Bouleversés. Alors que la France vit, ce jeudi 22 mars 2018, au rythme de la grève générale lancée par les cheminots, 700 personnes assistent dans un amphithéâtre de l’université de Grenoble à un colloque saisissant sur la maladie d’Alzheimer. «Vivre avec Alzheimer», un programme simple a priori mais un regard révolutionnaire apporté par des témoins venus du Canada et de Belgique pour raconter leurs expériences et faire la démonstration qu'il est possible de mieux vivre en étant malade.
Épaule contre épaule, Xavier et Blandine Prévost se soutiennent. Ce sont eux qui sont à l’origine de cette incroyable journée, eux qui ont décidé de faire de cette maladie leur combat, pour vivre dignement. «En changeant le regard des gens, j’ai l’espoir d’être jusqu’au bout une personne.» Blandine a 44 ans. Perchée sur ses talons en cuir bordeaux, gestes toniques et décidés, depuis la scène, elle adresse des clins d’œil complices à ses proches et à ses amis dans la salle. Son engagement ne doit rien au hasard. Elle a été diagnostiquée à 36 ans d’une aphasie primaire, une maladie liée à celle d’Alzheimer. Désemparée face à un futur sombre, qui lui imposait, compte tenu de son jeune âge, d’avoir à choisir un jour entre l’hôpital psychiatrique et l’Ehpad, elle a décidé avec son mari Xavier de créer le lieu dans lequel elle pouvait s’imaginer vivre.
Illustrations de Fleur Moreau
«On a cherché partout dans le monde des lieux alternatifs. Nous sommes tombés sur la maison Carpe Diem, au Québec. C’était tout ce dont on rêvait. On a tout de suite contacté Nicole Poirier, la directrice. Elle nous a invités et nous avons décidé d’implanter le projet en France.» AMA Diem, leur association, était née. «Aime le jour, avec et malgré la maladie!» tel est leur slogan. Et ce jour-là, à Grenoble, Nicole Poirier fait le show.
À LIRE AUSSI La maladie d'Alzheimer est-elle un grand leurre?
Se mettre dans la peau des malades
Veste et pantalon noirs, chemise blanche, la Québécoise arrive sur scène, sans un mot. Elle commence à agiter ses mains en silence, une sorte de langage des signes que personne ne comprend. Stupéfaction, malaise. La quinquagénaire s’énerve, tape du pied, répète son geste devant une salle toujours aussi interdite. Elle abandonne et lance une musique qui résonne dans tout l’amphithéâtre. Gilbert Montagné, Les Sunlights des tropiques à plein volume. «Viens danser…» Passé quelques secondes de stupéfaction, une personne du deuxième rang saute de sa chaise et frappe dans ses mains énergiquement. En l’espace d’une seconde, l’ensemble de la salle la suit, se lève et danse. Une énergie folle et étonnante pour un colloque sur la maladie d’Alzheimer mais qui va irriguer le fil de la journée d’émotions, de bienveillance et de joie. «Personne n’a compris ce que je voulais dire en langage des signes, vous voyez, reprend enfin Nicole Poirier avec un accent québecois prononcé après ce début musical. Vous avez pu observer que je m’énervais, même si je ne parlais pas. C’est désagréable, hein. Voilà ce que les personnes atteintes d’Alzheimer ressentent quand elles ne vous comprennent pas.»
Le ton est donné. L’empathie: voilà la ligne directrice préconisée par Carpe Diem et sa fondatrice. Se mettre dans la peau des malades, ce ne sont pas des paroles en l’air pour la Québécoise. «À Carpe Diem nous évitons de faire porter des protections aux personnes le plus longtemps possible. Pour faire comprendre nos raisons à d’autres professionnels de santé, j’ai moi-même essayé avec une copine d’uriner dans une protection. Après plusieurs bières, nous avions envie d’uriner mais nous n’y arrivions pas. Impensable de le faire consciemment. Une fois le blocage dépassé, on a pu se rendre compte à quel point c’était anxiogène et inconfortable, notamment pour s’asseoir.» À chaque situation, le personnel de Carpe Diem cherche à comprendre pourquoi la personne agit ainsi. Une fois la cause identifiée, tous réfléchissent à une solution qui la respectera.
«Les familles connaissent leurs proches bien mieux que n'importe quel personnel soignant.»
Cette pratique, Nicole Poirier ne l’a pas acquise à l’hôpital, mais des années plus tôt. Elle a 20 ans quand ses parents décident de vendre leur maison familiale de Trois-Rivières, une bâtisse de briques à la Desperate Housewives. Elle convainc son père de la lui louer pour transformer la maison en établissement d’accueil de personnes âgées. Sceptique, son père émet des doutes sur sa capacité à tenir une telle maison, compte tenu du chaos qui règne dans sa chambre et de son inaptitude à cuisiner, mais il finit par céder. La jeune femme accueille une dizaine de personnes. D’entrée de jeu, elle renverse le schéma classique des maisons de retraite. «Je n’ai pas hésité à leur demander de m’aider en cuisine, vu que je n’y connaissais rien. Je leur ai demandé de ramener leurs carnets de recettes. Elles me montraient comment faire et étaient contentes d’être utiles à la vie collective de la maison.» Faire contribuer ses hôtes, Nicole Poirier n’hésite pas, et parfois de manière rock’n’roll. La voici qui montre avec fierté quelques photos de l’époque. «Voilà une dame de 82 ans qui m’avait demandé de faire un tour sur ma moto rouge. Je l’ai emmenée sans casque. Ce n’était pas tant pour lui accorder ce droit au risque qui fait partie de la vie que pour lui faire plaisir.» Image suivante: une vieille dame de 92 ans, accroupie, une raclette de peintre dans une main et une bière dans l’autre, retapisse un mur. Carpe Diem.
L'ouverture de la maison aux personnes atteintes d'Alzheimer
Un jour arrive chez elle une personne atteinte d’Alzheimer. On l'a prévenue que ce sera plus difficile et que cette femme exigera une attention particulière. «Cela ne m’a pas fait peur, je l'ai traitée comme les autres», raconte l’intrépide, mais cette femme va au contraire la dérouter, et déclenchera son engagement dans l'accompagnement de la maladie d’Alzheimer. La nouvelle habitante a l’habitude de se lever la nuit. «Moi j’avais prévu de dormir la nuit!» s’exclame Nicole Poirier. Elle décide de dormir à côté d’elle et la retient par la main à chaque fois qu’elle souhaite se lever. «Là, j’ai senti que ce n'était pas bien.» C’était son premier contact avec la violence qu’induit le comportement d’une personne atteinte d’Alzheimer. Désemparée, elle appelle le médecin, qui lui prescrit un tranquillisant. «Mais ce médicament était identifié à l'époque comme responsable de la moitié des chutes chez les personnes âgées», révèle-t-elle. La femme chute à son tour et doit être hospitalisée. Elle ne pourra pas revenir au sein du foyer tenu par Nicole Poirier. Cet échec constitue une prise de conscience fondamentale pour la jeune femme, qui remet alors en cause son organisation, comme celle de toutes les institutions qui s’occupent des personnes atteintes d’Alzheimer.
Elle réunit alors les familles pour savoir ce qu’elles aimeraient pour leurs proches malades. Elles demandaient beaucoup plus de soins relationnels que médicaux. «Les familles sont d’une ressource incroyable. Elles connaissent leurs proches bien mieux que n’importe quel personnel soignant», réconforte la Québécoise. Après dix ans de demandes refusées par les administrations locales à cause de l’anormalité du projet, Nicole Poirier finit par réussir avec les familles à louer, en 1995, un ancien presbytère, toujours à Trois-Rivières. «La maison était parfaite! Il n’y avait pas de salle centrale, où les personnes sont habituellement regroupées et surveillées, mais il y avait plein de petites pièces dans lesquelles elles pouvaient se sentir plus autonomes. La cuisine est proche de la porte d’entrée, ce qui nous permet d’observer qui entre et part de la maison», explique la directrice. C’est là la vraie révolution Carpe Diem: les portes ouvertes, symbole de liberté pour les habitants. «Tu fugues quand tu ne te sens pas chez toi, si tu te sens enfermé, tu paniques et tu n’auras qu’une envie, c’est de partir. Les personnes de la maison y restent car elles s’y sentent plus en sécurité.» La maison Carpe Diem accueille aujourd’hui quinze personnes. Un projet d’agrandissement devrait lui permettre d'augmenter le nombre de ses occupants à une trentaine.
À Carpe Diem, l’autre révolution porte sur le décloisonnement opéré entre les rôles du personnel et leurs relations avec les personnes atteintes de maladies neuro-dégénératives. «Le personnel est très polyvalent et personnalise l'accompagnement de chaque personne. Nous mangeons et cuisinons tous ensemble. Et les habitants contribuent à leur tour aux tâches du personnel, comme le ménage par exemple.»
Confiance et indépendance
De manière générale, la question du ratio entre le nombre de personnel et de personnes accompagnées agace Nicole Poirier. «Notre ratio n’est pas si élevé que ça. En plus d’être variable, il n’est pas clé. C’est le système qu’il faut revoir, il faut repenser les organisations.» Selon elle, plus on prend en charge, moins le patient est autonome. «Même si l’on doublait l’effectif du personnel, cela n’enlèverait pas le problème: quand une personne malade “déambule”, on considère qu’elle pose problème, qu’elle marche trop, qu’elle gêne. Alors, on lui donne des médicaments qui lui font perdre son autonomie. Ce n’est pas normal.»
Illustrations de Fleur Moreau
Le chercheur belge en psychologie de la vieillesse Stéphane Adam va encore plus loin, sur la scène du colloque grenoblois: «Plus il y a de professionnels pour aider les personnes, moins bien elles se portent.» En pleine crise des Ehpad, une grande partie de l’audience se tend. Provocateur mais avenant, le Belge développe: «Plus on aide le patient, plus il devient dépendant. On agit comme si nous devions tout expliquer au patient, mais il faudrait davantage s’intéresser à ce qu’il faisait avant et à ce qu’il a à nous apprendre», réfléchit-il, en évoquant le souvenir d’une dame qui lui avait appris à tricoter. «C’est aussi en leur rappelant leur défaillance mémorielle que nous l’aggravons, car cela augmente leur anxiété et baisse leur confiance en eux, ce qui entraîne une baisse de performance.» Offrir des mots croisés pour entretenir la mémoire de nos anciens n'est donc pas la meilleure solution. «On fait consommer aux personnes beaucoup trop de psychotropes qui provoquent chez elles un ralentissement psychiatrique», répètent en coeur Stéphane Adam et Nicole Poirier. La directrice de Carpe Diem n'accepte pas de faire de la médication la réponse à la dépression ou à l'agressivité des personnes.
Pour elle, ces dérives comportementales sont liées et causées par l’organisation des maisons de retraite spécialisées: «Faut arrêter de tout mettre sur le dos de la maladie. Ils deviennent dépressifs car on fait tout à leur place, ils deviennent inutiles. Ils ont besoin de parler. Il faut briser le silence et aider les familles à le faire également.»
La Québecoise accorde aussi plus de confiance aux habitants. «Les habitants peuvent librement éplucher ou couper les légumes pour cuisiner. Les seules qui se sont coupé le doigt pour l’instant, ce sont des membres du personnel. Il faut réfléchir à ce qui a provoqué la colère: cela peut être le bruit, la fatigue… Il est primordial de comprendre. Comment je me suis adressée à elle? Pourquoi ne veut-elle pas manger, pourquoi elle veut pas sortir de son lit ou de sa chambre?» Ces questionnements sont la base du respect de la dignité humaine, selon Nicole Poirier. «L’approche Carpe Diem, ce n’est pas juste une méthode, des techniques à apprendre. Il faut réfléchir. C’est de la haute voltige!» Notamment devant les autres, les personnes malades sont d’autant plus sensibles à l’humiliation sociale qu’elles sont plus vulnérables. Le personnel coupe leur viande avant de les servir, pour ne pas le faire devant tout le monde. «Vous avez notre fierté entre vos mains, prenez-en soin!», clame Blandine Prévost, s’adressant solennellement au personnel de santé présent dans la salle. «Je suis une adulte, je ne suis pas une gamine. Si quelqu’un me demande “tu te souviens?” Et que je lui réponds oui pour lui faire plaisir, il est alors rassuré, mais moi je me retrouve toute seule. Je ne suis pas enfermée par la maladie, je suis enfermée par les peurs des autres.»
Des résultats encourageants
En 2016, après avoir étudié le concept Carpe Diem, Blandine et Xavier Prévost sont passés à l’action. Après avoir réuni les fonds et aides nécessaires, ils achètent deux maisons côte à côte, dans la campagne grenobloise, à Crolles. Un grand toit commun de tuiles orangées, logé entre les montagnes et les champs. Les maisons de Crolles appliquent le modèle de la maison Carpe Diem et accueillent chacune quinze personnes dont la maladie d’Alzheimer a été diagnostiquée avant leurs 65 ans.
«Je ne suis pas enfermée par la maladie, je suis enfermée par les peurs des autres.»
Les maisons de Crolles fonctionnent grâce à une trentaine de salariés, employés par la fondation OVE (Œuvre des villages d’enfants), l’organisme gestionnaire. Les contrats de travail respectent la convention collective des éducateurs spécialisés, car l’établissement est reconnu comme maison d’accueil spécialisée. «Ce cadre administratif demande un processus d’évaluation et des salaires différents que ceux d’un personnel aide-soignant», détaille Thierry Leleu, psychologue et membre du conseil d'administration d'AMA Diem. L’association a ouvert cet établissement mais s’attache également à rencontrer des familles concernées par la maladie et à créer une communauté d’entraide et d’information.
Les résultats sont encourageants. «Une des habitantes de la maison s’est remise à marcher et à s’alimenter de manière autonome après quelques mois à Crolles», raconte Thierry Leleu. Il a rencontré Blandine et Xavier à 18 ans alors qu'il faisait des études d’ingénieur à Lille. Après une reconversion dans la psychologie et quelques années d’exercice dans les Ehpad, le quadragénaire a quitté le milieu conventionnel, ne s’y retrouvant plus. «Les besoins de l’institution priment sur les besoins du patient. J’avais l’impression d’être un agent double.» Aujourd'hui, il intervient aux maisons de Crolles.
«Il y a des moments difficiles mais les moments magiques prennent le dessus», témoigne une employée des maisons. Une soirée barbecue est prévue ce soir là pour fêter la clôture de la journée. «Deux ans après l’ouverture, l'association AMA Diem reste fragile mais convaincue. L’objectif de ce colloque est de changer le regard sur la maladie, de trouver bizarre des choses auxquelles nous nous sommes trop habitués. Xavier Prévost insiste: Nous sommes militants, nous ne faisons pas tout ça que pour nous.»
Blandine Prévost reprend le micro: «Nous voulons continuer à construire ce lieu de vie avec les personnes de l’association pour que les personnes malades soient entourées, et non délaissées, pour que l’injonction de vivre ne soit pas seulement inscrite sur une charte et pour qu'enfin, un lieu puisse aider à préserver les relations familiales des malades.»
Mère de trois enfants, ancienne ingénieure électronique, Blandine préserve aussi sa personnalité, à l’humour piquant. Xavier, son mari, la compare à un lion en cage lorsqu’elle passe ses tests de mémoire. Elle prend le micro de ses mains et lance: «Vous avez vu il m’a comparée à un lion, pas à une souris!»
Blandine raconte: «Même si on est malade, on est toujours là. Il ne reste peut-être même que l’essentiel de nous-mêmes.» Quelques sanglots se font entendre dans la grande salle. Nicole Poirier réagit: «Moi, je suis convaincue qu’il reste l’essentiel. C’est pour cela que l’on se bat.»