«Tout le monde veut sentir la puissance de sa vie, se sentir exister.» Ces mots sont ceux de Nadir B.*, 30 ans. Un premier élément de réponse à cette question douloureuse: pourquoi tant de jeunes Françaises et Français basculent-ils dans l'extrémisme, jusqu’à rejoindre l’organisation État islamique?
Aujourd’hui, près de 2.600 jeunes en France sont pris en charge et 800 familles accompagnées à travers le réseau des cellules préfectorales de prévention et d’accompagnement des familles (CPPAF), créées dans chaque département. Près de 19.745 personnes sont comptabilisées dans le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), dont 75% d’hommes, 20% de femmes et 5% de mineures et mineurs.
Comme Radouane Lakdim, auteur des attentats de Trèbes et de Carcassonne (Aude) au printemps 2018, ils représentent une menace particulièrement difficile à surveiller, le passage à l'acte étant parfois très rapide. Seulement 11.000 d'entre eux sont pris en compte par les services.
Une entrée dans la violence multifactorielle
Nadir B. connaît bien cette dérive, car il a lui-même été happé à l’adolescence par l’idéologie salafiste. Sorti de ce qu’il considère aujourd’hui comme une secte, il témoigne régulièrement de son histoire lors des colloques de la Fondation de la Maison des sciences humaines (FMSH) et travaille avec Amélie Chelly (EHESS-CNRS) sur «les processus d’entrée et de sortie de la violence» –autrement dit sur la déradicalisation ou ce que le gouvernement appelle désormais «le désengagement».
Son regard sur ce phénomène de radicalisation, qu’il préfère évoquer comme «une entrée dans la violence», est aiguisé. Son terrain d’observation se trouve à Créteil (Val-de-Marne), où il vit depuis toujours.
Alors que le gouvernement vient d’annoncer son plan «Prévention et protection» pour lutter contre la radicalisation, et à l'image de Nadir B., les citoyennes et citoyens, la recherche et les organisations militantes se mobilisent.
Environ quatre-vingt-dix associations et structures de prise en charge et d’accompagnement partenaires des préfectures appuient les 25.000 agents de l’État des collectivités territoriales et des travailleurs sociaux formés sur la radicalisation. Le gouvernement mise sur eux pour prendre en charge et accompagner les personnes radicalisées, qu’elles reviennent d’Irak et de Syrie ou non. Et pour coordonner tout cela, les préfets, chefs de file de la prévention de la radicalisation dans leur département, travaillent avec les directeurs et directrices générales des agences régionales de santé.
Pour réinsérer ces enfants de la République qui ont basculé dans l’idéologie extrémiste, il faut entre autres comprendre ce qui les a menés là. Au cœur du nouveau plan de l’État, soixante mesures concernent l’éducation, internet ou la vie locale.
Comprendre le phénomène, c’est ce à quoi Nadir B. s’emploie désormais, fort de son expérience personnelle. Le salafisme est –en théorie– une idéologie ennemie du djihadisme, mais certaines et certains de ses adeptes basculent tout de même vers l’organisation État islamique. «J’ai fait un travail de sociologie à distance, sur ce que j’ai vécu entre 17 et 20 ans», explique-t-il. Trois années dont il a su tirer des enseignements.
À cette période, Nadir est abordé par des salafistes. «Déjà au début des années 2000, des enregistrements de prêches de moudjahidines tournaient dans la cité des Sablières, à Créteil. Puis des salafistes ont voulu prendre le contrôle de la mosquée aux “darons”», explique-t-il.
Comme dans bien d’autres endroits, ces salafistes, partisans d’un islam particulièrement rigoriste importé d’Arabie saoudite, prêchaient «un discours de sécession avec la République» –des propos de repli sur la communauté partagés par le meilleur ennemi des salafistes, les djihadistes. Mais contrairement à l’idéologie mortifère du djihad, le salafisme se présente comme pacificateur et «n'appelle pas aux armes».
Pour expliquer un parcours, Nadir B. évoque de multiples facteurs: le contexte général de paupérisation, de conflit identitaire, d’effritement du cadre familial et l’absentéisme scolaire, qui font des jeunes des proies pour certains recruteurs salafistes.
«Ils vous disent qu’il faut respecter les parents, mais un respect minimal, parce qu’ils disent également que les parents sont dans une voie fausse, un islam faux», poursuit-t-il. Ce discours peut plaire à des adolescentes et adolescents en confrontation avec des parents maghrébins à l’islam traditionnel modéré.
Originaires du Maroc et de l’île Maurice, les parents de Nadir ont réprouvé sa nouvelle vie. «C’est ce qui m’est arrivé. Avec le recul, je pense que j’étais dans une phase de dépression.» Il se met alors à porter le qamis, une longue tunique propre à la branche salafiste de l’islam, et se rend régulièrement à la mosquée, aux abords de laquelle les recruteurs affluent.
La recherche d'un cadre fort
Pour Nadir B., la famille est au cœur de ce processus d’entrée dans la violence. «Quand on observe les trajectoires de nombreux djihadistes, on constate que le père est absent.» Si le processus de radicalisation est multifactoriel, cette absence paternelle et le délitement des liens familiaux reviennent souvent dans les récits de personnes revenues d’Irak et de Syrie.
«Et même quand le père est présent, à un moment de sa vie, le fils entre en confrontation avec lui. Il s’agit d’une bataille symbolique, au centre de laquelle il y a l’amour de la mère», poursuit le sociologue. Une confrontation œdipienne particulièrement violente. «Vers 16-17 ans, un sentiment de haine m’a envahi, se souvient-t-il. J’étais en confrontation avec mon père en perte d’autorité, je me sentais dévirilisé, et puis je n’allais quasiment plus au lycée.»
«Chez les femmes, cette quête de cadre va se transformer en recherche d’un homme protecteur, d’un tuteur. Chez les hommes, ce sera la quête d’une autorité; beaucoup ont d’ailleurs pensé à l’armée.»
L’absence du père et la recherche d’un cadre fort à l’adolescence sont des caractéristiques récurrentes repérées par les associations Sauvegarde 93 et Artemis sur le terrain. Leurs équipes travaillent à la prise en charge des personnes signalées pour radicalisation. «Chez les femmes, cette quête de cadre va se transformer en recherche d’un homme protecteur, d’un tuteur. Chez les hommes, ce sera la quête d’une autorité; beaucoup ont d’ailleurs pensé à l’armée», explique la directrice d’Artemis, Katia Mebtouche.
Dans ce combat intérieur, «la frontière entre délinquance et radicalisation est mince. Lorsque l’on est en sécession avec la République, sa famille, l’école, la loi, on recherche un cadre à tout prix», analyse Nadir B.
La frontière entre salafisme et djihadisme s’avère elle aussi tout aussi ténue: «Certains, déçus par le salafisme, peuvent basculer vers le djihadisme». Un basculement accéléré par la présence «de mini-cellules de recruteurs pour le djihad infiltrés au sein du vivier salafiste, et qui ciblent les plus vulnérables».
À 20 ans, Nadir se remet en question après la découverte d’Être musulman européen de Tariq Ramadan, publié en 1998. Cette lecture salvatrice le mène vers d’autres lectures qui l’apaisent. Depuis, la réflexion est au cœur de sa vie. «J’ai sacralisé les études», affirme-t-il.
Les liens tortueux entre salafisme et djihadisme, Katia Mebtouche les connaît bien. Depuis mai 2016, l’association prend en charge des jeunes de 14 à 23 ans ayant fait l'objet d'un signalement –souvent par l’entourage familial– pour radicalisation sur tout le territoire national.
La grande majorité sont des converties et convertis –des conversions pour la plupart mal accompagnées. «Ils vont chercher à être plus pratiquants que les autres. Beaucoup sont attirés par le salafisme et se mettent ensuite à consulter des sites en lien avec l’organisation État islamique.»
Ses équipes, des binômes psychologue - éducateur ou éducatrice spécialisée, constatent également «une rupture générationnelle dans les mosquées, entre les imams de la première génération et les jeunes en quête identitaire». Afin de lutter contre cet islam rigoriste, Artemis travaille sur la formation des cadres religieux, notamment au numérique.
Des trajectoires brisées
Ces parcours, Zohra Harrach N’Diaye, directrice de services au sein de Sauvegarde 93, peut en témoigner. Cette juriste et anthropologue du droit travaille depuis 2015 en Seine-Saint-Denis avec une équipe de psychologues, d’éducateurs et éducatrices spécialisées et d’assistantes et assistants sociaux, chargée par la préfecture de la prévention et de la prise en charge de personnes signalées pour radicalisation ou revenues d’Irak et de Syrie.
Parmi les 170 personnes prises en charge, en comptant les familles, beaucoup sont des filles mineures. Certaines, aux vies très violentes, présentent une grande vulnérabilité. «Elles cherchent alors à trouver du réconfort, parfois dans les bras d’hommes.» Elle aussi constate que «les causes de la radicalisation sont multifactorielles, avec les mêmes facteurs de vulnérabilité».
Pour cette femme engagée, «il s’agit toujours de trajectoires d’humiliés, de personnes qui présentent des vulnérabilités massives et que personne n’a aidées. À tel point qu’elles deviennent des proies pour des extrémismes de tout genre: le grand banditisme, le trafic de drogue, la prostitution, la toxicomanie».
Elle fait le même constat dans les zones rurales du nord et de l’est de la France, où elle est également intervenue jusqu’à l’été 2017. «Quel que soit le territoire, toutes ces personnes présentent des comportements autodestructeurs», affirme-t-elle.
La directrice de Sauvegarde 93 a eu en face d’elle «une jeune fille signalée pour radicalisation qui s’est mise du jour au lendemain à porter le jilbab [habit long et ample avec un foulard intégré, ndlr]. Mais elle le porte un jour et le lendemain, elle est complètement ravagée. Et alors là, il n’y a plus de jilbab, il n’y a plus rien, et elle vous dit: “J’ai passé la nuit dans une chambre d’hôtel. Ils étaient sept, à cinq euros la passe”».
Pour Zohra Harrach N’Diaye, il est dès lors vital d’apporter un suivi psychologique à ces personnes perdues. «C’est presque une espèce de folie qui peut s’emparer de certaines ou de certains, avec un comportement aussi ambivalent. Alors, il faut lui dire: “Tu as 13 ans, tu as ce comportement-là, c’est terrible, mais voilà ce qui peut l’expliquer”. Lui dire: “Tu n’es pas une saleté, ni un déchet”. Vraiment, il faut mettre des mots là-dessus, car quelqu’un qui se vit comme un déchet va descendre très bas pour confirmer qu’il est un déchet à ses propres yeux. Et ce n’est pas en portant un jilbab que l’on s’absout.»
Zohra Harrach N’Diaye évoque alors la possibilité que ces jeunes femmes soient dans la répétition d’un trauma vécu précédemment. Des blessures enfouies que personne n’a su prendre en charge.
«Dans les quartiers, certaines jeunes femmes ont comme on dit “tourné”, elles ont cette réputation. Alors lorsque certains viennent leur promettre l’expiation, la pureté, la purification, elles veulent y croire.»
Cette question des abus sexuels chez les femmes radicalisées, la réalisatrice Marion Stalens l’a également constatée. Dans son documentaire, Revenantes, diffusé en janvier dernier sur France 2, elle filme plusieurs jeunes femmes revenues de daech, avec pour objectif de comprendre comment elles ont pu adhérer à l'idéologie djihadiste et ce qui les a poussées à s'en sortir.
Lors de ses recherches, notamment à la prison de Fleury-Mérogis, elle a découvert cet aspect: «Ces femmes sont souvent en colère contre l’instrumentalisation de leur corps dans notre société. L’un des points communs, peu raconté et qui éclaire cette colère, c’est qu’elles viennent souvent de familles très conflictuelles. L’immense majorité de celles qui sont incarcérées ont été victimes d’abus sexuels dans l’enfance ou la jeunesse. Pour l’instant, j’ai le sentiment que cette dimension n’a pas encore été réellement prise en charge, d’autant plus que les enquêtes sur les femmes ont surtout été menées par des hommes».
Ces parcours meurtris poussent certaines femmes à envisager le djihad. Pour Zohra Harrach N’Diaye, la raison en est simple: «La question de l’atteinte au corps revient beaucoup chez les filles. Des gamines qui, à 16 ans, tournent dans des chambres d'hôtel, c’est terrible. Elles peuvent revivre le même mécanisme en zone de conflit, avec des types qui parlent de Dieu, mais les réduisent à néant. Dans les quartiers, certaines jeunes femmes ont comme on dit “tourné”, elles ont cette réputation. Alors lorsque certains viennent leur promettre l’expiation, la pureté, la purification, elles veulent y croire».
S’absoudre, se purifier, retrouver une dignité blessée, devenir des héroïnes et des héros aux yeux de Dieu: des messages au cœur de la propagande de l’organisation État islamique. Beaucoup de femmes ont rejoint l’organisation terroriste en quête d’un mariage «sacré et éternel», ce qu’elles considéraient ne pas pouvoir trouver dans notre société.
Pour la sociologue Amélie Chelly, spécialiste des islams idéologiques, il existe «un hiatus: le martèlement de l’image d’un bonheur à deux n’est plus compatible avec la société de consommation». Ces femmes en quête de stabilité recherchent alors «à sacraliser la volonté d’Allah», analyse la chercheuse, avant d’ajouter que, pour elles, «ce qui va faire du mariage une institution sacrée n’est pas l’amour, mais la reproduction, et de là, le fait de construire l’oumma [la communauté des croyants] par le ventre».
Quand le réel n’a plus de sens, ces personnes perdues cherchent l’au-delà. «Le sacré est peut-être convoqué comme une sorte de médicament ultime, tant ce qui est vécu est intolérable», lance la directrice de Sauvegarde 93. Dans la propagande de daech, cette dimension spirituelle s’opère par le djihad: les femmes l’accomplissent par la reproduction, les hommes par le sacrifice de leur vie au combat. Dans les deux cas, l'organisation État islamique leur promet de racheter leur passé à travers l’obéissance à Dieu.
Un sentiment d'exclusion
Et puis il y a la fascination pour les armes. Les femmes sont attirées par l’image du guerrier armé, un symbole de virilité, comme l’évoque Nadir B. Elles y voient l’image du protecteur, elles qui ont bien souvent eu des pères absents.
La documentariste Marion Stalens a été frappée par le discours d’une Belge revenue de Syrie. Laura Passoni disait «se sentir enfin quelqu’un» lorsqu’elle portait une arme pour se défendre. Cette recherche de puissance, de dignité vient souvent combler des blessures et un sentiment d’humiliation, voire un sentiment d’être considérées comme des corps étrangers à la nation française.
«Posons-nous la question: pourquoi les contrôles d’identité ne touchent que certaines personnes, par exemple?, lance la directrice de Sauvegarde 93. Beaucoup de ces jeunes ne se vivent pas comme possédant les attributs positifs de la nationalité française, de la citoyenneté. Il faut mettre des mots sur les maux de nos enfants, car qu’on le veuille ou non, ce sont des enfants de la République.»
Le contrôle au faciès n’est qu’un exemple des discriminations vécues par les enfants d’immigrés. Ce sentiment d’exclusion est récupéré par les discours salafistes. «Ils se basent sur un discours de sécession avec la République, souligne Nadir B. Au cœur de ce discours, il y a l’idée que l'on empêche les musulmans de participer au débat collectif. Alors si l’on ne veut pas de nous, autant se désengager de la nation.» La propagande de Daech s’est également nourrie de ce sentiment d’exclusion.
Le paradoxe tient au fait que ces jeunes ne rompent pas les liens avec la France en partant. «Un homme revenu de zone de guerre nous a dit un jour: “Je ne me suis jamais senti plus Français que là-bas”. Ils n’ont pas coupé avec la République. Le plus dramatique, c’est qu’ils se vivent Français là-bas, alors qu’ici, non», explique Zohra Harrach N’Diaye.
Un constat partagé par la directrice de l’association Artemis, Katia Mebtouche, pour qui «il est important de travailler sur l’islam comme culture et de mener un travail sur l’interculturalité dans les écoles pour échanger sur les questions d’islamophobie, car beaucoup de jeunes se sentent humiliés et non reconnus».
Pour Zohra Harrach N’Diaye, «c’est ici et maintenant que ça se joue». Elle s’interroge sur les raisons qui ont fait de la France le plus gros pourvoyeur de djihadistes en zone irako-syrienne de tous les pays européens. «Envisageons de manière sereine et collective le fait que l’état de notre société française peut produire ce type de trajectoires. Une fois ce travail fait, nous trouverons les solutions. Il s’agit d’un travail et d’une responsabilité collectifs», affirme la juriste.
Selon le ministère de l’Intérieur, il restait encore au début 2018 1.200 Françaises et Français en zone irako-syrienne, dont 500 enfants; près de 320 personnes en sont revenues depuis 2011.
La France semble peu à peu prendre le chemin du Danemark, qui fait figure de modèle en matière de réinsertion, en associant une justice forte à un système de tutorat et de sensibilisation impliquant la police, les employeurs, les psychologues, les médecins...
La réinsertion à la danoise a fait ses preuves: selon un article du journal belge De Standaard, la ville d'Aarhus, touchée par de nombreux départs en 2012, n’a vu aucune de ses habitantes ou habitants rejoindre l’organisation État islamique depuis 2014.
Le dialogue, la prise en charge judiciaire, psychologique et scolaire ainsi que la réinsertion professionnelle s’avèrent primordiales pour endiguer les départs comme pour limiter les risques d’attentats et le maintien dans la radicalisation de celles et ceux qui reviennent.
Une prévention cruciale
«Pour espérer sortir de la radicalisation, il faut d’abord déconstruire tous les mécanismes qui ont conduit à celle-ci et cela ne se fait pas de manière instantanée», affirme Zohra Harrach N’Diaye, dont l’équipe «mise beaucoup sur la rescolarisation des mineures et mineurs».
Le travail de prévention que mène l’association, une fois mandatée par le préfet, passe par des protocoles très serrés. «Nous travaillons conjointement avec les parents et l’école afin que les jeunes signent un acte de présence à la vie scolaire matin et soir, que les parents les déposent et viennent les chercher. Elles et ils veulent parfois fuguer, mais il ne faut pas pour autant les emprisonner. Nous faisons le pari que le retour à un cadre normal permettra de les arrimer à une vie adolescente», explique la directrice, pour qui chaque situation est différente.
L’association mise également sur la prévention: un projet est mené durant une année scolaire avec des classes de seconde. Il s’agit d'éviter que le processus de radicalisation ne s’enclenche chez les jeunes.
Illustration par Connie Noble
Artemis mène elle aussi des ateliers de prévention dans les collèges et dans les lycées, qui passe notamment par l’éducation aux médias, pour défaire «le complotisme et réveiller l’esprit critique des élèves».
Avec près de soixante-dix-sept personnes prises en charge depuis 2015, l’association s’efforce de réaliser un travail de construction d’un projet et d’un discours alternatifs. «Beaucoup d’ados sont à la recherche d’un cadre ou d’une cause juste, d’une identité», explique sa directrice. Pour elle, «c’est à la jeunesse de recréer ses propres codes, et il faut que nous proposions un discours alternatif qui n’émane pas de l’État pour pouvoir atteindre ces jeunes».
Certaines et certains ont trouvé un service civique ou repris les études supérieures. «Le défi de la prise en charge montrera la faculté de résilience de notre société», affirme-t-elle. Artemis organise des hackathons sur l'engagement citoyen, afin de trouver des solutions qui émanent de la société civile.
La prévention s’avère cruciale, car selon la directrice de Sauvegarde 93, «la baisse des signalements ne raconte rien de la réalité du terrain, ni de la vivacité du phénomène. Les inquiétudes demeurent, et la tête de Deach repoussera ailleurs».
Malgré les défaites en Irak et en Syrie, la propagande fonctionne toujours. Katia Mebtouche, directrice d’Artemis, évoque le cas de jeunes qui souhaitent se rendre dans d’autres pays, notamment en Égypte. Elle explique qu'une mineure prise en charge par l’association avait «reçu 2.000 euros sur son compte, venus de nulle part».
Dans cette guerre d’influence, les femmes sont ciblées autant que les hommes. Wassim Nasr, journaliste à France 24 et auteur d'État islamique, le fait accompli, observe: «Désormais, le groupe appelle les femmes à commettre des attentats sur le sol européen. Ils ont même diffusé une vidéo montrant des femmes au combat en Syrie, ce qui est totalement contraire à leur idéologie, en arguant qu’il s’agit de combats défensifs et que dans ce cas-là, les femmes peuvent se battre. Je pense toutefois que la logistique ne suivra pas».
Pour la sociologue Amélie Chelly, les femmes radicalisées sont actuellement appelées sur les réseaux sociaux à la taqiya, l’art de la dissimulation –ce qui en fait des menaces d’autant plus difficiles à surveiller.
Dans ce contexte, le retour des femmes devient aussi problématique que celui des hommes. Eux sont systématiquement pris en charge par la justice à leur retour; les femmes ne le sont que depuis l'arrestation de trois d’entre elles, qui avaient déposé une bonbonne de gaz dans une voiture piégée près de l’église Notre-Dame de Paris, en septembre 2016.
Selon le Comité interministériel de la prévention de la délinquance, «les femmes, longtemps reléguées au second plan et cantonnées au rôle de mères nourricières des futurs moudjahidines, ont pris une part de plus en plus active dans les attaques djihadistes».
Le regard des autorités a changé: les femmes sont passés d’un statut de «victimes» –un biais de genre dénoncé par le journaliste David Thomson– à celui de menaces. Désormais, comme les hommes, toutes sont judiciarisées, incarcérées ou placées sous contrôle judiciaire.
Sport et dialogue interreligieux
Comment faire, une fois posé le diagnostic, une fois identifiées les personnes et les risques, pour déradicaliser? «Nous ne partons pas du principe que nous avons une expertise ou une méthodologie. Nous nous fondons sur ce que l’on appelle l’inversion de l’expertise: ce sont elles et eux qui ont l’expertise, basée sur leur propre expérience de la radicalisation. Tout ce qui va se mettre en place pour amorcer une sortie de ce processus leur appartient», explique la directrice de Sauvegarde 93.
Une écoute attentive menée par l’équipe pluridisciplinaire, constituée de sa directrice, juriste et anthropologue du droit, d’une assistante sociale, d’un psychologue, d’un éducateur spécialisé et d’un sociologue chercheur. Toutes et tous travaillent au cas par cas. «Nous ne misons pas sur une pseudo-expertise de la radicalisation. Nous ne nous envisageons pas comme des expertes et experts qui reçoivent dans leur bureau avec des consultations classiques. Nous faisons un travail de proximité, un travail de rue. Nos psychologues, par exemple, se déplacent en visite à domicile, à l’extérieur. Il faut s’intéresser aux personnes.»
L’association reçoit des personnes mises en examen, détenues, en liberté ou sous contrôle judiciaire, qu'elles soient revenues de zone ou signalées mais jamais parties. Sortir de la violence prend du temps. Selon Zohra Harrach N’Diaye, «il est important aussi, pour ne pas se leurrer, que toute personne intervenant dans ces situations-là prenne conscience que la rechute fait partie de la prise en charge».
Elle nuance: «Il ne faut pas faire preuve de fausse naïveté. Celles et ceux qui ont des dossiers d’instruction peuvent vouloir faire bonne figure en montrant qu’elles et ils engagent un travail avec nous. Nous travaillons avec cet angle mort. Nos psychologues ont l'expérience pour s’en rendre compte».
«Mon professeur de boxe a déradicalisé des jeunes sans s’en rendre compte, lui qui est fervent catholique. Il devrait même recevoir des fonds de l’État pour le travail qu’il fait.»
La psychologie n’apportera pas toutes les réponses. Pour Nadir B., le sport peut servir d'exutoire et répondre à un besoin de sacré: «Dans les banlieues, les sports de combat permettent de canaliser la violence et la haine. Celles et ceux qui ont trouvé cela s’en sortent».
Lui-même pratique aujourd’hui la boxe. «Mon professeur de boxe a déradicalisé des jeunes sans s’en rendre compte, lui qui est fervent catholique. Il devrait même recevoir des fonds de l’État pour le travail qu’il fait, plaisante-t-il. Je connais au moins trois jeunes qui sans lui seraient partis en Syrie. Je pense que les prêtres ont un rôle à jouer pour sortir des jeunes de cette violence, parce que leur voix pourra être audible: ce sont des croyants.»
Katia Mebtouche évoque l’association Coexister comme d'«un modèle qui mise sur le dialogue interreligieux et interculturel». Tous ces acteurs ont en commun de chercher à comprendre, prévenir et accompagner, afin de mettre des mots sur ce mal qui emporte tant de jeunes et de trouver les solutions d’une sortie de la violence et de la haine.
Quand elle a initié son film en 2017, la réalisatrice Marion Stalens tenait à montrer qu’il était possible de s’en sortir. Un message qu’elle nous adresse à tous, en Europe: «Il ne sert à rien d’être alarmiste. Bien sûr, il y a des menaces, mais il faut envisager qu’il est possible d’en revenir».
*Le prénom a été changé