’en vont.
Corinne Ducrey, fondatrice du festival Chemin faisant, rappelle qu’on a «une télé d’État», où l’on parle des «meilleurs cuisiniers». Et si cette télé s’intéressait «à la France qui crée? À la France qui innove? Ce serait un moment de fierté générale». Euh, mais c’est pas le journal de Jean-Pierre Pernaut qu’elle est en train d’inventer?
Blague à part, j'aime beaucoup qu'elle parle de télé d'État.
Brusquement, six personnes quittent la rangée où je suis assis. Je me sens anxieusement les aisselles.
En direct de l’Ehpad du Rond-Point
L’affiche est somptueuse, avec son lot de soixante-huitards –privilège d’une génération d’être devenue un nom commun, imagine-t-on des soixante-sixards (moi) ou des quatre-vingt-onzardes (ma première fille?), dont on sait qu’ils se raréfient?
Éclair de lucidité de Philippe Frémeaux, 68 ans cette année, rédacteur en chef d’Alternatives économiques: «En même temps, imagine un peu que tu te retrouves en 68 et qu’un vieux te demande de réfléchir à ce qui se passait cinquante ans avant.» Mais oui: 1918. «On est des dinosaures.» Mais non, Philippe, juste des anciens combattants. Et de poursuivre: «Le soixante-huitard que je reste a un peu de mal avec notre jeune président.» On ne sait ce qui fait le plus mal, du président ou de la jeunesse.
Guest star, Mai 68 à lui tout seul, Daniel Cohn-Bendit, Dany, est annoncé. Mais ne viendra pas. Dépités, une quinzaine de participants s’en vont. Explications délicates de Philippe Lemoine: «Il est retenu en Allemagne, pas par la police cette fois-ci, mais par une méchante gastro.» Entre deux parties de scrabble à l’Ehpad du Rond-Point, on n’hésite pas à parler de ses petits problèmes de transit.
21h58, un scoop: le monde ne sait pas où il va
De l’intervention d’Edgar Morin, 97 ans, on retiendra une vague histoire de métamorphose, où l’on comprend que l’homme n’est pas une chenille programmée pour devenir un papillon: ta vie t’appartient, mon gars –le tout formulé en un peu plus classe, mais en gros, c’est ça.
Il se tient parfois un peu éloigné du micro, du coup, on comprend pourquoi il est président de l'Association pour la pensée complexe: «Donc, si vous voulez… pourquoi?», lance-t-il, observant que «les deux sont profondément liés», pour affirmer aussitôt que «cette respiration va se retrouver, etc.» Reste cette interrogation: «Et quels sont les … qui correspondent à cette aspiration?» La réponse est évidente, qui «confusément exprime tout ceci». Les coupables sont tout trouvés: il s’agit bien sûr de «ces puissances financières qui contrôlent la pensée de plusieurs ministres et dans nos cerveaux». Certains ministres auraient donc un cerveau incontrôlable? Le mystère reste entier. Tout cela hélas est «strictement économistique», énonce le sage, qui sait que «le monde ne sait pas où il va», avant de s’exclamer: «Donc, je pense que, moi, bien entendu.» La conclusion s’impose, qui viendra d’Héraclite: «prenons le parti d’Éros contre Thanatos!»
Applaudissements nourris. Bel effort pour ce public, qui n’a plus l’âge d’une standing ovation.
Palmarès des citations
Le public, attentif, aura noté quelques «en même temps» dans les diverses interventions, spontanés ou, très rarement, ironiques. Le débat a eu son inévitable «point Guépard», le fameux «il faut que tout change pour que rien ne change», servant désormais aussi bien à commenter une élection que le process de transformation d’un service comptabilité dans une usine de machines à laver.
D’autres penseurs célèbres ont été cités, bref un débat de très bon niveau.
Macron («en même temps»): 8 points
Edgar Morin (par Edgar Morin): 5 points
Hannah Arendt: 3 points
Freud: 1 point
Héraclite: 1 point
Lampedusa: 1 point
Cette soirée Macron, Mai 68 et moi aura surtout montré à quel point il est difficile de penser 2018 avec les idées qui avaient cours en 1968, sinon pour nourrir une approche nostalgique et conservatrice.
Philippe Frémeaux a bien résumé la situation: celui qui avait vécu les tranchées jugeait sans doute pitoyables les barricades de Saint-Germain-des-Prés. Et l’on imagine que papy Macron aura des mots très durs sur les jeunes de Mai 2068.