À défaut d’avoir réussi leur révolution prolétarienne, les étudiants de Mai 68 les plus politisés ont continué de militer en usine, dans le syndicalisme ou dans les organisations d’extrême gauche, tandis que les plus libertaires tentaient de vivre leurs utopies en «décrétant l’état de bonheur permanent».
Dans le même temps, une bonne partie d’entre eux a eu des enfants. Comment la génération qui écrivait sur les murs «quiconque n'est pas moi est un agent de répression à mon égard» ou «il est interdit d’interdire» a-t-elle assumé son rôle de parent?
Narcissime de la génération de Mai 68
Pas toujours très bien, si l’on en croit plusieurs témoignages de la deuxième génération devenue adulte. En 2001, dans Maos, trotskos, dodo, Jean-Christophe Buisson –né en 1968– dénonçait les reniements multiples et décomplexés des soixante-huitards, tandis que François Taillandier se montrait lui aussi, avec Les Parents lâcheurs, féroce envers cette génération «qui avait tout reçu et a joyeusement privé les générations suivantes de ce qui lui avait été donné». Sept ans plus tard, la sociologue Bernadette Bawin-Legros peignait une Génération désenchantée.
«Leurs enfants ont parfois dû endosser le rôle d’adulte auprès de parents irresponsables, quitte à passer pour des rabat-joie, des “Déjà-vieux”.»
Dès 1999, la jeune journaliste Agathe Fourgnaud écrivait un livre au vitriol, La Confusion des rôles: les Toujours-jeunes et les Déjà-vieux, dans lequel elle s’attaquait au narcissisme de la génération des baby boomers soixante-huitards, celle de ses parents.
Interrogée par Slate vingt ans plus tard, elle n’est pas moins sévère: «En brisant ses chaînes, la jeunesse de 68 a laissé un désert, un vide existentiel derrière elle, dénonce-t-elle. Leurs enfants ont parfois dû endosser le rôle d’adulte auprès de parents irresponsables, quitte à passer pour des rabat-joie, des “Déjà-vieux”.»
Livrés à eux-mêmes, en manque de repères, beaucoup ont ensuite éprouvé des difficultés à construire leur propre couple. Si elle reconnaît l’importance des conquêtes de 68, de la libération sexuelle à l’émancipation des femmes, elle reproche aux soixante-huitards leur culture du non-dit: «Pour eux, il est politiquement incorrect de parler des échecs, de dire que cela ne se passe pas toujours bien, que les mères divorcées souffrent de leur solitude ou qu’un enfant peine parfois à trouver sa place dans une famille recomposée.»
La révolution d’abord, les enfants après
Au-delà des rancœurs entre générations –la première moquant le conformisme et l’apolitisme de la seconde qui, elle, reproche à la première son égoïsme, son refus de céder le pouvoir et la trahison de ses idéaux de jeunesse, il y a les trajectoires individuelles des enfants des révolutionnaires purs et durs des «années 68» –en gros, de 1968 à 1974.
La réalisatrice Virginie Linhart en a fait, voilà dix ans, un documentaire fascinant: 68, mes parents et moi –récemment rediffusé sur LCP. Elle est née en 1966, l’année où son père Robert Linhart, normalien brillant et charismatique, créait l’organisation maoïste UJC (ml) (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes). Deux ans plus tard, il partait travailler à la chaîne chez Citroën comme «établi», du nom de ces intellectuels qui devenaient OS à l’usine pour «réveiller» la conscience des ouvriers. Il publiera en 1978 le récit de cette expérience, L’établi, avant de sombrer en 1981 dans un long mutisme, après une tentative de suicide.
Dans son film, Virginie Linhart raconte la façon dont elle a, petite, vécu cette période fiévreuse, sûre, dit-elle, d’avoir été aimée, mais aussi d'être toujours passée pour ses parents –et notament pour ce père très admiré auquel elle a consacré un livre– après la politique.
Lorsque sa mère rompt avec lui en 1972 et passe du maoïsme au Mouvement de libération des femmes (MLF), sa vie dans une maison ouverte à tous où le chaos est permanent et les soirées où elle attend, angoissée, le retour d’une mère dont le féminisme radical l’effraie constituent, dit-elle, les pires souvenirs de son enfance.
Défilé parisien du 1er mai 1968 | Jacques Marie / AFP
Son documentaire donne la parole à une dizaine d’autres enfants de leaders gauchistes ou libertaires, dont beaucoup ont reçu la même blessure qu’elle: «ne pas être pas la priorité de ses parents», comme le formule avec pudeur et amertume Nathalie Krivine, fille d’Alain Krivine. Des parents cultivés et intelligents, mais courant de réunions en AG après le travail, et donc très absents –d'où les sentiments mêlés de fierté et de rancoeur, parfois de rébellion, qui traversent les témoignages.
Drôles ou poignants, les entretiens alternent avec des images d’archives, mêlant petite et grande histoire et illustrant souvent avec ironie les contradictions parentales: se soucier de ses notes en classe est «petit-bourgeois», mais il est hors de question de ne pas être le meilleur. Lamiel Barret-Kriegel, fille de Philipe Barret et de Blandine Kriegel, évoque l’heure de grammaire quotidienne que son père lui a, de ses 5 ans à ses 12 ans, «offerte comme un cadeau».
Provocations sexuelles, dépression et aveuglement
Chez d’autres, sont bannis de la maison tous les symboles de la bourgeoisie et du patriarcat, des films de Claude Sautet aux poupées Barbie. L’une des filles du communiste André Senik, professeur de philosophie en 1968, raconte que son père, qui a cessé de militer depuis longtemps, l’emmène en 1977 passer l’entretien d’admission à la très prestigieuse et coûteuse École alsacienne. Mais lorsqu’elle est acceptée, il lui glisse à l’oreille: «Souviens-toi, ma fille, que ce sont nos ennemis de classe!» Sa sœur évoque quant à elle ses souvenirs ambivalents d’enfant de moins de 10 ans vivant en communauté, à la fois flattée d’être traitée comme une grande par les adultes, et perturbée d’assister en direct à leur provocante liberté sexuelle.
Pour une autre, avoir été le témoin à 7 ou 8 ans de la sexualité de ses proches est un traumatisme qui a laissé des traces durables dans sa vie. Le choc que le tout jeune Mao Peninou a ressenti en entendant les amies féministes de sa mère parler ouvertement d’émasculation l’a, dit-il, «empêché de dormir pendant des nuits» et a impacté sa propre vie sexuelle.
Présents tout le temps sans parvenir à se faire une place, ces enfants assistent notamment à la dépression de leurs parents après l’échec de la révolution. Eux aussi en souffrent. La plupart en sortent vaccinés contre le militantisme, voire parfois contre la politique, qui fut leur rivale omniprésente.
Le fils de Roland Castro parle de «dégoût» et Nicolas Trotignon de «méfiance» après avoir été témoin de l’aveuglement, face au régime maoïste, de ses si brillants parents Roland Trotignon et Annette Wieviorka –qui l’ont embarqué deux ans dans la Chine de Mao, quand il avait 3 ans.
Stigmate de la marginalité
Fille de soixante-huitards elle aussi, la sociologue Julie Pagis s’est intéressée aux rejetons de 68 à travers une approche universitaire plus distanciée. Son livre Mai 68: un pavé dans leur histoire, publié en 2014, est issu de sa thèse de doctorat et le fruit d’une vaste enquête, non sur les stars du mouvement, mais sur les soixante-huitards «ordinaires», les encartés comme les inorganisés.
«L’enjeu de ma thèse était de déconstruire la génération 68 en ne me limitant pas aux leaders et aux Parisiens, nous explique-t-elle. 50% de mes enquêtés étaient étudiants en 68, les autres étaient salariés. Certains sont issus du monde rural et passés par la jeunesse agricole catholique. Le gauchisme politique et le gauchisme culturel sont tous deux représentés dans mon panel.»
Au départ, elle voulait surtout tordre le coup à l'idée d'une génération 68 renégate, devenue libérale-libertaire et opportuniste. Car elle-même assume pleinement son héritage. Née en 1980 –donc bien après Mai 68, elle dédie même son livre à ses parents néoruraux.
«À l’école du village, mon frère et moi, on se faisait traiter d’enfants de hippies, de drogués, qui puaient la chèvre et apportaient les poux.»
Elle admet pourtant que cela n’a pas toujours été facile. Son père, communiste, s’était politisé lors de sa coopération au Nicaragua; sa mère se sentait plutôt situationniste. Ingénieurs agronomes à Marseille, ils ont acheté en 1974 une ferme au pied du mont Ventoux, où ils habitent toujours.
«Ils y ont élevé des chèvres pendant vingt-cinq ans. À l’école du village, mon frère et moi, on se faisait traiter d’enfants de hippies, de drogués, qui puaient la chèvre et apportaient les poux.» Ses parents ont fait de grands efforts pour se faire accepter des paysans locaux, longtemps en vain –d’autant que la plupart des autres familles de néoruraux installées dans la région sont rapidement reparties.
«Ma mère, une grande utopique, s’est présentée aux municipales peu après leur installation. Elle est tombée de haut quand elle a constaté que son nom était le plus rayé de la liste.» Cette mère toujours habillée et coiffée «n’importe comment» lui faisait d’ailleurs un peu honte quand elle venait la chercher dans les soirées de collège, reconnait-elle.
«Ma revanche a été d’être toujours la première à l’école. L’excellence scolaire m’a permis de retourner le stigmate de la marginalité.» Première donc, jusqu’à l'École normale supérieure de la rue d’Ulm en biologie, filière qu’elle quittera rapidement pour se réorienter vers la sociologie et faire de 68 son terrain d’étude privilégié.
Vivier des écoles alternatives
Pour son enquête, Julie Pagis a travaillé à partir des registres d’élèves de deux écoles primaires publiques «expérimentales», réputées pour avoir accueilli des générations entières d’enfants de soixante-huitards dans les années 1970 et 1980: l’école Vitruve dans le XXe arrondissement de Paris, fondée en 1962, et l’école ouverte Ange Guépin de Nantes, créée en 1973. Toutes deux se réclament plus ou moins de la pédagogie Freinet. De nombreuses étudiantes et étudiants passés par l’université de Vincennes dans les années 1970 ont scolarisé leurs enfants à l’école Vitruve –souvent, d'ailleurs, après les avoir mis à la crèche de l’université.
La sociologue a ainsi constitué un panel de 170 familles, dont l'un des deux parents au moins a participé à Mai 68, et dont les enfants sont nés entre 1965 et 1980. À l’issue de questionnaires et d’entretiens menés entre 2005 et 2010, elle a dressé une série de profils très diversifiés, mais avec quelques constantes.
«Le choix d’une école primaire alternative était directement lié à l'engagement des parents, explique-t-elle. Puisque la révolution n’était pas advenue, ils ont importé leur militantisme dans la sphère de la famille et de l’école, qui étaient pour eux les deux principales institutions de reproduction des inégalités de l’ordre bourgeois.»
L’idéologie soixante-huitarde remettait en cause le couple, le mariage, l’héritage matériel comme culturel et toute forme de domination. Pour changer le quotidien, il fallait donc prendre le problème à la racine, c’est-à-dire dès l’enfance. Elle souligne que la moitié des enfants de son panel appelle leurs parents par leur prénom –elle-même l’a toujours fait, sa propre fille aussi. Ce qui, pour elle, n'est pas anecdotique: les termes d’adresse «Papa» et «Maman» renvoient à une notion de «domination, de chantage affectif et de division sexuée des rôles». Sur un plan symbolique, il s’agissait également de ne faire peser aucune attente sur sa progéniture, pour ne surtout pas perpétuer la reproduction sociale.
Contradiction interne fondamentale
Oui, mais que transmettre à ses enfants quand on est opposé à tout héritage et à toute autorité? «Ils ont mis en place des pratiques éducatives contre-culturelles plus ou moins radicales, basées sur l’autonomisation et la responsabilisation précoces des enfants, allant jusqu’à leur prise en charge collective dans certaines communautés.» Parfois jusqu’à la caricature: elle cite le cas d’une femme dont les prénoms de ses jumeaux ont été décidés en AG par sa communauté!
Les sources d’inspiration vont des kibboutzim israéliens à des pédagogues comme Ivan Illich, Anton Makarenko, en passant par l’école libre de Summerhill.
«Ces enfants ont été confrontés à un conflit de normes, avec l’injonction de trouver leur place dans une société qu’ils ont appris à détester ou, a minima, à laquelle ils ont appris à ne pas adhérer.»
Après l’école alternative –pas de notes, priorité au débat, aux projets, aux ateliers..., presque tous les enquêtés de Julie Pagis se sont retrouvés dans le système secondaire classique. Une transition très délicate, voire douloureuse –sans parler des lacunes scolaires parfois considérables.
«Ces enfants ont été confrontés à un conflit de normes, avec l’injonction de trouver leur place dans une société qu’ils ont appris à détester ou, a minima, à laquelle ils ont appris à ne pas adhérer.» Face à cette contradiction interne fondamentale, la majorité a longtemps éprouvé un sentiment de décalage, ce qu’elle appelle une «dyssocialisation», et 41% des personnes interrogées disent en avoir souffert.
«Celles et ceux qui ont vécu cette tension de la façon la plus aigüe avaient des parents qui ont vraiment investi la famille comme terrain politique ou contre-culturel.» Celles et ceux dont les parents militaient à l’extérieur sans remettre en cause les bases familiales ont, logiquement, éprouvé moins de difficultés à atterrir.
À ces conflits intérieurs s’ajoutaient les contradictions des parents, partagés entre la volonté de «laisser les enfants libres» et celle de leur inculquer, parfois avec intransigeance, des valeurs anti-bourgeoises. Tout dépendait évidemment du degré de leur dogmatisme, ou au contraire de leur permissivité, mais aussi de la date de naissance. Les enfants nés en 68 risquaient davantage d’essuyer les plâtres et de servir de «cobaye utopique» que ceux nés après 1974, quand les militants ont commencé à se stabiliser.
Quatre postures principales
À partir de son panel et malgré la variété des destins, Julie Pagis a défini quatre postures principales des enfants de soixante-huitards: le rejet de l'héritage; le refus au contraire de s’en détacher; la «schizophrénie» sociale; la posture réflexive. «Ces postures ne sont pas étanches, je suis moi-même passée par trois d’entre elles!», ajoute-t-elle.
Elle explique les cas de rejet catégorique, minoritaires selon elle, par le sentiment de déclassement, fortement accru en cas d'échec scolaire. L’explosion des divorces parmi les soixante-huitards –60% de ses enquêtés, contre moins de 15% en moyenne dans la population française du début des années 1970– et donc la proportion importante d'enfants élevés par des mères isolées a également pu contribuer au sentiment de déclassement. «Ils ont souffert de leur différence et ont ensuite recherché la stabilité sociale.»
Le témoignage de Sarah, élevée par sa mère peintre, est éloquent: elle a «tenté d'effacer le stigmate de l’école Vitruve pour tendre, avec toute la force d’un enfant de 10 ans, vers la plus grande normalité imaginable». Elle s’est mariée à l’église –au grand désespoir de son père– et a scolarisé ses enfants dans le privé, «en ne les prenant surtout pas pour des adultes».
Celles et ceux qui en revanche ont adoré leur école alternative et leur éducation contre-culturelle et ont mal vécu le retour à la «normalité» n’ont pas cherché à s’adapter à la société –jugeant que c’était elle qui était inadaptée à leurs aspirations– mais «ont tenté de modifier leur environnement ou de trouver des niches où ils puissent exprimer leur héritage». On les retrouve beaucoup dans les milieux artistiques et chez les intermittents du spectacle.
Naviguant d’un pôle à l’autre, la catégorie dite des «schizophrènes» a choisi, pour s’en sortir, de cloisonner métier, activités et réseaux amicaux –comme cette jeune comptable bien intégrée à son entreprise qui, le soir, va chanter dans une chorale militante.
Quant aux adeptes de la posture réflexive, ils ont fait de leur héritage un objet d’étude professionnel –comme Julie Pagis– et se sont orientés massivement vers l’enseignement, la recherche, le journalisme ou la politique. S’ils sont parvenus plus facilement que les autres à trouver leur place, ils restent, explique la sociologue, «bien partout et nulle part, toujours inquiets».
Héritage politique pas forcément militant
Presque tous ses sujets d'étude se sont classés plus ou moins à gauche lors des entretiens, mais 80% n’ont jamais milité. Pas toujours par individualisme ou dépolitisation, assure Julie Pagis, mais faute de trouver «une offre politique qui leur convienne» et «parce que le militantisme est aujourd’hui dévalorisé». Quant aux 20% d’héritiers militants, après s’être fait les dents lors des mouvements lycéens de 1986, ils ont adhéré soit aux mouvements d’extrême-gauche (LCR, Attac, le syndicat Sud…), soit à des groupes anarchistes moins organisés.
«Ces années d’enquête ont malmené ma vision enchantée du monde social, au bénéfice du goût parfois amer de la lucidité», reconnaissait Julie Pagis en 2014, dans la conclusion de son ouvrage. Elle a depuis poursuivi ses travaux sur le sujet, en participant à la grande enquête Changer le monde, Changer sa vie qu'Actes Sud vient de publier, mais laisse à d’autres le soin de se pencher sur la troisième génération, celle des petits-enfants des soixante-huitards. Certains sont d'ailleurs peut-être parmi ceux qui essaient actuellement de rejouer Mai 68.