Dans le très chic VIIIe arrondissement de Paris, le centre de diagnostic Ellasanté accueille des patients malades du syndrome d’Ehlers-Danlos (SED). Une vaste entrée quasiment vide, un long tapis gris qui court sur un parquet impeccable, une hôtesse d’accueil derrière un large comptoir d’un blanc immaculé. Le design est épuré, l’ambiance professionnelle: on se croirait dans les locaux d’une entreprise du CAC 40.
Au deuxième étage, bordée par un jardin à ciel ouvert, une salle d’attente accueille les patients. Des lattes de bois clair, des murs blancs, un mobilier sobre en tons de gris. Deux standardistes répondent aux coups de téléphone près de l’entrée. Une dame âgée, les cheveux courts et blancs, lit une par une les brochures disposées sur une table basse. Une femme aux cheveux sombres, vêtue d’un pull noir à paillettes, parcourt son dossier médical. De la musique pop-rock couvre à peine le ronronnement de la ventilation.
Le cabinet du professeur Claude Hamonet est situé au fond, derrière un recoin du couloir, comme un petit boudoir. La pièce est juste assez grande pour accueillir une armoire remplie de dossiers et de matériel médical, un bureau noyé sous la paperasse et une table d’examen. Malgré la blouse blanche accrochée au mur et les seringues posées sur un petit meuble métallique, la pièce blanche n’exhale pas l’odeur angoissante des hôpitaux ou des cabinets dentaires.
«On a enfin trouvé le bon», jubile une femme aux cheveux courts, aux larges lunettes à la monture noire, emmitouflée dans un pull décoré de strass. Debout, appuyée sur la table d’examen, elle échange avec sa fille un grand sourire empreint de soulagement. Elles viennent de rencontrer le Pr Claude Hamonet. Docteur en médecine et en anthropologie sociale, professeur émérite des universités, il est spécialiste du syndrome d’Ehlers-Danlos, une maladie héréditaire du tissu conjonctif qui peut se traduire notamment par des douleurs, une fatigue extrême, des troubles de la motricité ou encore une instabilité articulaire.
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Une longue incompréhension
Elisa Ducatteau a 17 ans. Une lycéenne au sourire d’ange, aux yeux sombres, un piercing sur la lèvre inférieure et un sweat bleu marine brodé d’un «New York» en lettres jaunes. Tout comme sa mère, Maria, elle n’a pas «l’air malade». Pourtant, elles sont toutes deux atteintes du syndrome d’Ehlers-Danlos (SED). «J’ai été diagnostiquée à 14 ans, raconte Elisa. Les premiers symptômes, je les ai eus à 10 mois.»
«La plupart des médecins banalisent les symptômes sous prétexte que tout le monde dort mal, tout le monde a des douleurs, tout le monde est fatigué»
Elisa a vécu ce qu’on appelle une errance diagnostique. Quatorze années à voguer de médecin en médecin, sans jamais déterminer la cause de son mal. Sa mère, diagnostiquée en même temps qu’elle, a erré plus longtemps encore. Face à une telle pathologie, le labyrinthe diagnostique serait presque un passage obligé. «Les symptômes du SED désarçonnent quiconque ne connaît pas cette maladie», explique Claude Hamonet. Les tons floraux de sa cravate rouge vif sur une chemise rose pâle donnent au professeur une apparence bienveillante. Mais lorsqu’on lui parle d’errance diagnostique, le docteur n’est pas tendre avec ses confrères: «La plupart des médecins banalisent les symptômes sous prétexte que tout le monde dort mal, tout le monde a des douleurs, tout le monde est fatigué». Un agacement sans doute causé par la déferlante de patients en détresse reçus dans son cabinet. Depuis plus de vingt ans qu’il diagnostique le SED, il a vu plusieurs milliers de malades victimes d’errances plus ou moins longues: «Pour le SED, la moyenne nationale, c’est 23 ans».
Le corps médical a longtemps laissé Elisa dans l’incompréhension. Elle en éprouve du ressentiment. «Le SED est censé être étudié en fac de médecine, en deuxième année…», hasarde-t-elle avant de demander confirmation au professeur. «Il y a trois lignes dessus dans le cours», répond Claude Hamonet.
Illustration: Connie Noble
La lycéenne et sa mère s’installent face au spécialiste. Ravies d’avoir trouvé un praticien qui les comprend, elles racontent leur parcours. «À l’école primaire, se souvient Elisa, je refusais qu’on me dise que mes symptômes étaient dans ma tête. Je me disais que je devais bien avoir un problème physique si je n’arrivais pas à faire les mêmes choses que les autres enfants. Mais à force de voir mes maux ramenés à des causes psychiatriques, j’ai fini par croire ce qu’on me disait: que j’étais réellement fainéante».
L’étiquette lui colle au front, renforcée par des symptômes difficilement compréhensibles. «Au collège, j’ai été harcelée par les professeurs et les élèves. Mes camarades me voyaient en bonne forme puis absente pendant trois semaines. Je revenais avec des béquilles et le lendemain, je ne les avais plus. Alors, forcément, ils ne comprenaient pas et croyaient que je faisais un caprice.»
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Présenter cinq critères sur neuf
Les symptômes du SED ne sont pas toujours évidents à comprendre et la maladie reste indétectable autrement que par un examen clinique. «Quand j’allais aux urgences, après une IRM et trois à cinq heures d’attente, les urgentistes venaient me dire “c’est dans la tête”, parce que rien n’apparaissait sur l’IRM», se rappelle Elisa. Le SED ne se voit ni par imagerie, ni par dosage sanguin, ni par séquençage génétique. «Cette maladie se détecte par un examen clinique du patient: il existe neuf signes caractéristiques, il suffit que le malade en présente cinq», explique le Pr Claude Hamonet.
D’autres signes complémentaires permettent de contribuer à l’identification du SED, parmi lesquels une élasticité de la peau excessive. Le professeur fait mine de tirer sur ses propres joues pour illustrer son propos. Elisa l’imite, elle attrape sa peau de part et d’autre de sa bouche, une main de chaque côté de la tête, et tire: la largeur de son visage double, comme dans un miroir déformant. Elle lâche, il revient à la normale. Elisa décoche un sourire amusé. «Je peux aussi mettre mon pied derrière la tête, depuis que je suis petite. Et sans faire aucun sport.» Le spécialiste met en garde: «La plupart des médecins sont focalisés sur ce symptôme de souplesse hors norme, mais ce n’est pas le trait le plus indicateur du SED. On peut avoir cette maladie sans être souple.» Le SED fait partie de ces pathologies qui s’expriment différemment en fonction du patient. La cause de ces symptômes uniques: un dysfonctionnement dans la proprioception, c’est-à-dire la perception du corps par le cerveau.
La méconnaissance de la maladie conduit souvent à la prescription de traitements inappropriés. «Les médecins ont recommandé à ma fille de faire de la danse quand elle était en primaire, pour se muscler et faire cesser les douleurs. Résultat, elle a accumulé les blessures», fulmine Maria. Elisa acquiesce vigoureusement, la main sous le menton, les doigts littéralement pliés à 180 degrés contre la paume, et le professeur explique: «Conseiller aux malades du SED de faire du sport est un contresens, parce que cela a tendance à augmenter leurs douleurs». Elisa troque son sourire serein pour une moue dépitée : « C’est dommage, j’adorerais faire de l’équitation. » Claude Hamonet la rassure: «L’équitation et le tir à l’arc font partie des rares sports qui peuvent être bénéfiques. En pratiquant sans forcer bien sûr». Le visage d’Elisa s’illumine.
Illustration: Connie Noble
«J’ai fini par être orientée en psychiatrie»
Les erreurs de diagnostic peuvent même créer des séquelles supplémentaires. «J’ai fini par être orientée en psychiatrie, révèle Elisa. Avant d’être diagnostiquée, j’ai vu un psychiatre pendant trois ans. Il m’a fait prendre des anti-psychotiques, notamment le Largactil [un antidépresseur, ndlr] et la Risperidone [un neuroleptique, ndlr].» Le professeur Claude Hamonet fronce les sourcils et explique l’erreur: «Le SED, c’est le cerveau qui ne sent pas le corps. Or, les médicaments psychiatriques ont pour but de déconnecter le cerveau du corps. Cela ne risque pas d’aider le patient atteint du SED.» Elisa confirme, le regard perdu dans ses souvenirs: «Le psychiatre m’avait dit que, grâce à ces médicaments, j’arriverais à être plus active. Il a dit que ça allait changer ma vie et que je serais une personne normale, entière. J’ai fini par arrêter toute seule de les prendre: dès que je les ai arrêtés, je me suis retrouvée».
Mais la psychiatrisation de la maladie d’Elisa va plus loin en 2012. «Le psychiatre a fini par proposer un internement en isolement total. J’avais 11 ans.» Sa mère refuse, le psychiatre insiste: «Il a dit que j’étais une mauvaise mère et que je mettais ma fille en danger». À l’évocation de cet épisode, Claude Hamonet s’indigne: «Les psychiatres font parfois interrompre la scolarité de leurs patients. C’est affreux, si l’enfant est déscolarisé, que va-t-il faire plus tard?»
«Avant d’être diagnostiquée Ehlers-Danlos, j’ai vu un urgentiste tous les deux mois pendant quatorze ans et une dizaine de médecins généralistes»
Depuis que son diagnostic a été établi, Elisa s’attelle à trouver des astuces pour contourner les épreuves imposées par la maladie. «Comme on sait que c’est bien somatique et non psychique, on s’écoute mieux, on sait ce qui provoque les douleurs.» Les exemples lui viennent en abondance. «Couper la viande avec un couteau a tendance à forcer sur la main inutilement, donc je ne le fais plus.» Et utiliser de temps en temps un fauteuil roulant lui permet de reposer son corps et de garder son esprit clair. Elle désigne du doigt ses cheveux noués en une queue de cheval: «Aujourd’hui, je savais que j’allais sortir donc dépenser beaucoup d’énergie. Par anticipation, je ne me suis pas coiffée ce matin, j’ai juste mis un chouchou, c’est beaucoup moins fatigant». Quelques efforts économisés pour éviter des douleurs dans le dos qui l’auraient clouée à la maison. Les personnes atteintes du SED évaluent en permanence leur niveau d’énergie.
Le SED est catégorisé comme maladie rare. Mais cette pathologie touche des familles entières. Chez les Ducatteau, la mère et trois des cinq enfants en sont atteints. Claude Hamonet confirme: «Le SED est héréditaire, et peut avoir des formes asymptomatiques. C’est une maladie largement sous-diagnostiquée». D’après les ministères de l’Éducation et de la Santé, l'incidence du SED est évaluée à un cas pour 5.000 à 10.000 naissances. Le Pr Claude Hamonet estime que plusieurs centaines de milliers de personnes en France sont atteintes. «Le SED est une maladie orpheline, oui, mais pas rare», conclut le spécialiste. Une méprise qu’il attribue à une méconnaissance de la maladie par les médecins et à un recours trop systématique à des tests biochimiques ou génétiques plutôt qu’à un examen clinique.
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Elisa compte sur ses doigts: «Avant d’être diagnostiquée Ehlers-Danlos, j’ai vu un urgentiste tous les deux mois pendant quatorze ans et une dizaine de médecins généralistes». Trouver un médecin compréhensif et au fait de la maladie représente une délivrance qu’elle et sa mère expriment avec enthousiasme, même s’il n’existe pas de moyen pour guérir du SED. Leur visite dans le centre de diagnostic du Pr Hamonet leur aura au moins permis de trouver une oreille compréhensive.